« Je suis tellement inculte en cinéma »
Dans l’allée centrale, les rails sont en place, la caméra fait le point sur des étudiants attablés. Une silhouette féminine élancée, cintrée dans un perfecto de cuir noir, longe discrètement la scène. De sa haute taille, Ariane Mézard, soucieuse, observe ce brouhaha. Les élèves tapent du poing sur la table avec leurs couverts en scandant, hilares : « Marguerite au séminaire ! Marguerite au séminaire ! » Quelque chose inquiète Ariane. Les figurants ne semblent pas au complet. Pire, ils intervertissent leurs places d’une prise à l’autre. Une angoisse la submerge. « C’est n’importe quoi, ça ne sera jamais raccord », pense-t-elle. D’un geste mécanique, elle hérisse ses cheveux en brosse. « On court à la catastrophe ! » Soudain, elle comprend : il s’agit de simples répétitions. Des mois plus tard, elle en rit encore : « Il fallait que j’accepte de lâcher le contrôle. Pour une fois, mon rôle n’était pas d’être la cheffe d’orchestre ! »
À 51 ans, Ariane Mézard est l’une des rares Françaises à être chercheuse en mathématiques pures. Pointure en géométrie arithmétique, un domaine particulièrement théorique, la mathématicienne est reconnue dans le monde entier depuis qu’elle a mis au point avec un confrère la conjecture Breuil-Mézard, devenue incontournable. Ariane Mézard enseigne à l’École normale supérieure (ENS) – Paris Sciences et Lettres. Connu du grand public pour ses filières littéraires, l’établissement prestigieux forme aussi les mathématiciens qui travailleront dans l’enseignement et la recherche, et décrocheront peut-être un jour une médaille Fields ou Poincaré, sauf s’ils sont happés par les sirènes de la finance, l’industrie ou l’informatique.
« Les maths, c’est une histoire de famille, mon père m’a donné le virus, mon mari est physicien, mes deux fils font des sciences. Toute ma vie tourne autour du besoin un peu fou d’expliquer le monde qui nous entoure dans toutes ses dimensions », sourit la passionnée dans son bureau avec vue sur Paris. Elle vient de visionner une version montée du film Le Théorème de Marguerite, tourné dans les murs de l’ENS en mai 2022. « Si on m’avait dit qu’un jour je verrais mon nom au générique, je n’y aurais pas cru, reconnaît celle qui a accepté d’être créditée comme conseillère mathématique. Le monde du cinéma me paraissait à des années-lumière de mon quotidien et je suis tellement inculte en la matière… »
« Tu plombes l’ambiance »
À l’automne 2017, Normal Sup’ est en ébullition. Aucune candidate féminine n’a été reçue au concours d’entrée en maths, alors qu’elles sont en général trois ou quatre. La nouvelle promotion de trente-cinq élèves est entièrement masculine. Constat d’échec pour Ariane Mézard, qui se sent impuissante. Elle a beau participer à des actions de sensibilisation dans les collèges et les lycées, elle a plutôt « l’impression d’être un ovni venu d’une autre planète ». Son auditoire reste « totalement indifférent ». Et le vivier de filles en filières scientifiques dramatiquement réduit.
C’est alors que la chercheuse reçoit un e-mail. Une certaine Anna Novion souhaite la rencontrer. La réalisatrice de 43 ans écrit un film sur une étudiante en mathématiques, Marguerite, qui étudierait à l’ENS. Elle imagine un personnage timide et réservé, isolé dans ses bouquins, qui déciderait de quitter le cursus.
Malgré ses réserves, Ariane accepte une rencontre, cela pourrait être l’occasion de parler de la place des femmes dans les maths.
Ariane est à la fois agréablement surprise et sceptique, l’intrigue lui paraît peu réaliste. Rares sont les normaliens à quitter « l’École ». « C’est notre hantise. En tant que professeurs, nous prenons garde à ce que les élèves ne se “blessent” pas, à ce qu’ils s’épanouissent dans la matière de leur choix. Ils ont réussi un concours très sélectif, leurs prédispositions sont extrêmement précieuses », explique la chercheuse.
Malgré ses réserves, elle accepte une rencontre, cela pourrait être l’occasion de parler de la place des femmes dans les maths. « Il y a urgence. Nous sommes, nous, les mathématiciennes, une espèce en voie d’extinction. Il y a dix ans, nous étions trente-cinq professeures d’université en mathématiques pures. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que trente », énumère-t-elle, l’air préoccupé. C’est devenu son plus grand combat, partagé par ses pairs, qui ont la responsabilité de valoriser leur discipline auprès du public.
« Il faut dire que, dans une soirée, quand tu dis que tu fais des maths, tu plombes l’ambiance ! Les gens font une sorte de grimace, genre “ah super” et tournent les talons en prétextant qu’ils vont se chercher un verre. » Faussement outrée, Ariane lève les yeux au ciel et rit nerveusement. « Notre attachement, notre amour pour les maths, est impossible à communiquer. » Sa voix se briserait presque, laissant poindre la sensation abyssale d’être incomprise.
« Peur que ce soit mal vu dans le métier »
Dès leur rencontre, Anna Novion est fascinée par cette personnalité singulière à l’humour caustique. Avec qui elle se sent « une connexion » immédiate, « comme si on s’était branchées l’une à l’autre », se remémore la cinéaste, qui a déjà réalisé deux longs métrages et plusieurs épisodes de la série Le Bureau des légendes. Rapidement, les deux femmes se trouvent des points communs : « une grande pudeur et un côté passionné, très direct, sans filtre. Une sensibilité à fleur de peau et une armure de dingue », décrit la réalisatrice franco-suédoise à la bouille d’ange blond et au grand rire franc.
Pour comprendre où elle met les pieds, Ariane rencontre aussi les producteurs du film, Miléna Poylo et Gilles Sacuto, qui insistent sur l’importance de vérité à l’écran, comparant les mathématiques à un pays étranger, avec son histoire, qu’il faut représenter au plus vrai pour que le film puisse s’épanouir. Ariane accepte de « nourrir » Anna Novion. Pour commencer, elle lui fait visiter « sa maison » d’un pas agile. Dès l’entrée, le fronton gravé du nom de l’école impose le respect. « Un matheux ne passe jamais par là, c’est trop écrasant. On a tous un vrai complexe d’infériorité par rapport au poids des ancêtres ultrabrillants qui nous ont précédés et par rapport aux lettreux en général », décrit Ariane avec sérieux.
Marguerite empruntera donc plutôt un petit passage sur la droite. Elle longera la cour aux Ernests – du prénom d’un ancien directeur de l’école –, un havre de paix verdoyant doté d’un bassin central où s’ébattent une dizaine de poissons rouges, tous surnommés Ernest. Puis un lacis de couloirs l’amènera jusqu’au département de mathématiques et applications. Ariane s’arrête dans les recoins délaissés – un bel escalier des années 1930, des vues décalées dans la bibliothèque –, mais surtout près des tableaux noirs, qui occupent chaque parcelle de mur dans cette aile du bâtiment, pour permettre aux chercheurs de noter leurs démonstrations à la volée. Ce n’est que le début d’un long échange qui durera cinq ans.
La mathématicienne préfère pourtant minimiser son rôle dans l’aventure. « Je crains que ma participation au tournage soit mal vue dans le métier : chronophage, futile, pas sérieux. » Pour une femme, devoir écourter sa présence à un colloque en raison de contraintes familiales est déjà mal perçu. Les mathématiciens aiment laisser croire qu’ils dédient leur vie à la recherche, au détriment même de leur vie personnelle. Alors s’acoquiner avec des artistes… Mais la cause est belle. Les maths ont désespérément besoin d’héroïnes, le cinéma peut leur en donner une.
« Une petite gourmandise »
Au début du film, Marguerite étudie en solitaire, concentrée sur la préparation d’un séminaire au cours duquel elle doit présenter une partie de sa thèse. Elle voue une admiration sans borne à son directeur de thèse, Laurent Werner – incarné par Jean-Pierre Darroussin, compagnon d’Anna Novion à la ville. À tel point que la jeune femme finit par penser qu’elle ne peut pas réussir sans lui, sous peine d’imposture. Mais les événements se précipitent. Une erreur dans sa présentation remet tout en question. Sur un coup de tête, la jeune femme de 24 ans décide d’arrêter ses études. Elle doit rembourser ses frais de scolarité, et aussi imaginer sa vie en dehors des maths. Son errance la conduit de petits boulots en petits boulots, puis dans des tripots clandestins où elle se met à jouer à des jeux d’argent. Au risque de gâcher son don et de perdre de vue un rêve un peu fou : prouver la conjecture de Goldbach, l’un des plus grands problèmes mathématiques encore irrésolus aujourd’hui.
Ariane observe la gestation du projet et prend sur son temps personnel pour répondre aux demandes d’Anna Novion et de Mathieu Robin, son coscénariste. La précision de la chercheuse doit être chirurgicale. Il faut s’assurer de la cohérence des équations et des lemmes – ces résultats intermédiaires, souvent interminables – qui seront présentés à l’écran. À la fois, « une petite gourmandise » et « une obligation morale » car, Ariane en est certaine, les matheux du monde entier feront des arrêts sur image pour vérifier et prolonger la démonstration de l’héroïne.
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D’ailleurs, elle tient à un point précis et le fait savoir : le domaine de Marguerite devra être celui des maths pures. « Quand on travaille en maths pures, on est dans la création, dans une recherche d’esthétique, de vérité, d’absolu. Comme en poésie, il s’agit de donner une forme à des choses qui sont indicibles et, d’une certaine façon, impalpables. » Et puis les champs d’applications des maths pures sont encore inconnus, ce qui leur donne un côté libertaire : « Notre moteur est purement gratuit. Les résultats de nos travaux ne seront pas utilisés à notre échelle de temps, contrairement à ceux des mathématiques appliquées », ajoute-t-elle.
Il s’agit aussi pour l’enseignante de lutter contre les idées reçues qui plombent la discipline, perçue comme aride. « Les maths, ce n’est ni carré, ni rationnel », constate Jean-Pierre Darroussin, qui a suivi toute l’écriture du film, avant de préparer son rôle avec Ariane. Le comédien est fasciné par l’aspect ludique du maniement des chiffres : « Un mathématicien peut décider de prendre un terrain de football comme sujet de recherche, et s’amuser à calculer toutes les trajectoires potentielles d’un ballon. N’importe quelle fortuité ou probabilité peut se traduire en équation, observe ce grand fan de foot et d’échecs avec un grand geste. Le plus fou, c’est quand tu pars dans les grands nombres, c’est vertigineux – tu élargis la focale au niveau de la vastitude ! »
On ne connaît rien au baseball, et pourtant, quand Brad Pitt décide de monter une équipe en se basant sur les statistiques des joueurs, on le suit jusqu’au bout.
Mathieu Robin, réalisateur
Pour retranscrire cet aspect passionné de la recherche, les scénaristes créent une quête mathématique tangible et visuelle. Et ce n’est pas un hasard si leur choix s’est arrêté sur la conjecture de Goldbach qui prend la forme d’une pyramide, avec toute la charge symbolique de ses dédales, du mystère de leur construction et du décryptage des hiéroglyphes. « Même si le spectateur ne comprend rien aux maths, la quête de ce personnage le tiendra en haleine », explique Mathieu Robin, qui a pris Le Stratège comme film de référence : « On ne connaît rien au baseball, et pourtant, quand Brad Pitt décide de monter une équipe en se basant sur les statistiques des joueurs, on le suit jusqu’au bout. »
Sur son impulsion, Marguerite, fragile et hésitante dans les versions d’origine du scénario, devient un personnage fort et indocile. « Elle a pris la chair et la maturité d’une héroïne, se réjouit Ariane, satisfaite et émue. J’avais raconté à Anna et Mathieu que souvent, les normaliens ont eu l’enfance décalée d’esprits trop rapides, avides de connaissance. » Elle leur donne les exemples de Mafalda et Matilda, l’emblématique personnage de BD de Quino et la jeune héroïne de Roald Dahl, en qui elle se reconnaît.
C’est aussi dans la radicalité des choix de Marguerite qu’elle se retrouve. À 20 ans, elle a été admise à l’École polytechnique, d’où elle a démissionné aussi sec pour rejoindre l’ENS de Lyon. Elle préférait se consacrer aux mathématiques, plutôt que de se disperser dans une école où l’enseignement était pluridisciplinaire. Une manière aussi de rejoindre son compagnon, devenu son mari depuis, qui était entré en physique dans le même établissement.
Après l’école, l’apprentie mathématicienne a fait son doctorat à l’université de Grenoble. « On peut dire que j’étais une bonne élève, obéissante, jusqu’au jour où mon directeur de thèse a spolié une partie de mon travail pour le publier sous son nom », se souvient celle qui a maintenant deux enfants et moult étudiants, en plissant les yeux d’un air déterminé à l’évocation de cet épisode. « Tout le monde savait, j’avais toutes les preuves, mais l’institution n’a pas dénoncé sa publication, il a juste perdu son habilitation à encadrer des doctorants, et on m’a dit que ça ne me porterait pas préjudice car j’avais un avenir très prometteur. » De quoi inspirer les scénaristes pour brosser la trajectoire de Marguerite qui, au fil du film, va tenter de s’émanciper de son directeur de thèse.
« Il manque une parenthèse »
Dans un amphithéâtre lumineux de l’institut Henri-Poincaré, à quelques minutes à pied de Normale Sup’, les figurants prennent place dans les gradins en chuchotant. Les ressorts des strapontins grincent. Nous sommes le 3 mai 2022, septième jour de tournage du Théorème, pour la scène-clé du séminaire. Sur l’estrade, la comédienne suisse Ella Rumpf, âgée de 27 ans, incarne le rôle-titre. La jeune femme balaie l’assemblée de ses yeux verts tachetés d’éclats noirs, concentrée. Son regard croise celui d’Ariane, en retrait, qui lui fait un petit signe d’encouragement. Marguerite s’apprête à présenter les résultats de quatre années de recherche, consciente que la moindre fausse note risque de fragiliser sa réputation et son avenir.
Jean-Pierre Darroussin s’assied dans les gradins arborant un air impérial. Quelques rangs derrière lui, Julien Frison, de la Comédie-Française, endosse le rôle de Lucas, le nouveau doctorant aux dents longues, fraîchement débarqué d’Oxford. « Silence demandé », « moteur demandé », « ça tourne ». Un machiniste clape le numéro de la séquence devant la caméra, avant de s’extirper. « Action ! », lance Anna, penchée sur le combo, qui transmet l’image et le son.
Les regards convergent vers Ella, qui adopte une posture timide et introvertie, très loin de ses précédents rôles d’escort dans la série Tokyo Vice de Michael Mann ou d’héritière dans Succession de Jesse Armstrong. Épaules voûtées, regard bas, elle dodeline de la tête, ajuste ses lunettes sur son nez, écarte un rideau de cheveux gras, puis annonce d’un ton assuré : « Je vais vous présenter mes travaux sur les progressions arithmétiques dans les ensembles finis d’entiers. Je commence par l’énoncé du théorème de Szemerédi. »
Volte-face vers le tableau noir, la comédienne dégaine une craie. Dans un bruit de crépitement, sa main déroule des volées d’équations, blanc sur noir, tandis que la caméra la suit en travelling. Chaque tiret, chaque parenthèse, chaque virgule comptent. Ariane veille. En cas d’erreur, il faudra tout reprendre, puisque la scène est filmée en plan-séquence. Rapidement, les six tableaux sont couverts de lemmes mystérieux. Les premières questions des chercheurs fusent. Laurent Werner / Darroussin couve la chercheuse d’un regard protecteur. Marguerite savoure la puissance de sa démonstration, son visage s’éclaire. Quand soudain, Lucas décèle une faille… Les figurants se mettent à s’agiter – réaction qu’avait suggérée Ariane pour ce moment crucial. La caméra tourne autour de Marguerite, qui prend conscience de son erreur. Le temps est comme suspendu.
« Coupez ! » Anna Novion regarde Ella, le pouce levé. Puis Ariane. La mathématicienne est embarrassée. Il manque une parenthèse dans la dernière équation, il faut refaire la prise. L’équipe technique se remet en place.
« Quand elle tombait, je la rattrapais »
Quelques semaines avant le début du tournage, Ella Rumpf a pris des cours particuliers à l’ENS avec Ariane. Mais les leçons ont basculé en visio quand elle a dû remplacer une comédienne au pied levé dans un autre film, tourné en Islande. « Je jouais le rôle d’une influenceuse qui passe son temps en maillot de bain et Moon Boot dans la neige ! Ça amusait beaucoup Ariane de me voir ultramaquillée, avec des faux cils immenses et des ongles super longs, répéter des lignes de chiffres. »
Ella Rumpf, qui a suivi un cursus d’art dramatique à Londres, doit retenir des kilomètres d’équations et acquérir le bon geste, le bon tempo. « Je ne connaissais rien aux maths, Ariane m’a expliqué la structure des équations. Je galérais à apprendre les formules par cœur. Il fallait les recopier, encore et encore. À la moindre erreur, elle me faisait tout recommencer comme une répétitrice. “Plus vite”, “ta parenthèse est trop courte”, “ton E est trop petit”, “là, c’est presque parfait”. Progressivement, c’est rentré, et sur le plateau, je me suis étonnée moi-même. On me donnait une nouvelle formule, je la copiais trois fois et c’était bon. »
« C’est comme si je lui avais appris à galoper, alors qu’elle ne serait jamais montée sur un cheval de sa vie. Quand elle tombait, je la rattrapais, et quelques semaines plus tard, elle chevauchait avec un air de tueuse à gages », souffle la professeure, encore stupéfaite par la prestation de son élève. Elle découvre l’endurance nécessaire pour passer outre les moments laborieux, quand un imprévu, une bafouille, un souci technique ruine une séquence. Et au contraire, l’effet énergisant d’un moment de grâce sur toute l’équipe. Le côté glamour de la création cinématographique en prend un coup. Ariane réalise que la solitude de la recherche mathématique dépourvue des contraintes matérielles et humaines, a ses avantages.
Jean-Pierre Darroussin arrive tôt. Il veut écrire lui-même une partie des équations qui apparaîtront sur son tableau noir en arrière-plan.
Le lendemain de la scène du séminaire, Marguerite retrouve Laurent Werner dans son bureau pour une scène de confrontation. Romain Branchereau et Anthony Gauvan, deux chercheurs de l’école, se sont portés volontaires pour venir en renfort de l’équipe décor. Jean-Pierre Darroussin arrive tôt. Il veut écrire lui-même une partie des équations qui apparaîtront sur son tableau noir en arrière-plan. Son interprétation du professeur old school réjouit Ariane : « C’est un vrai caméléon, remarque-t-elle. D’une prise à l’autre, il prend l’initiative de changer de couleur, tour à tour inquiétant, obséquieux, paternaliste, tout en nuances… »
Dans ce décor, le comédien se revoit lui-même étudiant au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. « On y vivait comme à l’ENS, dans une sorte de couvent, très protégés. Mon professeur Marcel Duval était mon mentor, une figure de père pour moi et pour beaucoup de mes camarades. Il ne nous transmettait pas un savoir précis, mais plutôt un esprit, une façon d’être. » Ariane lui a longuement décrit sa propre relation à ses étudiants et aux doctorants. Ils s’accordent sur un point : au théâtre comme en mathématiques, chaque élève doit affirmer sa singularité et s’émanciper de son maître. « Quand on entre à Normale Sup’, on est encore dans l’enfance, on est juste bon en maths, constate Ariane. C’est ici qu’on peut passer à l’âge adulte et commencer à créer. »
« Peu à peu, je me suis sentie à ma place »
Plus le tournage avance, plus la conseillère prend confiance. Elle connaît le scénario sur le bout des doigts, chaque personnage, chaque rebondissement, chaque ligne de dialogue. Un jour, catégorique, elle refuse que la fin d’un dialogue mathématique entre Marguerite et Lucas soit escamotée. Cet échange est primordial, on ne peut pas faire plus concis, la chercheuse l’a testé avec son propre fils, retournant le problème dans tous les sens.
Dans cette scène, le doctorant aux dents longues téléphone à Marguerite, et lui apprend que, malgré l’erreur dans sa thèse, ses travaux ont ouvert une piste pour prouver le théorème de Szemerédi. Il veut la convaincre de cosigner une publication scientifique avec Laurent Werner et lui. Anna Novion s’était déjà demandé si on pouvait alléger cet échange à l’écriture. Elle avait imaginé que Julien Frison donnerait la réplique au téléphone et se contenterait de lire ce texte complexe lors des enregistrements de post-synchronisation. Mais pour Anna, il faut le voir à l’écran, c’est plus fort. Julien Frison doit apprendre son texte en entier, notamment la dernière phrase, difficile à prononcer. En quelques minutes. Le comédien s’isole, lit plusieurs fois, rapidement. Et dès la première prise, déroule la démonstration avec naturel, en concluant sa salve mathématique par l’expression ardue : « On prend pour poids pseudo aléatoire une fonction de Mangoldt tronquée ! » Marguerite lui raccroche au nez. Ariane, qui retenait son souffle, jubile.
Pour moi, qui ai l’habitude de travailler seule, c’était très émouvant de voir toute une équipe tendue vers un seul et même objectif.
Ariane Mézard, mathématicienne
Mais le plateau ne lui suffit bientôt plus. Alors elle furette, explore le hors-champ. Observe le travail de la maquilleuse et de la costumière, installées dans son bureau transformé en loge pendant quelques jours. Admire l’aplomb de la cheffe machiniste, pour qui aucune mission n’est impossible. Échange avec le cuistot de la cantine du plateau, lui-même fasciné par les mathématiques. « Pour moi, qui ai l’habitude de travailler seule, c’était très émouvant de voir toute une équipe tendue vers un seul et même objectif. Peu à peu, je me suis sentie à ma place, j’assurais ma partition et, dans les moments de relâche, tout le monde était très accessible. »
Après le décor de l’école, l’équipe investit un appartement exigu de Bagnolet. Marguerite s’installe en colocation avec une danseuse de hip-hop, interprétée par Sonia Bonny. Ariane est bientôt rappelée sur le plateau. Progressivement, les mathématiques envahissent tout l’espace mental de Marguerite, et physique de l’appartement. Toute l’équipe est couverte de poussière de craie. Il fait extrêmement chaud en ce mois de mai dans cette tour des années 1970. La promiscuité et la fatigue pèsent sur le moral de la troupe, qui multiplie les scènes de nuit et les journées à rallonge. Ariane découvre que tout mouvement intempestif ou sonnerie d’interphone chez les voisins peut ruiner une prise. Les techniciens du son déploient une énergie folle pour l’éviter. Parfois, un fou rire nerveux gagne la chercheuse et l’équipe cachée dans la cuisine qui essaie d’être la plus discrète possible. Chaque séquence réussie est vécue comme une petite victoire.
Le talkie-walkie se met à grésiller, l’assistant réalisateur appelle en urgence : « Il manque des maths, le chef op’ veut un contre-champ, on a besoin d’Anthony et Romain sur le plateau tout de suite ! » Les deux mathématiciens qui patientaient dans les loges – un appartement situé dans le même immeuble trois étages au-dessus – dévalent les escaliers quatre à quatre. « Ça ne nous arrive jamais, dans notre quotidien, les maths, ce n’est jamais urgent ! Mais là, il fallait combler le vide immédiatement, en un claquement de doigts ! C’était intense. » Un soir où il manque des brouillons, Romain noircit aussitôt des pages et des pages de feuilles A4. Elles seront punaisées sur les murs. Car Marguerite s’enfonce dans l’obsession mathématique et se met à écrire sur tout ce qui lui tombe sous la main. Ariane souffle alors l’idée de tracer des équations sur des feuilles de lasagnes crues et sur le papier toilette. « Certaines personnes sont venues me demander si je faisais cela chez moi ?! s’exclame Ariane en ouvrant les bras, amusée. Quand même ! »
« Vous avez changé ma vie »
De plus en plus, alors que le rythme s’accélère, Anna Novion se tourne vers la conseillère, pour des avis qui vont bien au-delà des mathématiques. « À plusieurs reprises, j’ai senti que je n’avais plus de recul. Mais je savais que je pouvais compter sur le regard d’Ariane. » Notamment pour la séquence la plus ardue : une dispute entre Marguerite et Lucas, l’ambitieux doctorant. La réalisatrice demande à son chef opérateur de prendre la caméra à l’épaule pour capter la colère des comédiens au plus près, et, au combo, à Ariane d’observer l’échange. Le duo s’affronte devant les équations gravées sur le mur telles des hiéroglyphes dans du granit noir. « Tout le monde était en nage, à cran, on naviguait à vue. Après plusieurs prises, je me suis tournée vers Ariane pour lui demander si elle pensait qu’on avait la scène. Je faisais confiance à 100 % à sa très grande sensibilité. » La mathématicienne sait à quel point l’échange a été réfléchi, elle rassure Anna, pour elle, tout est là.
Le dernier jour de tournage, dans l’ultime décor – un magnifique amphithéâtre baigné par la lumière du soir –, Anna Novion improvise une petite cérémonie pour remercier son équipe. À chaque personne, elle remet un livre qui correspond à sa personnalité et glisse un mot reconnaissant, suivi des applaudissements de l’assemblée, fébrile après ces cinq semaines harassantes. Quand vient le tour d’Ariane, elle tombe dans les bras de la réalisatrice et, extrêmement émue, laisse échapper timidement : « Vous avez changé ma vie. »