L’image est floue – bougée, plus exactement. Comme s’il s’agissait d’un tableau. Ou du résultat d’une pose longue ayant capté le mouvement des éléments. On le comprend pour les personnages, que l’on devine en grisaille au premier plan, mais moins pour les bâtiments. En particulier pour cette tache rouge centrale où l’on reconnaît l’un des symboles de Paris, le Moulin Rouge – son nom, en blanc dans la masse de touches de couleur qui vibrent, apparaît à force de concentration. Renvoyant à une image familière, cette vision, extraite de la série Paris Paris Paris de l’artiste suisse Corinne Vionnet, nous semble pourtant irréelle, à la fois immédiatement reconnaissable et techniquement impossible.
Entamé en 2007, ce travail dans la capitale française poursuit la réflexion de son projet Photo Opportunities qui mettait en évidence la façon dont nous percevons les sites les plus connus de la planète. En surfant sur Internet, l’artiste avait recherché puis superposé les images postées par les touristes visitant la Tour de Pise, le Taj Mahal, les pyramides du Caire ou le Mont Fuji, parmi tant d’autres : des photos répétant le même point de vue, correspondant souvent à une imagerie préexistante, celle des cartes postales ou de la publicité – comme si prendre une photo-souvenir était une façon de vérifier et de prouver qu’on est bien allé là.
Point de vue unique
Les images de Corinne Vionnet surgissent comme des souvenirs flous mais unidirectionnels. L’expression « Photo Opportunities » renvoie à celle utilisée par les organisateurs d’événements qui assignent aux photographes et aux cameramen un emplacement unique, les contraignant à tous réaliser la même image. Ce fut le cas lors de la célèbre poignée de main entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin le 13 septembre 1993 à la Maison Blanche pour laquelle seules deux images existent, avec le même angle, frontal, alors qu’il y avait une centaine d’opérateurs.
Corinne Vionnet propose ici une version impressionniste de cet angle imposé, dans un quartier de Paris qui a été une source d’inspiration pour des peintres aussi différents que Maurice Utrillo ou Vincent Van Gogh. Le Moulin rouge, sis boulevard de Clichy, reste le plus célèbre des moulins du nord de la capitale française transformés au XIXe siècle en restaurants, bals dansants et cabarets. Connu dans le monde entier pour sa revue de french cancan, ses danseuses, l’établissement, lieu de prédilection du peintre Toulouse-Lautrec, est devenu l’un des emblèmes de Paris. À tel point que, lorsqu’en avril 2024 ses ailes s’effondrèrent durant la nuit, l’information fut relayée y compris à l’étranger. Le Moulin rouge est désormais aussi devenu un produit auquel on a attaché, pour des raisons promotionnelles, une image, unique. Une sorte de logo, symbole du tourisme de masse, qui s’impose, à la faveur des réseaux sociaux, entre nous et le réel. Comme un masque.