La France qui se flique (et qui aime ça)

Écrit par Michel Henry Illustré par Nathalie Lees
Édition d'avril 2021
La France qui se flique (et qui aime ça)
« Papinou » est un VRP de la vidéosurveillance. Avec Nice pour modèle, il convainc les maires de filmer leur village. Les élus plongent : « Les gens passent tellement de temps devant la télé qu’ils pensent que tout est à feu et à sang. » Personne ne sait mesurer l’efficacité de ces caméras. En 2021, « XXI » raconte comment Papinou fait fortune sur la peur.
Article à retrouver dans la revue XXI n°54, La France qui se flique (et qui aime ça)
27 minutes de lecture

Grosses moustaches, regard rieur, tchatche facile, « ­Papinou » débarque de son Renault Espace. Facile de connaître son surnom : il est inscrit sur sa casquette. Un jour, Dominique Ancher a oublié de l’enlever pour un rendez-vous avec des élus. « Papinou » ? Tout le monde a rigolé, le sexagénaire a capté l’intérêt : elle humanise le bonhomme, parfois un poil rugueux. Depuis, il ne la quitte plus, comme en cette chaude soirée de juin 2019, où le maire de Blandy (Seine-et-Marne) organise une réunion publique.

Au menu, les 46 caméras prévues dans les rues de ce village de 739 âmes, soit une pour 16 habitants. Papinou va les installer, il est guest-star de la soirée, fier de son matériel. « On peut taper dessus avec une masse, ça ne casse pas », lâche-t-il. Sauf une fois, « attaquées au chalumeau, elles ont fondu » ; ou à la kalach, on peut les endommager. Mais lui, pour le démonter, il faut se lever tôt : « On m’a détecté une leucémie, ils m’ont donné douze mois. Ça fait quatorze ans. » De temps en temps, il séjourne quand même à l’hosto, soigne aussi son diabète et son asthme, puis ressort, souvent en claquant la porte.

Issu d’une famille pauvre (« Quand j’ai voulu un vélo, je l’ai volé »), cet autodidacte au CAP d’électrotechnique a commencé comme simple téléphoniste chez Bull. Il est devenu ingénieur, s’est spécialisé dans les dépannages informatiques. Après une parenthèse comme pâtissier au Mexique, il profite depuis 2006 de l’extension de la vidéosurveillance. Sa société équipe 145 municipalités, soit plus de 4 500 caméras, et le compte augmente chaque semaine. « On installe quatre communes par mois. »

L’« effet plumeau »

« Les gens passent tellement de temps devant la télé qu’ils pensent que tout est à feu et à sang », décrit un maire des Yvelines. ­Heureusement pour lui, comme pour les autres édiles, Papinou assure aussi le service après-vente, jusqu’à deux réunions par semaine, comme celle de ce soir. Pour la pédagogie : « Une vidéoprotection mal expliquée aux administrés, c’est l’assurance que le maire perdra les prochaines élections. » 

Première règle, ne jamais dire « vidéosurveillance » mais « vidéoprotection », « ça rassure ». « On n’aime pas être surveillés, on aime être protégés », opine Patrice Motté, le maire de Blandy. D’ailleurs, beaucoup d’habitants ont des caméras chez eux, c’est « complémentaire », selon l’élu, d’en poser dans la rue. À 70 kilomètres au sud de Paris, Blandy est connue pour son château fort du xiiie siècle qui attire 40 000 visiteurs par an. C’est une commune riche, avec 40 000 euros de revenu par foyer fiscal. Pourquoi des caméras ? « ­Personne ne nous a forcés, glisse le maire. Mais ça devient presque obligatoire. Il y a une attente de la population. » 

Cet agriculteur de 62 ans en short élégant a été « sensibilisé » par la gendarmerie. ­Justement, l’adjudant gare sa petite voiture bleue au pied du château. En Seine-et-Marne, il est le « référent sûreté-prévention, techniques de la malveillance », comme écrit sur son écusson. Le maire le considère comme le « maître d’œuvre » du projet. Il a visité le village, repéré les endroits où ­placer les caméras. Les gendarmes suggèrent systématiquement les entrées et sorties de commune, et des caméras « VPI », « visualisation de plaques d’immatriculation ». En général, les maires obtempèrent. Sinon, les gendarmes donnent un avis défavorable pour les subventions de l’État, du département ou de la région. Comme elles atteignent parfois 80 % des dépenses de vidéosurveillance, les élus filent doux.

Les gendarmes n’ont pas trouvé trace de la « tentative d’agression ». Mais le bouche-à-oreille a fonctionné.

Patrice Motté a été converti après une petite série de cambriolages et une prétendue « tentative d’agression ou d’enlèvement » d’une jeune fille en 2017 : « C’était rue ­Vauchèvres, un matin vers 7 heures, une voiture s’est arrêtée : “Venez, je vous emmène.” Elle a pu s’échapper mais la population a demandé ensuite plus de protection. » Les gendarmes ont enquêté sur cette « tentative d’agression » et n’en ont pas trouvé trace. Mais le bouche-à-oreille et les réseaux sociaux ont fonctionné.

Dans chaque département, des gendarmes distillent leur rhétorique implacable : si vous ne vous y mettez pas, la délinquance viendra chez vous, parce que toutes les communes voisines sont déjà équipées. « Ceux qui n’ont pas de caméras dérouillent pour les autres », assure le maire. C’est « l’effet plumeau » : la délinquance se déplace, comme si on balayait la poussière plus loin. « On est en Gaule, hein, ­chacun son petit ­village ! », rigole ­Papinou. La ­brigade du ­Châtelet-en-Brie, qui couvre Blandy, comptabilise : sur les onze communes qu’elle protège, huit sont équipées de caméras. Elles n’étaient que quatre lors des premières réunions, deux ans plus tôt. ­Papinou a les moustaches qui frisent : « Mon meilleur commercial, ce sont les magasins bleus ! », comme il appelle les ­gendarmes.

Un business en roue libre

Papinou se lance dans la « vidéoprotection » quelques mois après l’attentat de Londres, en 2005. Les auteurs sont ­retrouvés grâce aux images des caméras postées dans le métro. La France est en retard. Elle n’autorise la vidéosurveillance pour les collectivités territoriales que depuis dix ans, avec la loi Pasqua du 21 janvier 1995. Des maires se sont lancés – des pionniers, comme Patrick ­Balkany à Levallois-­Perret –, mais ils sont encore peu nombreux. ­Nicolas ­Sarkozy fait de la sécurité un axe de campagne en 2007 et encourage le recours aux caméras. Papinou jubile. Il va voir ses « potes » au ministère de l’Intérieur, histoire de sonder le marché. « Qu’est-ce qui pêche ? leur demande-t-il.
— La vidéosurveillance analogique. Il faut tout informatiser », lui lâchent-ils.

Il s’y met, pile-poil quand le nouveau gouvernement lance un plan de développement national, poussé par les préfectures et financé par le FIPD (Fonds interministériel de prévention de la délinquance). Pour les territoires ruraux comme Blandy, un autre dispositif est actionné : la DETR (­dotation d’équipement des territoires ruraux). Les maires voient déferler des caméras qui leur sont « parfois un peu trop ­survendues », concède Élisabeth Sellos-­Cartel, en charge de la « vidéoprotection » au ministère de l’Intérieur.

Combien y en a-t-il ? Personne n’en sait rien. Ni les préfectures qui délivrent les autorisations ni le ministère de ­l’Intérieur, censé tout centraliser. La Cour des comptes s’en amuserait presque, dans un rapport d’octobre 2020. En avril 2018, police et ­gendarmerie lui ont communiqué un total de 76 457 caméras dans 4 019 communes (hors Paris). Le ministère de ­l’Intérieur n’en voit, lui, que 60 674 fin 2018, soit 16 000 de moins. Mêmes incertitudes sur les centres de supervision urbains (CSU) qui traitent les images : police et ­gendarmerie en dénombrent 487, le site data.gouv.fr, 768, le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, 423…

Il n’existe pas non plus d’infos sur le coût pour les finances publiques. ­Souvent, les municipalités fractionnent les budgets pour les masquer. « Peu de communes sont en mesure de tracer le coût d’exploitation », déplore la Cour, qui relève des variations d’un à cinq, entre 5 500 et 26 000 euros, pour les coûts d’installation par ­caméra. Le business est en roue libre. Personne ne le contrôle, personne ne s’en émeut.

« On n’est pas dans “Big Brother” ! » 

À Blandy, Papinou fait face à cinquante villageois pour la réunion d’information. À l’entendre, tout est cadré : les images sont enregistrées sur un serveur dans une pièce sécurisée de la mairie, seul le maire ou un officier de police judiciaire peut les visionner. « On les garde trente jours. Le trente et unième jour, on efface le premier. »

« Les caméras aident les forces de l’ordre pour leurs enquêtes », avance le maire. « Elles ne servent pas aux gendarmes, elles servent à la population », corrige immédiatement l’adjudant. Un enlèvement d’enfant, une fugue, une personne souffrant ­d’Alzheimer qui disparaît ? Ces événements ne se produisent pas souvent, mais quand ils arrivent, « les caméras sont utiles ». Souriant et posé, le gendarme rassure : « On n’est pas dans “Big Brother” ! Même s’il y a des caméras, c’est vous les premiers acteurs de votre sécurité. »

Une poignée d’opposants sont venus, pour un baroud d’honneur. L’ancien maire, Éric Cadiou, pestecontre ce « paysage sécuritaire individualiste » qui l’inquiète : « Placez une caméra devant chaque maison, les cambrioleurs passeront par les jardins ! » Il vit à Blandy pour la tranquillité, « l’esprit de village, on se connaît tous ». Il n’a pas envie d’être filmé à ses moindres mouvements. « Dans le métro, je trouve ça justifié. Mais ici… Et quel contrôle a-t-on sur les consultations d’image ? Le niveau de confidentialité me paraît faible. » 

Pour ce cadre de la téléphonie, les 117 000 euros dépensés auraient été plus utiles dans les transports : « Le maire ­utilise les subventions pour se faire valoir. » Il pressent un jeu de dupes quine répond qu’à une « illusion de besoin » : « On a peur, on met des caméras, on ne voit pas plus loin. C’est un engrenage, un choix unilatéral, sans dialogue. » Le maire, Patrice Motté, assume : « On ne va pas faire un référendum à chaque décision ! 80 % de la population est pour. » Éric Cadiou le sait. Ça ne l’empêche pas de s’interroger en aparté : « Imaginez ce qui aurait pu se passer dans les années 1940 si les caméras avaient existé. Et qui nous dit que dans dix ou vingt ans on ne va pas retomber dans ce genre de choses ? »

En retrait, Papinou, agacé des questions parfois « débiles », lâche en rigolant : les opposants, « deux claques ! » Il tempête contre les frileux qui « pensent qu’on va regarder chez eux » : « On n’a pas que ça à faire. On est là pour anticiper un méfait, pas pour surveiller les gens. » D’ailleurs, les habitants devraient ­aussi installer des caméras à leur domicile. « On n’est pas là pour élucider un cambriolage. C’est à vous de vous équiper ! », les prévient-il. Tout en connaissant les limites des alarmes individuelles : « Un ­cambriolage, c’est trois minutes vingt secondes. Quand les forces de l’ordre arriveront, les cambrioleurs ne seront plus là. »

 Les caméras, c’est de la politique, pas de la lutte contre la délinquance.

Laurent Muchielli, sociologue

« Quelle est l’efficacité ? », demande un habitant. Enfin, le cœur du sujet. « Les statistiques, on ne les a pas », grimace l’adjudant. Il n’y a pas d’enquête indépendante, à part une étude de l’Inspection générale de ­l’administration entre 2000 et 2008 qui avance que la baisse de la délinquance est plus importante dans les communes ­équipées.

Même sa hiérarchie ne lui fournit pas d’indications. Avant de venir, il a regardé les 25 communes du département « qu’on avait équipées… qui s’étaient équipées, pardon ! » entre 2011 et 2017. Sur les atteintes aux biens (vols, cambriolages), il assure avoir observé environ 30 % de baisse entre les deux ans avant l’installation et les deux ans après. « Il y a eu un réel impact. »

Papinou, lui, dit qu’avec les caméras la délinquance baisse parfois de moitié, au début. En fait, personne ne sait vraiment, d’autant que la dernière étude nationale de l’Inspection générale de l’administration est trop ancienne pour être toujours valable. « Alors que la vidéo­protection est devenue un outil commun de sécurité intérieure, il est peu concevable qu’aucune réflexion ne soit engagée quant à son efficacité », s’étonne poliment la Cour des comptes dans son rapport d’octobre 2020. Faute d’éléments, elle assure qu’il n’y a « aucune corrélation globale » entre la présence de caméras et le niveau de délinquance sur la voie publique, ou le taux d’élucidation des affaires. Elles empêchent rarement les délits et ont peu d’effet dissuasif, notamment en matière de terrorisme.

Directeur de recherches au CNRS, ­Laurent Muchielli a étudié six villes et leurs dispositifs de sécurité. Sa conclusion est sans appel : « Les caméras, c’est de la politique, pas de la lutte contre la délinquance. » Auteur de Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance (éd. Armand Colin, 2018), le sociologue a eu accès aux données que l’on dit protégées : « Personne ne pouvait me dire : “Non, ça, c’est top secret, ce ­placard-là on ne vous l’ouvre pas”… » Selon lui, les images sont « utiles, pas forcément décisives » pour aider les enquêteurs, dans un nombre « limité » de cas : « 0 à 3 % », selon ses comptes. La détection de flagrants délits n’intervient que « dans des proportions très faibles, j’allais dire infimes ». Bien sûr, les caméras peuvent aussi protéger les libertés publiques en aidant à résoudre des dossiers, voire en remettant en cause la parole des autorités. On l’a vu pour Michel Zecler, le producteur de musique roué de coups le 21 novembre à Paris : la vidéosurveillance privée de son studio d’enregistrement a contredit la version des policiers qui l’accusaient de rébellion.

À Issy, « on n’a pas l’esprit shérif »

Alors, en a-t-on vraiment besoin ? Issy-les-Moulineaux a fait le pari que non. Cette ville de 70 000 habitants, dans les Hauts-de-Seine, est garantie sans police municipale ni vidéo. Fief du centriste André Santini, 80 ans, dont la moitié comme maire, Issy n’a pourtant rien d’un repaire d’idéalistes. « On n’a juste pas l’esprit shérif », résume le premier adjoint, Thierry Lefèvre. Pour lui, les caméras comportent « une partie de ­populisme ».

Issy en a expérimenté dans deux quartiers, sans convaincre. « Les problèmes se déportent de quelques rues et pour autant, ils sont toujours là. » Et puis, « les délinquants mettent des capuches ! » Sans compter le masque… Issy préfère son CLS (contrat local de sécurité), qui prévoit des médiateurs pour la prévention, et une « cellule de veille éducative » pour signaler les absents ou exclus du système scolaire. « Il faut attaquer les sujets à la racine », assure Thierry Lefèvre, résoudre « les cas lourds qui essaiment et font les petits chefs ».

Un travail « assez rébarbatif », mais la ville a fait ses calculs. Le CLS lui coûte 10 millions d’euros par an, une police municipale et la vidéo en représenteraient quinze supplémentaires. « On ne pourrait pas avoir “fromage et dessert”. » Pourtant, Issy évite de rouler des mécaniques. « Il faut être très humbles. On ne fait pas la leçon ni de tam-tam, ça créerait beaucoup d’inimitiés. » Question de prudence. « On n’est pas dogmatiques. La vérité d’aujourd’hui n’est pas celle de demain. Si on baisse la garde et que les faits [de délinquance] augmentent, on ne pourra pas résister à la pression. »

Dans ses modestes locaux de l’Essonne, Papinou pose sous une carte répertoriant les communes « gagnées » et celles qui « devraient tomber », principalement en ­Île-de-France. Il ne va guère « draguer ailleurs », et ne « travaille » pas les grandes communes, monopolisées par les gros groupes (Thales, Eiffage ou Engie). Il s’attaque aux tailles intermédiaires, avec dix-neuf salariés et un seul commercial, lui-même. ­Bulldozer à grande gueule, chaleureux, volubile et toujours disponible, il repère les élus qui, à l’approche des élections, « se font mousser » avec des projets démesurés. « Je prends pas de vacances, ça m’emmerde. » Il s’appuie sur son adjointe, « bac + 8, une ancienne du CNRS », et son épouse, « elle gère les finances, moi les politiques ». Sa boîte, Ib’son, possède une adresse à Paris 8e (« Sinon on n’existe pas »), mais elle opère bien depuis ce « 95 » qu’il arrose de ­caméras. « On en a mille dans le coin. Avant, les policiers ne débandaient pas. Là, ils n’ont plus rien à faire. »

Rigolard, Papinou entre au siège français de son fournisseur Hikvision, à ­Neuilly-Plaisance, en Seine-Saint-Denis. « On va chez les Chinois, ils nous ont ­préparé des bols de riz ! » Il fait ses emplettes de caméras, l’œil gourmand.
« Il me faut this one, this one, this one !
For when ? s’enquiert poliment le boss français, Tom Li.
For tomorrow ! Et un good price ! »

Tom Li sourit mais reste sur ses gardes. Leader mondial des équipements de surveillance avec plus de 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2018 et une croissance de 18 %, Hikvision a été blacklisté par l’administration Trump en octobre 2019. Selon Washington, son matériel de surveillance high-tech sert à réprimer les Ouïghours, ­ainsi que d’autres minorités musulmanes, victimes de détentions arbitraires et ­massives en Chine. Un million d’Ouïghours seraient internés dans des camps de rééducation.

 À côté de la Chine, en France, on est au Moyen Âge… Non, à la préhistoire ! 

Papinou

Hikvision a vite trouvé un allié inattendu : le Covid-19. Avec la pandémie, ses caméras infrarouges se sont arrachées. Elles détectent les mouvements de population et permettent de mesurer la température corporelle. Papinou a placé des centaines de caméras thermiques en France mais il lui en reste un paquet. Qu’importe, il est fier d’être un maillon du progrès auquel il goûte trois fois par an, quand il se rend avec ses techniciens ou des élus à ­Hangzhou, capitale de la province du ­Zhejiang, où siège ­Hikvision. « J’ai emmené le chef de la police de Mennecy, dans l’Essonne. Il est revenu hyper heureux ! » Hangzhou, c’est 10 millions d’habitants et « 28 000 caméras » relayées sur un écran de visionnage de « 200 mètres carrés ». « À côté, en France, on est au Moyen Âge… Non, à la ­préhistoire ! »

Papinou apprécie les usines de ­Hikvision où « y a pas d’humains, que des petits robots ». « Faut que les médias arrêtent de dire des conneries. La Chine est propre ! Grâce aux caméras, ils n’ont plus de criminalité, juste de la cybercriminalité. » Il trouve les Chinois « au top niveau » et s’insurge quand on les soupçonne d’espionner : « J’ai ­démonté leurs caméras, c’est faux. » Après réflexion, il reconnaît une surveillance « un peu démesurée… mais c’est une dictature, hein ! » 

Le fournisseur lui procure mêmecertains produits en avant-première. « Les Chinois prêtent, la commune teste, j’installe gratuitement. » Puis il invite la hiérarchie chinoise au Crazy Horse et tout le monde est content. À commencer par les gendarmes qui se disputent ses faveurs. En retour, il les chouchoute : « Les pauvres forces de l’ordre, elles n’ont pas de moyens. Je leur trouve des solutions. »

Grâce à son matériel high-tech, « à Melun, ils ont le plus beau centre de commandement de France, Macron le fait visiter aux délégations étrangères ». Selon lui, ce centre n’a coûté que 15 000 euros à la gendarmerie alors qu’il a mis le double en équipements. « Je ne cherche pas à faire du commercial. Je veux que mon pays arrête de faire n’importe quoi et qu’il donne la sécurité aux Français. »

Le modèle niçois

Son rêve, ce sont les smart cities et leur modèle, Nice. Lorsque Christian Estrosi (LR) a gagné la mairie en 2008, Nice ­comptait 280 caméras sur la voie publique. Début 2020, elle en affichait plus de 3 000, et le chiffre augmente ­toujours. Nice se veut laboratoire. La ville a signé en 2018 avec Thales une convention dite « Safe City ». Un projet sur trente-six mois, avec moult déclinaisons, dans lequel l’industriel imagine avec quatorze partenaires des technologies issues en partie de la défense et de l’armement pour créer un « Waze de la sécurité ». Des « portails intelligents » installés à l’entrée des écoles. Une analyse comportementale des citoyens : sont-ils heureux, tristes, en colère ? On peut détecter les émotions sur les visages, et même déterminer le degré de « bonheur » d’un quartier. Un système de géolocalisation anonymisé qui bascule en non anonymisé lors d’alertes. Une analyse des réseaux sociaux pour détecter les « rumeurs » et les « actes de certains groupes ou individus ».

Lors d’un conseil municipal en 2018, un élu socialiste a évoqué les effets pervers du projet : pour que les partenaires développent et commercialisent leurs technologies, la peur doit prospérer. Mais il n’a pas fédéré grand monde. L’opposition évite d’attaquer sur ce terrain. La ville, acquise au « tout-caméra », a triomphalement réélu son maire en 2020. Et les entreprises du secteur y défilent, trop heureuses de trouver une oreille attentive. Dix à quinze par mois, qui proposent des tests souvent gratuits. « On est un terrain de jeux pour eux », se félicite Véronique Borré, directrice adjointe à la ville en charge des questions de sécurité. « Nice, c’est le showroom. Chaque fois qu’une boîte a un gadget à proposer, elle vient ici », relève Henri Busquet, président local de la Ligue des droits de l’homme.

À Nice, Estrosi a essayé de violer la Cnil, il n’y est pas encore arrivé.

Papinou

Le 12 décembre 2019, la ­monégasque Confidentia présentait la « body recognition », une « reconnaissance corporelle » fondée sur les silhouettes, la taille, le sexe, la démarche, la coupe de cheveux. « On repère la couleur des vêtements, la forme de la personne, et on suit son parcours dans la ville. On n’utilise pas les données bio­métriques, ce qui est toujours problématique avec la Cnil », explique le patron, Jean-Philippe Claret, pointant la Commission nationale de l’informatique et des libertés, l’organe chargé de veiller à la vie privée et aux libertés individuelles. Ainsi, espère-t-il, la « body recognition » pourrait être légale, à la différence de la reconnaissance faciale automatique, en principe interdite en France – mais testée en 2019 au carnaval de Nice. « Estrosi a essayé de violer la Cnil, il n’y est pas encore arrivé », résume Papinou, solidaire de cette lutte contre une France « sous-développée à cause de lois obsolètes » : « On ne pourra pas avancer tant qu’il y aura la Cnil. »

Des délégations visitent régulièrement le centre de supervision, sept salles où des policiers municipaux s’activent devant des écrans géants. Ils ont traité 1 600 réquisitions judiciaires en 2019, ce qui prouve à leurs yeux l’utilité du système. « On est la première ville vidéoprotégée, il n’y a pas une ville où vous avez autant de caméras au mètre carré, ni ce maillage, ni les nouvelles technologies qui vont derrière ! », vante Véronique ­Borré qui s’extasie sur « l’évolution en dix ans » : « Vous ne pouvez pas imaginer, on peut zoomer sur un portable et voir le numéro composé ! » Chaque caméra en comporte en fait quatre qui quadrillent l’espace à 360 degrés, plus une tournante, si bien que l’« on ne peut rien perdre ». Nice rêve d’y ajouter des drones « qui ­permettent de belles ­perspectives ». « Je connais le chef de la police à Nice, on discute souvent ensemble. Ils font de belles choses », approuve Papinou.

En fait, la « vidéoprotection » sert beaucoup à verbaliser le stationnement. ­Combien de PV ? Hésitations. Aucun responsable ne veut se lancer. « Environ 2 000, annonce une fonctionnaire quand son supérieur a quitté la pièce. On fait le dixième de ce qu’on voit, sinon ce serait la révolution. » Cela s’appelle verbaliser « avec discernement ». Sinon, les citoyens gronderaient, et « l’acceptation sociétale » risquerait de baisser. « Le maire qui fait de la vidéoverbalisation, il n’est pas réélu », tranche Papinou. 

« La ville la plus surveillée, pas la plus sûre »

Nice capte soixante-dix mille heures d’enregistrement quotidiennement. Impossible à analyser. Véronique Borré compte sur l’intelligence artificielle pour repérer les images intéressantes et alerter les agents. Tout ce qui a manqué, en somme, le 14 juillet 2016. Ce soir-là, un camion de 19 tonnes provoque un massacre dans la foule qui attend le feu d’artifice sur la promenade des Anglais. Au volant, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, un Tunisien de 31 ans, tue en quatre minutes 86 personnes et en blesse 458, avant d’être abattu.

Parmi les victimes figure Amie, 12 ans. Son père, Thierry Vimal, un écrivain de 49 ans, a raconté sa douleur dans un livre, 19 tonnes, mais les mille pages n’ont pas éteint sa révolte. « Les caméras n’ont pas empêché ma fille d’être assassinée. Ne me parlez pas de vidéosurveillance, c’est un échec total ! »

Coprésident de l’association de victimes Promenade des anges, il estime que le carnage « discrédite et humilie » la politique du maire. Les jours précédant les faits, l’auteur de l’attentat a effectué sans souci une dizaine de repérages sur la promenade ; les poids lourds de ce tonnage y sont interdits mais les opérateurs du centre de super­vision n’ont rien détecté. La ville rétorque qu’en dehors du 14 juillet les camions qui doivent livrer sur la promenade peuvent circuler en vertu d’une dérogation, ce qui ne rendait pas forcément cette présence suspecte.

« Mais s’il y avait eu des personnes derrière les caméras et qu’elles avaient vu, peut-être que ma petite-fille serait là ? regrette une membre de l’association. Des caméras, il peut y en avoir mille, deux mille, vingt mille… À quoi ça a servi, ce soir-là ?
— Nice est la ville la plus surveillée mais pas la plus sûre », glisse Rosa, blessée dans l’attentat.
Le système n’a pourtant pas été remis en cause. On a juste rajouté des caméras, grince Thierry Vimal. Pour lui, la population « n’a pas envie d’être en sécurité, elle a envie de se sentir en sécurité, il y a une grosse différence ».

Nice a de nouveau été visée le 29 octobre 2020, quand Brahim Issaoui, un Tunisien de 21 ans, a égorgé trois fidèles à la basilique Notre-Dame avant d’être grièvement blessé par la police municipale. Les ­caméras ont retracé son parcours dans la ville mais elles n’ont rien empêché. Trois jours plus tard, le maire écrivait au Premier ministre pour qu’il autorise la reconnaissance faciale afin « d’accélérer considérablement l’enquête ». Fidèle à son credo : « On ne se bat plus avec des arbalètes. Pourquoi ne pas utiliser les armes du xxie siècle pour mener les guerres du xxie siècle ? »

« La digue va céder très vite »

La Cnil suggère d’adapter le cadre légal, de sortir du flou juridique actuel qui entoure l’utilisation des caméras de surveillance, mais le gouvernement fait la sourde oreille. Il préfère, via son Livre blanc de la sécurité intérieure, en novembre 2020, proposer un « programme d’expérimentation » de la reconnaissance faciale dans les espaces publics. Objectif non dit : l’utiliser massivement aux JO de 2024 à Paris pour l’inscrire définitivement dans le paysage. Et développer une filière française compétitive chère au « patriote industriel » Christian Estrosi. 

Jusqu’à peu, l’ancien ministre de ­l’Industrie prêchait dans le désert. Plus maintenant. « La digue va céder très vite. Là où, il y a quinze ans, on redoutait les caméras de vidéosurveillance, on les demande de partout. D’ici deux ans, nous aurons vulgarisé la reconnaissance faciale. » Les atteintes à la liberté ? Il estime que les citoyens ont déjà abdiqué. « À partir du moment où vous dites “oui, je suis d’accord pour recevoir les cookies”, on choisit d’être espionné, soit par les Américains, soit par les Chinois. » L’essentiel pour lui consiste à garder une longueur d’avance. Même stratégie pour Papinou : « J’ai une tablette dans mon bureau, c’est commeMinority Report”. On manipule tout avec les doigts. On sait faire plein de choses mais la Cnil nous l’interdit. »

Alors, il bricole. Tente une reconnaissance faciale dans une commune amie. Développe un logiciel, View Car, pour disposer en temps réel des plaques d’immatriculation passant devant les caméras d’un département. Propose des caméras nomades, alimentées par panneau photo­voltaïque, « à 1 800 euros ». Et organise deux fois par mois des sessions de formation pour les élus, gendarmes ou clients. « Ça permet à des Candide d’avoir toutes les infos sur les matériels et logiciels qui sortent. » Il ­termine chaque session par un petit jeu interactif. Le gagnant repart avec un ­ordinateur.

Papinou fixe à Blandy la dernière ­caméra. Puis il appose la pancarte « commune sous vidéoprotection », une de plus. Le maire sourit, mission accomplie. Un an plus tard, Patrice Motté est satisfait du ­service : « Zéro vol de voitures, zéro cambriolage, et, quand une vieille dame a eu son sac arraché, l’agresseur a été arrêté, jugé en comparution immédiate, deux ans de prison ! »

Les images ont permis de confirmer qu’il était bien l’auteur des faits. Pour Patrice Motté, c’est tout bénéfice. « Pas un commentaire défavorable ! » En mars 2020, il a été réélu au premier tour avec 68 % des suffrages. « C’est sûr, il a bénéficié des ­caméras », reconnaît son ancien opposant Éric Cadiou, qui n’en a pas fait un thème de campagne : « Pas la peine de se battre contre. Pourquoi remuer le couteau dans la plaie ? » Il est fataliste : « Maintenant, elles sont là. On ne va plus les enlever. »

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