« Je me faisais arrêter une dizaine de fois par jour. Chaque fois, je devais prouver que j’étais photographe », témoigne Nick Hannes. En plein désert, sur une zone militaire à 50 kilomètres à l’est du Caire, le photographe a arpenté l’un des plus gros chantiers au monde, où œuvrent plus de 200 000 travailleurs sur 750 kilomètres carrés : celui d’une ville hors normes, la « nouvelle capitale administrative » – encore sans nom – de l’Égypte. Y est notamment prévue l’édification du gratte-ciel le plus haut d’Afrique : l’Iconic Tower, qui apparaît à l’arrière-plan. Une fois achevé, le bâtiment, qui accueillera sur 80 étages des bureaux, des logements haut de gamme ainsi qu’un hôtel cinq étoiles, culminera à 394 mètres.
Depuis 2018, le photographe belge, qui s’intéresse aux dérives de l’urbanisation, a voyagé à travers six pays : l’Égypte, la Corée du Sud, le Nigéria, le Kazakhstan, l’Indonésie et le Brésil. Leur point commun ? Leurs dirigeants construisent de nouvelles capitales ultra-modernes, s’inscrivant dans la logique de la « starchitecture », un phénomène de créations architecturales médiatisées à l’échelle du globe. Ainsi est né le projet photographique au ton cynique de Nick Hannes, « New Capital », en référence à la « capitale » mais aussi au « capital ».
C’est sur le nouveau chantier colossal d’Égypte que « L’Œil de XXI » a choisi de s’arrêter. Surnommée par ses détracteurs « Sissi City », en référence au président Abdel Fattah al-Sissi, cette ville du futur flirte avec la mégalomanie. Dévoilé en mars 2015 et mis en œuvre un an plus tard, le projet à 60 milliards de dollars, financé en majorité par l’État égyptien, devrait accueillir à terme les principaux ministères ainsi que nombre d’institutions diplomatiques.
Nick Hannes pointe, non sans malice, la démesure du projet : « Un parc olympique est même déjà prévu, alors que l’Égypte ne figure pas encore parmi les hôtes de futurs JO. » Sur place, le photographe s’intéresse aux différents chantiers. Il s’arrête parfois discuter avec les ouvriers qui travaillent jour et nuit : « J’ai rencontré des jeunes qui étaient là pour payer leurs études, des garçons de 14 ans, sans chaussures adéquates, parfois même en chaussons. »
« Traquer les habitants »
Construite pour désengorger les 20 millions d’habitants du Caire, « Sissi City » projette d’accueillir 6 millions de personnes d’ici 2050 : « La grande majorité des Cairotes vivent dans des conditions très précaires, ils ne pourront jamais se permettre de vivre dans la nouvelle capitale qui sera composée principalement de quartiers résidentiels cossus. Ce sera la nouvelle ville des classes aisées, en somme », fait remarquer le photographe.
« Contrairement au Caire et à son trafic incessant, noyé sous la fumée des pots d’échappement, « Sissi City » veut proposer un modèle où règnera l’ordre grâce à des grands boulevards et à une circulation maîtrisée. On ressent l’influence militaire », poursuit Nick Hannes, qui souligne une architecture au cordeau et prestigieuse, censée aller de pair avec la propreté et la discipline.
La nouvelle capitale reflète la volonté du pouvoir égyptien, qui cherche à assoir sa puissance à travers un contrôle omniprésent : « L’objectif est de traquer les habitants. Des drônes sont prévus pour surveiller la population, les transports publics seront dotés de caméras. Toutes ces données seront conservées par le gouvernement, explique le photographe. Dans cette forteresse de la surveillance, il n’y aura aucune chance de protester. » Le coût du projet continue à interroger étant donné la crise économique majeure que traverse le pays, empêtré dans l’endettement : avec une inflation autour de 35%, les deux tiers des Égyptiens vivent sous le seuil de pauvreté.