Lauren Southern, la Jeanne d’Arc antiféministe au bûcher des mascus

Écrit par Hélène Coutard Illustré par Chirrikenstein
20 octobre 2025
Le visage d'une femme blonde entourée de visages d'hommes menaçants
Xénophobe, islamophobe, transphobe, la Canadienne raconte à XXI son parcours de figure de l’extrême droite américaine. De sa fulgurante ascension sur YouTube à sa disparition des réseaux, victime des hommes qu’elle défendait. Jusqu’à douter (un peu) de son idéologie.
26 minutes de lecture

Septembre 2024. Il fait nuit noire dans la forêt autour du chalet perdu dans les montagnes densément boisées de la Colombie-Britannique, sur la rive pacifique du Canada. À la lueur de la lune, Lauren Southern creuse un trou. Elle y dépose des disques durs, les recouvre minutieusement de terre, comme on enfouirait un encombrant cadavre.

Un an plus tard, elle se connecte pour notre entretien depuis le même chalet en bois. Sur notre écran, les longs cheveux blonds qui ont fait sa signature apparaissent noués en un chignon rapide. Derrière elle, le jardin semble sculpté de force au milieu d’arbres centenaires. Sa journée commence, Lauren Southern vient de déposer son fils à l’école. À 30 ans, la Canadienne vit en recluse. Elle ne se connecte plus sur les réseaux sociaux. Elle fréquente très peu de gens, elle ne date pas. Une grande fatigue lui tombe dessus chaque fois qu’elle croise un regard. Ceux qui la reconnaissent, de quoi se souviennent-ils en premier ? Vont-ils s’empresser de la googler ? Sur quoi vont-ils tomber ? Lauren Southern ne s’attarde jamais.

Internet est sa bête noire, une figure mythologique – quelque part entre le Minotaure et un ex toxique. Il lui a fallu des années pour se libérer de son étreinte, trouver la sortie du labyrinthe. Elle sait que la bête n’oublie jamais et garde tout. Tout ? Ses dix ans au cœur de l’extrême droite mondialisée et hyperconnectée, dont elle était devenue, à 19 ans, la Jeanne d’Arc à la blondeur de pom-pom girl américaine. Ses coups d’éclat, ses traumatismes. Sa chute. Elle a essayé, dans un livre sorti en juillet 2025, intitulé This Is Not Real Life (« Ce n’est pas la vraie vie »), d’y ajouter un dernier chapitre : sa rédemption. Tout le monde n’est pas convaincu.

La pire chose ? Devenir une progressiste

Sa vie a basculé en 3 minutes et 46 secondes. La durée d’une vidéo postée en avril 2015 dans laquelle elle a encore les joues de l’enfance sous ses mèches platine et un rouge à lèvres vermillon. Elle est titrée « Pourquoi je ne suis pas féministe ». Réponse ? Parce que « le féminisme n’est pas pour l’égalité ». Publié sous la bannière Rebel Media, un site canadien d’extrême droite, son argumentaire fait exploser les compteurs de YouTube. Elle connaît la rhétorique : élevée à Surrey en Colombie-Britannique par des parents ultra-religieux et conservateurs, la jeune femme a grandi en écoutant Fox News et les télévangélistes. La pire chose qu’elle aurait pu faire à leurs yeux ? Devenir une liberal – une progressiste. « Pour eux, être de gauche, c’était vouloir détruire toutes les structures de la société, explique-t-elle en les excusant. Ils sont nés dans des familles dysfonctionnelles, marquées par la violence et la drogue. Ils ont eu besoin de se créer des structures rigides pour survivre. »

Au lycée, Lauren est populaire, bien qu’elle joue aux jeux vidéo et lise Tolkien, l’auteur du Seigneur des anneaux, toute la journée. Sa rébellion ne sait à quoi s’accrocher. Jusqu’à ce qu’une nuit, elle découvre Red Eye, l’émission de Fox News animée par Greg Gutfeld, polémiste « libertarien » – un mouvement politique typiquement américain plaçant liberté et individualisme au-dessus de tout. « Pour l’ado que j’étais, les libertariens étaient des punks, raconte-t-elle. Drôles, irrévérencieux, pas comme les invités des émissions de mes parents où tout n’était que puritanisme. J’ai compris qu’on pouvait être conservateur mais aussi fun et rebelle. » Lauren est happée.

À 15 ans, elle crée un blog Tumblr sur lequel elle aiguise ses convictions antiféministes et anti-immigration. À l’école, elle s’amuse à choquer ses professeurs. En 2014, alors qu’elle vient de terminer le lycée, elle est invitée à une conférence pour jeunes conservateurs à Toronto, où elle rencontre l’équipe en devenir de Rebel Media. Le site, embryonnaire, se veut le pendant canadien de Breitbart, le média en ligne de Steve Bannon, stratégiste nationaliste et débraillé, alors éminence grise de Donald Trump.

« La culture du viol n’existe pas »

On lui propose de tourner une courte vidéo. La page YouTube de Rebel Media n’a que quelques centaines d’abonnés et, pourtant, ces moins de quatre minutes lanceront sa carrière. « Je pensais sincèrement que YouTube serait l’outil qui nous permettrait de reprendre le pouvoir aux médias traditionnels. C’était aussi une vraie communauté : entre youtubeurs, on faisait des vidéos-réponses, on essayait de se convaincre. » Rebel Media est séduit. Lauren Southern enchaîne les Slut Walks, ces « marches des salopes » organisées par les féministes qui dénoncent le traitement réservé aux victimes d’agressions sexuelles. Elle débarque avec un cameraman et une pancarte : « La culture du viol n’existe pas. » Sa signature ? Des « confrontations » avec de jeunes militantes qu’elle tourne en ridicule, en toute mauvaise foi – un modus operandi proche de celui de Charlie Kirk, l’influenceur trumpiste assassiné le 10 septembre 2025, qui n’est à l’époque qu’une figure réactionnaire montante parmi d’autres.

Les vidéos de Lauren Southern accumulent vite des millions de vues. Dès 2017, elle s’incruste dans des manifestations plus violentes opposant militants antifas et miliciens pro-Trump. Casque MAGA (Make America Great Again) sur la tête et iPhone à la main, elle filme, interviewe, provoque. « J’adorais l’adrénaline. Dans mes vidéos, je présentais les casseurs comme des dangers pour la civilisation, mais je comprenais leur frisson. » En parallèle, elle défriche l’avant-garde masculiniste – elle est ainsi l’une des premières à donner la parole à Jordan Peterson, désormais héraut du mouvement, alors qu’il n’est encore qu’un professeur de psychologie à Toronto qui refuse d’utiliser les pronoms choisis par ses élèves trans et non-binaires.

Ses reportages se déplacent ensuite vers l’Europe. Décidée à surfer sur la fièvre anti-islam, elle convainc Rebel Media de l’envoyer à Molenbeek – le quartier bruxellois des terroristes du 13-Novembre –, à Calais et en Angleterre, dans des camps de migrants. À Londres, elle se lie avec Tommy Robinson, ex-hooligan aux penchants néonazis devenu agitateur islamophobe à la tête de l’English Defence League. En France, elle se rapproche du groupuscule Génération identitaire. Aux États-Unis, les Proud Boys – club de gros bras radicalisés fondé par le Canadien Gavin McInnes, cocréateur déchu du magazine culte Vice – lui servent parfois de garde du corps.

J’avais 21 ans, on me disait que je sauvais la civilisation. Chaque clic, chaque commentaire était euphorisant. Et addictif. 

Lauren Southern est désormais la Barbie fasciste de l’ère YouTube. « Le mot “raciste” ne veut plus rien dire aujourd’hui. Il a été tellement utilisé que je n’ai plus aucun respect pour ce terme », plastronne-t-elle alors. Plus elle en rajoute, plus la foule en redemande. « J’avais 21 ans, on me disait que je sauvais la civilisation. Chaque clic, chaque commentaire était euphorisant. Et addictif. » Ses doutes sur une radicalité qu’elle met en scène plutôt qu’elle ne l’éprouve, sur son employeur Rebel Media qui l’encourage à lever des fonds pour « financer des reportages » qui sont déjà payés par des lobbyistes ? Elle les enfouit.

Si Lauren Southern est le visage de Rebel Media, ce n’est pas elle qui s’enrichit. « J’avais trois jobs à côté. La boîte me payait quelques dépenses, mais je m’autofinançais. J’étais une gamine, je ne réalisais pas qu’ils se faisaient de l’argent avec la pub. » Quand elle se lance en solo sur YouTube, les vidéos politiques ont déjà été démonétisées. Les influenceurs vivent alors de donations via Patreon ou PayPal. « Je gagnais environ 10 000 dollars [8 600 euros] par mois. Mais si une vidéo plaisait particulièrement, on pouvait m’envoyer beaucoup plus, en dollars ou en bitcoins. J’ai gagné jusqu’à 300 000 dollars par an, que je réinvestissais dans mes reportages. »

Collision entre la réalité et l’idéologie

Avec la gloire déferle la misogynie inhérente à l’« alt-right », cette droite alternative qui rejette le conservatisme classique au profit d’un mélange de sexisme, de complotisme et de suprémacisme blanc, influencée par la culture Internet du « trolling ». Lauren Southern croule sous les commentaires des « incels », ces « célibataires involontaires » crachant leur haine des femmes à longueur de posts. À 21 ans, elle doit publier une vidéo pour expliquer pourquoi elle n’est pas encore mariée. Deux ans plus tard, en juin 2018, lors de l’enregistrement d’un podcast de Gavin McInnes, elle s’étonne qu’il n’ait pas prévu de chaise pour elle. « Si tu ponds pas de gosses, tu peux rester debout, bitch ! » s’esclaffe-t-il. Lauren ricane. Bien obligée. Après l’émission, McInnes, marié et père de famille, infatigable prédicateur de la cellule familiale traditionnelle derrière son micro, la drague lourdement par messages. Le harcèlement durera des mois.

Son rapport aux hommes est brouillé. Son discours et son physique font d’elle la femme idéale de l’alt-right. Sauf que la poster girl passe sa vie à courir aux quatre coins du monde, est indépendante financièrement et ambitieuse professionnellement. Pas vraiment l’épouse qui attend sagement son mari à la maison. « On m’a mis en tête que je devais chercher un homme qui prône des valeurs conservatrices – la famille, l’Église, la haine des féministes. S’il cochait ces cases, il était censé être un homme bien, moral et protecteur. »

En 2020, elle fréquente George Hutcheson, nationaliste à la tête des Students for Western Civilisation, qui va jusqu’à refuser d’ingurgiter de la nourriture « venant de pays non blancs ». Quand un journaliste de The Atlantic assiste, dans le cadre d’un reportage sur Lauren Southern, à un dîner entre les amoureux, la gêne est palpable. Elle explique à son petit ami son souhait d’arrêter les vidéos pour se consacrer à des documentaires, il lui réplique que « la maternité est aux femmes ce que la guerre est aux hommes » et qu’ils doivent « se reproduire pour servir la nation ». Ils se sépareront quelques mois plus tard.

Finalement, les 250 pages du livre de Southern pourraient être résumées par la phrase qu’elle prononce désormais dans sa forêt : « Il y a des moments où la réalité entre en collision avec l’idéologie. » D’abord, les petites collisions : les héros de Fox News de son enfance n’ont que Dieu et la famille à la bouche, mais ils agissent en dépravés libidineux, le nez dans la cocaïne. Quant aux leaders de l’alt-right, ils sont moins intéressés par la bataille des idées que par la mise au point de diverses combines pour s’enrichir.

Et puis, le tremblement de terre. En 2018, Tommy Robinson, la star des identitaires anglais, fait miroiter à Lauren Southern le lancement d’un site d’information rien qu’à elle. Ce pourrait être la prochaine étape de sa carrière – l’indépendance, la fin de ce qu’elle appelle les « lap-dances idéologiques » sur YouTube, où elle répète à l’infini des punchlines élaborées à 19 ans et qu’elle n’est plus très sûre de croire. Les investisseurs, vivant en Roumanie, ne sont autres que les Britannico-Américains Andrew Tate, kickboxeur passé par la téléréalité, reconverti en gourou du développement personnel masculiniste, et son frère Tristan.

« Il m’a étranglée et j’ai perdu connaissance »

La première réunion est lunaire : les frères Tate ne voient dans le site qu’une façade pour monter une escroquerie à la cryptomonnaie. Robinson, défoncé à la cocaïne, n’est d’aucune aide. Désabusée, Lauren Southern reprend espoir quand les Tate l’invitent à une soirée pour prolonger la discussion. Dans son livre, elle décrit la suite : un verre, l’envie immédiate de dormir puis de vomir, puis, semi-inconsciente, la chambre d’hôtel d’Andrew Tate. « Il m’a embrassée, je l’ai laissé brièvement faire et puis j’ai dit que je voulais dormir. Il a insisté, j’ai dit non, clairement et à de multiples reprises. Il a mis ses mains autour de mon cou, m’a étranglée et j’ai perdu connaissance. Je ne préfère pas expliciter ce qu’il s’est passé ensuite », écrit-elle. Après la publication, via son avocat, Tate nie.

Le tremblement de terre est là : si Southern parle de l’« agression » dès le lendemain à des amis, elle ne dévoile rien publiquement. Elle ne prononce jamais le mot « viol ». Après des années à dénigrer le mouvement MeToo, Lauren l’antiféministe ne peut pas devenir Lauren la victime. Sa « marque » sur YouTube ne s’en remettrait pas. Son camp politique lui a de toute façon appris qu’elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même : « J’étais allée à la soirée seule, j’avais bu un verre… »

Isolement et déménagement en Australie

À partir de là, sa vie déraille. Robinson l’initie à la cocaïne, elle sort avec des fascistes qui, par leur passion pour les armes et leur fonctionnement similaire à celui des gangs, ressemblent étrangement à des mafieux. Ses vidéos se font de plus en plus provocatrices. En février 2018, dans les rues de Luton, au nord de Londres, où la communauté musulmane représente environ un tiers de la population, elle distribue des flyers « Allah is a Gay God » (« Allah est un dieu homosexuel ») et provoque une émeute. Un mois après, pendant la réalisation de son documentaire Borderless (« Sans frontières »), elle est bannie du Royaume-Uni, puis traîne avec des nazis en Finlande et est arrêtée en Turquie. C’est là qu’elle rencontre son futur mari, un ancien militaire qui assure sa sécurité lors des tournages.

Elle reconnaît en lui les belles promesses – celles d’une vie stable, traditionnelle, avec un mari pieux et aimant – qu’elle a appris à croire. Surtout, elle y voit une porte de sortie du monde de l’alt-right, qui réclame d’elle un personnage qu’elle n’a plus envie de jouer. Ils se marient et font un enfant en l’espace de quelques mois. Elle se réinvente en tradwife, « épouse traditionnelle », du nom du mouvement Internet encourageant les femmes à se soumettre à leur époux et à se cantonner à la sphère domestique. N’est-ce pas ce qu’on a toujours attendu d’elle ? « Quand le discours autour des tradwives a commencé à circuler en ligne, j’étais ado. J’y croyais. Je pensais que c’était la vie idéale pour une femme, la seule façon d’être heureuse. Et si le mariage ne marchait pas, c’était que la femme était une dégénérée. »

Quand elle annonce prendre une pause pour se consacrer à son foyer, la bête Internet s’empresse de répandre des rumeurs. Lauren Southern s’est trouvé un sugar daddy, Lauren Southern est en prison, Lauren Southern couche pour réussir, Lauren Southern est « secrètement de gauche », etc. En réalité, elle est tombée dans un schéma beaucoup plus classique : l’homme qu’elle a épousé n’est pas celui qu’elle croyait. Il l’isole en les faisant déménager en Australie, menace de la quitter et de faire d’elle « une mère célibataire » – statut hautement dégradant aux yeux de la « manosphère ».

Si j’étais restée dans cette idéologie, j’aurais dû tout faire pour retrouver un mari, sortir avec le premier venu…

Elle tente bien de sauver les apparences en postant des vidéos typiques de tradwife – recettes de cuisine, conseils régime, éducation des enfants – et en proclamant son bonheur. La réalité est tout autre. La pandémie de covid-19 frappe alors qu’elle est en pleine dépression post-partum, bloquée en Australie. Quand en 2021 elle obtient enfin l’autorisation de rendre visite à sa famille au Canada, son mari lui annonce qu’il ne veut plus entendre parler ni d’elle ni de leur enfant. Il veut se concentrer sur son ambition de « créer une vraie famille ».

Réfugiée chez ses parents, elle met de longs mois à se remettre de la rupture, déçue d’elle-même, humiliée sur Internet. Aujourd’hui, elle a assez de recul pour plaisanter sur ses envies de devenir une « femme à chat ». À l’époque, « l’idée d’être célibataire à 30 ans m’aurait horrifiée. Si j’étais restée dans cette idéologie, j’aurais dû tout faire pour retrouver un mari pour me sauver, sortir avec le premier venu… Je n’aurais pas été heureuse. Maintenant, j’ai appris à apprécier ma propre compagnie ».

Une agente russe

Lauren Southern ne peut dignement admettre qu’elle se découvre un peu féministe. Elle utilise d’autres mots. L’année dernière, elle s’est mise à lire bell hooks, une icône de l’afroféminisme – « une communiste qui veut détruire la famille », selon les tenants de l’alt-right. Elle a découvert qu’elle était plutôt d’accord avec l’autrice sur son analyse des relations parents-enfants : « Les gens de l’alt-right adorent dire qu’ils sont “du côté des faits”, mais ils ne sont pas prêts à se faire leur propre avis sur quoi que ce soit. » Celle qui, dans ses vidéos, avait l’habitude de condamner les femmes « responsables à 70 % des divorces » a réalisé qu’elles avaient aussi leurs raisons.

« L’échec d’un mariage était pour moi le pire des échecs. Et pourtant, c’est moi qui dois insister pour obtenir le divorce. Mon ex ne veut pas signer, pour ne pas être obligé de me payer une pension ou discuter du partage des biens. » Lauren Southern a aujourd’hui pitié des tradwives d’Instagram, prisonnières de leur couple. Si elles partent, « elles n’auront plus de famille, mais aussi plus de carrière, plus cette image sur laquelle elles ont tout construit ». Célibataire, de retour au Canada, apaisée, elle entrevoit la possibilité d’une nouvelle vie. Normale. Elle finit par dire la vérité sur son mariage en miettes et perd la majorité de ses abonnés. Sa chute la libère de la bête. Enfin presque…

En septembre 2024, la voilà donc qui cache ses disques durs sous la terre froide. Sa vie normale, elle peut l’oublier. Tenet Media, le site pour lequel elle travaille depuis deux ans, vient d’être fermé par le ministère américain de la justice : la boîte de production basée dans le Tennessee, qui se voulait « l’endroit où s’expriment les voix des sans-peur », est soupçonnée d’être un outil de propagande russe, un faux-nez de la chaîne bannie Russia Today. Ce qui, techniquement, fait de Lauren Southern une agente russe. Les services de renseignements frappent à sa porte, la menacent de prison si elle ne coopère pas.

Sa vie privée fouillée

C’est peut-être le bon moment de poser la question : Lauren Southern est-elle une espionne ? Devant sa webcam, elle rit. Certes, il y a bien eu ce voyage en Russie en 2018, organisé par Frank Creyelman, ex-parlementaire flamand d’extrême droite rencontré lors d’une conférence. Il avait promis de lui arranger des interviews pour un reportage. Elle découvre alors la Russie. Mais quelque chose lui semble bizarre : pourquoi l’ancien député belge insiste-t-il pour l’envoyer dans le Donbass, en Ukraine occupée par l’armée russe ? Comment peut-il avoir autant d’accès à l’appareil sécuritaire de Moscou ?

« J’ai refusé d’aller dans le Donbass et je n’ai finalement utilisé aucune des interviews que j’ai faites sur place. Je pense que c’était une tentative de m’utiliser. Trois ans avant l’invasion en Ukraine, ils voulaient que mes vidéos préparent le terrain. » La presse révélera que Creyelman travaillait secrètement pour les services secrets chinois, alliés de la Russie. Southern a fini par comprendre que les « dizaines de commentaires » lui réclamant de traiter tel ou tel sujet étaient « des campagnes de bots » téléguidées par des puissances étrangères : « Si vous avez l’impression que vos abonnés vous le demandent, vous allez être tentés de le faire. Rien n’arrive sur Internet sans raison… »

Et les disques durs enterrés en pleine nuit ? « Quand j’ai été arrêtée en Turquie, les autorités ont téléchargé l’intégralité du contenu de mon téléphone. Toutes les fois où j’ai été interrogée pendant des heures aux États-Unis, ou quand je suis revenue au Canada, j’ai été obligée de donner mes mots de passe. Ces gouvernements ont tout sur moi. Au cas où ils auraient besoin de me décrédibiliser. J’en avais marre. Je ne voulais plus jamais qu’une organisation gouvernementale fouille encore ma vie privée. »

Mieux déguiser ses opinions racistes

Quelques mois plus tard, « miracle » : Donald Trump retrouve le chemin de la Maison Blanche. Le président républicain, pressé de refermer le dossier des ingérences russes, clôt les poursuites contre Tenet Media. Lauren Southern retourne dans la forêt et déterre son passé numérique. Les services secrets n’avaient rien pour la poursuivre, mais elle est convoquée devant le Parlement canadien. Diffusée en direct, son audition, au cours de laquelle elle fait des leçons d’influence numérique aux parlementaires, est un succès sur YouTube. Si bien qu’Internet est retombé amoureux d’elle. La bête a réclamé son retour. Elle a refusé toutes les offres.

L’autre jour, elle a été frappée d’entendre son fils, qui jouait seul, s’exclamer : « Et n’oubliez pas de vous abonner à ma chaîne ! », la rengaine des youtubeurs. Elle s’est figée. « Internet est une addiction. Après mon passage au Parlement, je me suis autorisée à me connecter, j’y ai passé toute la journée. Les commentaires des gens qui m’adorent, ceux qui me détestent, même si beaucoup sont des bots – c’est de l’héroïne pour moi. »

Elle aurait aussi refusé de reprendre son rôle de pasionaria réac, car elle dit avoir changé politiquement. Oui, difficile à croire. Non, elle n’est pas devenue de gauche. On s’interroge : la femme de l’autre côté de l’écran est-elle vraiment différente de celle qui, en 2017, postait un tuto maquillage satirique en écrivant sur ses joues « FUCK ISLAM » au crayon à lèvres ? A-t-elle changé, ou simplement appris à mieux déguiser ses opinions racistes ? Sur l’immigration, elle affirme que ses documentaires s’intéressaient aussi… au sort des migrants. Selon elle, « le fait de dire qu’on ne peut pas accueillir autant de personnes et que l’assimilation est un échec » est une opinion devenue « mainstream », soutenue désormais par l’ex-dirigeant canadien Justin Trudeau ou le Premier ministre britannique travailliste Keir Starmer. Elle feint de s’interroger : « Ça vous paraît extrémiste ce que je dis ? » Comme à ses grandes heures sur YouTube.

Deux ennemis amoureux

D’après elle, les quelques personnes qui connaissent la Lauren Southern d’aujourd’hui, qui va chercher son fils à l’école et suit des cours de peinture, n’arrivent pas à croire qu’elle fut cette autre version d’elle-même. Énième rebondissement : elle devrait en partie son revirement idéologique à un homme de gauche. Pas n’importe lequel : Steven Kenneth Bonnell II, dit « Destiny », streamer pro-Biden, un million d’abonnés sur Twitch. Les deux ennemis se sont rencontrés lors de débats et, en secret, sont devenus amis, jusqu’à brièvement tomber amoureux.

« J’étais encore dans la culpabilité d’avoir raté mon mariage. C’est lui qui m’a aidée à réaliser que la société imposait aux femmes des exigences impossibles. » Coincée par les algorithmes dans les mêmes cercles toxiques, Lauren Southern a découvert à travers lui un autre Internet. « Je ne voyais que les figures de mon propre camp, qui répètent la même chose à l’infini. Je passais à côté d’infos, d’arguments. Internet enferme… » L’idylle, condamnée d’avance, s’est mal terminée. Sans regrets. « Personne ne comprend comment on a pu s’entendre. Mais les gens sont différents de ce qu’ils sont en ligne. » Elle est bien placée pour le savoir.

Après la publication de son livre This Is Not Real Life, Lauren Southern a été « cancelled » (« annulée ») par absolument tout le monde. L’alt-right l’a humiliée pour son mariage raté, ses nouvelles idées, sa relation avec Destiny, ses accusations envers Andrew Tate. Pearl Davis, star de YouTube et quasi-réplique de la Lauren d’il y a dix ans, l’a accusée de « crier au viol alors qu’elle faisait juste la pute ». Tommy Robinson, son ex-acolyte, a affirmé au micro de Russell Brand – comique anglais devenu podcasteur complotiste – qu’elle avait séduit Tate et menti sur toute la ligne.

Pour les progressistes, Lauren Southern reste radioactive. Ils voient dans son livre une tentative de réinvention afin de revenir sur le devant de la scène. « Je me suis mis tout le monde à dos, ce serait le “rebrand” le plus stupide au monde… » balaye-t-elle. Elle n’a pas pris la peine de faire de promotion et refuse la majorité des interviews, fuyant les médias qu’elle juge « mainstream ». La politique ne l’intéresse plus. Elle n’y croit plus. Elle ne voit plus que les fils qui manipulent des pantins. Même Donald Trump n’est pour elle qu’une caricature, constituée de « punchlines calibrées pour TikTok ». Le produit de tous les vices de la culture Internet.

Des inconnus me remercient, car ils se rendent compte de tout le mal que cette communauté leur a fait.

La plupart des figures de la « manosphère » croisées sur sa route n’ont cessé de prendre de l’ampleur. Robinson est désormais capable de rameuter 150 000 personnes – dont Elon Musk en visio – pour une marche xénophobe à travers Londres. Les frères Tate, plus influents que jamais, ont trouvé refuge en Floride avec la bénédiction de Trump, malgré les poursuites pour trafic d’êtres humains et pour viols qui pèsent sur eux en Roumanie et aux États-Unis. Quant aux Proud Boys de McInnes, ils ont muté en une milice MAGA bien organisée, avec des antennes dans quarante États américains. Lauren Southern voit dans l’assassinat de Charlie Kirk – « je ne l’ai rencontré qu’une fois, je n’étais pas fan de la vibe mégachurch de ses événements » – un point de non-retour : « Ça prouve que la politique est devenue un cirque qui ne mène qu’à l’extrémisme et à la violence. »

Quand elle se sent replonger dans la bulle de l’Internet hyperpartisan, elle s’accroche à « ce qui est vrai ». Son fils, sa forêt, les mails qu’elle reçoit. « Des gens de l’alt-right qui me disent discrètement qu’eux aussi se sentent bloqués, des inconnus qui me remercient car ils se rendent compte de tout le mal que cette communauté leur a fait. » Elle a désormais « un job normal » dont elle ne veut pas parler, de peur de « se faire virer ».

Il y a quelques mois, présentant son livre à des éditeurs, elle se voit réclamer « une morale ». Une fin fermée, un camp choisi. « Ils m’ont demandé : “Ce bouquin, il est pour qui ? Pour les supporters de Trump et ça finit par ‘God Bless America’ ? Ou pour les gauchos, et tu racontes que tout est un mensonge ?” » Elle refuse de se prononcer, s’autopublie en juillet. « Les gens qui veulent la vérité, ce n’est pas une audience rentable, Lauren ! » lui affirme-t-on. Les histoires n’ont pas toutes une morale, et le livre n’était pour personne. À part peut-être pour elle.

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