Le mystère des 271 dessins de Picasso dans le garage

Écrit par Sylvie Caster Illustré par Loïc Froissart
Le mystère des 271 dessins de Picasso dans le garage
Pendant quarante ans, les époux Le Guennec ont laissé dormir dans leur garage de Mougins 271 œuvres inédites de Picasso. Électricien, M. Le Guennec avait été recommandé par son cousin « Nounours », le chauffeur du « maître ». Accusés de recel, les époux ont gardé leur secret. Ils ont été condamnés à deux ans de prison avec sursis.
Paru en juillet 2015
Article à retrouver dans cette revue

Le 9 septembre 2010, M. et Mme Le Guennec quittent leur pavillon de Mouans-Sartoux, près de Mougins, dans les Alpes-Maritimes, et se rendent à Paris. Ils prennent le TGV en première classe, par prudence, les yeux braqués sur leur bagage. Leur valise est précieuse, en effet. Elle contient 271 œuvres inédites de Picasso. Des dessins, lithographies, esquisses, portraits et collages cubistes, le tout tenant sans difficulté dans cette valise à roulettes. Les œuvres ont été réalisées entre 1900 et 1932, elles ne sont ni dédicacées ni signées par Picasso. Les époux Le Guennec viennent les faire expertiser par Claude Ruiz-Picasso, le fils du peintre en charge des authentifications.

Quand M. et Mme Le Guennec dévoilent le contenu de leur valise devant Claude-Ruiz Picasso, il est stupéfait, ses assistantes aussi. Jamais personne n’est venu les voir avec autant d’œuvres. Ce sont de plus des inédits. Claude Ruiz-Picasso : « Il y avait là de quoi faire bondir de joie un historien d’art. Il y avait des études très importantes de “La Crucifixion”, des études des “Trois Grâces”, des portraits délicieux d’Olga, la première épouse de Picasso, des papiers collés majeurs, des chefs-d’œuvre. »

La scène est surréaliste. Face à Claude Ruiz-Picasso, héritier richissime, les deux époux Le Guennec, septuagénaires modestes à la toute petite retraite, et lui qui regarde, sidéré, le contenu ahurissant de leur valise à roulettes. Comment les époux Le Guennec ont-ils un tel lot d’inédits en leur possession ? Quelle est l’explication de cette valise surprise ?

« Des vieux papiers »

Pierre Le Guennec, électricien à la retraite, explique qu’il a travaillé pour Picasso et sa dernière épouse, Jacqueline, durant les dernières années de vie du peintre, alors qu’ils étaient installés dans le mas Notre-Dame-de-Vie à Mougins, tout près de Mouans-Sartoux où il habite. Et que « c’est Mme Jacqueline Picasso qui [lui] a fait ce don pour le remercier ». Le don est colossal. Sur le plan artistique. Et financier. Ces œuvres n’ont pas encore été expertisées, mais on estime leur valeur autour de 70 millions d’euros.

Outre l’énormité du don, on trouve d’emblée le comportement de M. Le Guennec singulier. Christine Pinault, assistante de Claude Ruiz-Picasso : « Ce qui était curieux, c’est que M. Le Guennec ne racontait aucune anecdote personnelle. Or les personnes qui nous apportent des œuvres sont en général très enthousiastes et très volubiles, elles ont toujours une anecdote personnelle à raconter sur les circonstances du don. Le don est une rencontre avec un peintre très célèbre, très connu. C’est un événement qui marque leur vie. » De plus, M. Le Guennec n’arrive pas à dire précisément quand ces œuvres lui ont été données : était-ce en 1971, en 1972 ou en 1973 ? Et il « a minoré leur valeur en disant : “C’est des vieux papiers” ». Mme Le Guennec « restait plutôt sur la réserve » : « Elle a peu parlé, mais elle avait pris soin d’apporter des cartes que Jacqueline Picasso lui avait envoyées. »

Après la sidération point la perplexité. « Les dessins étaient dans un état de conservation exceptionnel. En général, quand les gens nous apportent un dessin, il est souvent malheureusement très abîmé tandis que là arrivait un lot important dans un état de conservation parfait. Les feuilles étaient protégées par du papier de soie. De plus, elles étaient placées dans des portfolios pour empêcher qu’elles soient froissées ou cornées. C’était un travail de professionnel. »

Un autre point surprend. « Les œuvres faisaient l’objet d’un inventaire avec des descriptifs très précis. Elles étaient classées par sous-ensembles et par catégories selon une typologie d’archiviste ; chaque description utilisait des termes techniques. » Comment M. Le Guennec, qui parle de ces œuvres comme « de vieux papiers » et dit n’avoir pas de connaissances en art, peut-il être aussi celui qui classe, archive et décrit mieux que ne le ferait un historien d’art ? « Nous étions perplexes. »

Mais cette perplexité ne dure pas longtemps. Pour Claude Ruiz-Picasso, il s’agit d’évidence d’inédits qui ont été volés. La façon dont ils ont été conservés et les descriptifs de haute volée qui les accompagnent lui font penser « qu’il y a un professionnel derrière » ce couple qui vient le voir avec sa valise à roulettes.

Cela ne traîne pas avec Claude Ruiz-Picasso. Le 9 septembre 2010, les époux se rendent à Paris. Le 23 septembre, Me Jean-Jacques Neuer dépose au nom des héritiers une plainte pour vol et recel. Le 5 octobre, les œuvres sont saisies au domicile du couple, qui est placé en garde à vue.

Une chose est sûre, M. et Mme Le Guennec ne pensaient pas qu’en prenant le TGV en première classe pour « monter » à Paris avec leur valise à roulettes ils allaient s’attirer autant d’ennuis.

Les gens se sont imaginé qu’on cachait près de trois cents tableaux dans notre maison. En fait, tout ça tenait dans un carton.

Pierre Le Guennec, électricien à la retraite

M. Le Guennec est un homme de 75 ans, introverti, timide, discret, peu loquace. Mme Le Guennec est une coquette septuagénaire aux cheveux blonds. Quand elle sourit, son sourire est avenant, sympathique. Elle n’a pas le mutisme de son mari, communique aisément. Mais quand elle répond aux questions, on s’aperçoit qu’elle répond souvent à côté. Dans le fond, ils sont aussi secrets l’un que l’autre, même si elle semble apparemment plus causante.

Auparavant, ils n’ont jamais eu affaire à la justice, ils n’ont jamais été condamnés, ils n’ont pas vendu une seule des œuvres qu’ils détenaient. Mme Le Guennec : « Nous sommes des gens honnêtes. On peut se regarder dans la glace. » Le père de Mme Le Guennec était gendarme. Jusqu’à cette histoire de recel, ils ont eu ce qu’on appelle une vie sans tache, un parcours limpide. Dans le pavillon qu’ils habitent dans un chemin sur les hauteurs de Mouans-Sartoux sont accrochés des portraits de Jacqueline Picasso. Pas des tableaux du « maître », des affiches qui ne coûtent pas cher.

Ils disent qu’ils ont gardé ces œuvres inédites de Picasso dans leur garage, puis dans leur chaufferie. Pendant près de quarante ans, sans plus y penser. C’était un cadeau de Jacqueline Picasso mais, pour eux, il était constitué de « vieux papiers » qui ne les interpellaient pas parce qu’ils n’ont « pas été élevés dans la connaissance de l’art ».

M. Le Guennec : « Les gens se sont imaginé qu’on cachait près de trois cents tableaux dans notre maison. En fait, tout ça tenait dans un carton. » Avec trois cents tableaux, il aurait fallu prendre un camion pour se rendre à Paris, pas une valise à roulettes. D’évidence, les deux époux n’ont pas profité du trésor qu’ils détenaient pour construire un château sur les hauteurs de Mouans-Sartoux.

Avec M. Le Guennec mis en examen pour recel, on se trouve devant un genre de receleur bien inhabituel : le receleur honnête. Il n’a pas écoulé un seul dessin, n’en a vendu aucun sous le manteau. Il aurait pu le faire. Une Rolls serait garée dans leur allée, ou plutôt les époux n’habiteraient plus ici : une Rolls ne passerait pas sur ce chemin.

Dans les silences gênés de M. Le Guennec, dans ses discrètes omissions, on trouve toujours ce cousin chauffeur de taxi à Cannes. Il s’appelle Maurice Bresnu, et il n’était pas que chauffeur de taxi.

Comment Pierre Le Guennec est-il entré au service des Picasso ? « J’étais petit ouvrier. J’ai travaillé pour la Banque de France, le château de Versailles, le palais de l’Unesco à Paris. » En 1969, il quitte la région parisienne et s’installe sur la Côte d’Azur. « Mes parents avaient une petite maison près de Mougins. Mon cousin était chauffeur de taxi à Cannes, mon frère aussi. Toute ma famille était sur la Côte. Un jour, on m’appelle. On me dit : “Picasso a son four en panne.” J’y suis allé pour le réparer. »

Remarquons que dans les silences gênés de M. Le Guennec, dans ses discrètes omissions, on trouve toujours ce cousin chauffeur de taxi à Cannes. Il s’appelle Maurice Bresnu, il n’était pas que chauffeur de taxi. De 1966 à 1973, il est aussi le chauffeur de Picasso, qui le baptise « Nounours ». Il est à fois son serviteur et un proche familier. Ils vont ensemble assister à des corridas, ils déjeunent ensemble. Costaud, baraqué, le fidèle Nounours suit Picasso comme son ombre. Sa femme, Jacqueline Bresnu, fait parfois la cuisine pour Picasso. Elle est la cousine directe de Pierre Le Guennec.

Quand il sera interrogé par les enquêteurs, M. Le Guennec dira qu’il est entré au service des Picasso par le biais de petites annonces qu’il faisait paraître pour chercher du travail. Il occultera le lien qu’il avait avec Nounours, et taira que son cousin travaillait pour les Picasso.

À son procès, on insistera : « Le mari de votre cousine était chauffeur de taxi et travaillait pour les Picasso. Qu’est-ce qui a poussé Mme Picasso à vous appeler personnellement ? Vous avez été appelé grâce à des petites annonces ou grâce à votre cousin ? »M. Le Guennec répondra : « Je pencherais plutôt pour mon cousin. » Et on lui lancera : « Sûrement, on n’entre pas chez les Picasso par petites annonces. » Donc Nounours parle de son cousin électricien à Jacqueline Picasso, qui a des ennuis avec son four.

Vertigineuse caverne d’Ali Baba

Quand il vient réparer ce four, Jacqueline et Pablo Picasso ont quitté l’immense villa La Californie à Cannes. Picasso avait fait de cette somptueuse maison pour milliardaires un antre Picasso. Un proche raconte La Californie ainsi : « Tout était empilé. Sa chèvre traînait, il y avait des œuvres partout. Les gens qui venaient s’asseyaient sur des cageots. Vous savez, chez Picasso, c’était comme ça. Le point de vue matériel, il s’en fichait, il n’y avait que sa création qui comptait. »

Donc, chez Picasso, il y a des Picasso partout. Des toiles au mur, par terre, des sculptures, du fer, des bronzes, des céramiques. Des milliers d’œuvres, car Picasso garde tout. Il ne veut pas se séparer de ses œuvres qu’il accumule, stocke, conserve. Boulimique de travail, il produit sans cesse, vend très cher. Sa cote ne baisse jamais. Il lui suffit de vendre quelques toiles, il peut garder tout le reste de sa création. C’est ce qu’il veut d’ailleurs. Ses œuvres sont comme son sang, sa vie, la biographie de sa vie.

Quand il quitte La Californie, il garde cette propriété comme lieu de stockage. La villa qu’il referme derrière lui devient une vertigineuse caverne d’Ali Baba, où on découvrira, ébahis, à la mort du peintre les milliers d’œuvres qu’il a accumulées. Picasso disait : « Donnez-moi un musée, je le remplirai. » Les maisons aussi. Et le mas Notre-Dame-de-Vie à Mougins n’est pas en reste. C’est à nouveau une maison Picasso. Et comme dans toutes les maisons de Picasso, il y a des Picasso partout. Des toiles de tout format, des céramiques, des cartons de dessins. Par centaines.

Je travaillais dans les pièces tout seul, mais j’avais souvent la visite de M. Miguel, le secrétaire. Il entrait dans la pièce et regardait ce que je faisais.

Pierre Le Guennec

Le mas est immense. Mille huit cents mètres carrés, trente-six pièces. Pierre Le Guennec y installe des alarmes, fait des dépannages. « Monsieur et madame m’appelaient “Petit Cousin” par rapport à mon cousin qui était plus gros et qu’ils appelaient “Gros Cousin”. » Nounours est encore rebaptisé par Picasso, il devient « Gros Cousin ».

Dans cette gigantesque maison, il y a toujours des travaux à faire, quelque chose à réparer. Tous les corps de métier y défilent. Dans les premiers temps, Pierre Le Guennec est surveillé. « Je travaillais dans les pièces tout seul, mais j’avais souvent la visite de M. Miguel, le secrétaire. Il entrait dans la pièce et regardait ce que je faisais. »

M. Miguel agit de même avec quiconque rentre chez Picasso. Ce test de surveillance dure six mois. « Après, c’était une confiance absolue. Madame aimait la musique. Elle m’appelait pour écouter de la musique. Elle me montrait les toiles. Après, je retournais à mon travail. Monsieur me demandait où en étaient les travaux. Moi, pour avancer, il fallait que j’enlève tous les tableaux les uns après les autres pour installer mes câbles. » C’est cela l’ennui quand on doit installer des câbles chez Picasso : ses toiles sont partout.

Un génie en short ou en bermuda

Pierre Le Guennec est d’un caractère peu expansif, ce n’est rien de le dire. Il tait tout, retient tout. C’est ainsi chez lui, par tempérament. Quand il se retrouvera au tribunal, il ne faudra pas s’étonner qu’il ne dise rien non plus : il est plus secret qu’une tombe. Cela lui donne une grande qualité. Il est discret, disponible également. Aussi M. Le Guennec entre-t-il au service régulier des Picasso. « Je suis devenu petit à petit l’homme à tout faire de Mme Picasso. » Un familier.

Mme Le Guennec n’aime pas qu’on qualifie son mari de « petit électricien », avec cette condescendance qui vous regarde de haut. Elle a raison de ne pas aimer ce mépris. Et c’est pourquoi ils égrènent tous deux les clients prestigieux qu’a eus son mari : l’Unesco, la Banque de France, le château de Versailles… Mais le plus glorieux d’entre eux, c’est Picasso, le génie en short ou en bermuda.

Dans le grand mas de Mougins, Pierre Le Guennec a son roi, Picasso, qui lui flanque un peu la trouille et le fait appeler pour lui dédicacer un catalogue ; sa reine, Jacqueline Picasso, qui lui fait écouter de la musique, lui montre des toiles ; et M. Miguel, ce grand chambellan qui vous surveille le temps du test qui précède la confiance absolue. Le peintre est célèbre dans le monde entier. Comment ignorer que tout ce qui vient de la main de Picasso vaut de l’or ?

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En février 2015, M. et Mme Le Guennec comparaissent au palais de justice de Grasse. Ils sont accusés de recel. Les héritiers Picasso sont représentés par Claude Ruiz-Picasso, Maya Picasso et Catherine Hutin-Blay, la fille que Jacqueline Picasso a eue d’un premier mariage.

Catherine Hutin-Blay est la seule à connaître M. Le Guennec. Après avoir travaillé pour sa mère, il a été à son service. Elle l’appelle « Pierre ». Pour elle, il est ce familier en qui sa mère et elle avaient toute confiance. Cette affaire la blesse, précisément parce qu’elle avait confiance en lui.

M. Le Guennec arrive au palais de justice de Grasse maigre comme un coucou, flottant dans son blouson et son blue-jean, livide, stressé, assailli par une meute de photographes qui le mitraillent de flashs. Il est aveuglé, marche sans savoir où aller. Son regard est égaré sous ses sourcils broussailleux. Il est affolé par la tournure judiciaire qu’a prise son affaire. Il n’avait jamais imaginé qu’à son âge il allait se retrouver sur le banc des accusés.

Quand le procureur demandera cinq ans de prison avec sursis contre sa femme et lui, M. Le Guennec n’entendra pas que le procureur a parlé de sursis. Il comprendra que sa femme et lui sont condamnés à cinq ans ferme et qu’ils vont se retrouver tous deux illico emmenés en prison. Il sera dans un état épouvantable. Au bord de l’attaque, il dira : « Moi, je ne sais pas comment ça se passe la justice. Je croyais qu’ils allaient discuter entre eux. » Discuter de quoi ? Ici, c’est un théâtre où, contre le mutisme de M. Le Guennec, on veut faire émerger un peu de vérité. Et rendre à César ce qui appartient à César. Et César, ce sont les héritiers Picasso.

Il y a un abîme entre les héritiers Picasso, richissimes, surpuissants, bardés d’avocats, et M. et Mme Le Guennec. Ce couple de prévenus, de plus de 70 ans et pas bien riches, emporte la sympathie du public.

Son épouse, Mme Le Guennec, contrôle mieux son anxiété. Elle parle avec la jeune femme qui s’occupe de la sécurité, elle fait une petite plaisanterie. Elle est caparaçonnée dans un manteau noir à col de fourrure qui la serre un peu. Ce manteau lui sert d’armure. Son avocate la suit, en lui disant : « Ça va, madame Le Guennec ? Pas trop nerveuse ? » Mme Le Guennec est dans le contrôle, son mari égaré cherche son regard de multiples fois.

Il y a un abîme entre les héritiers Picasso, richissimes, surpuissants, bardés d’avocats, qui arrivent dans des voitures aux vitres fumées, et M. et Mme Le Guennec. Ce couple de prévenus, de plus de 70 ans et pas bien riches, emporte la sympathie du public. M. Le Guennec fait presque pitié. Au sortir des audiences, on entend : « Mais puisqu’ils ont tout rendu aux Picasso et qu’ils n’en ont pas profité… », « Les héritiers auraient pu passer l’éponge, ils sont riches à millions. Pourquoi aller jusqu’à traîner en justice ces deux personnes âgées ? », « Ils ont l’air de papi et mamie, ça me fait le même effet que si je voyais mon grand-père et ma grand-mère dans le box. »

Les héritiers Picasso ne l’entendent pas ainsi. Le président du tribunal non plus : « Monsieur Le Guennec, vous êtes accusé d’avoir sciemment recélé 271 œuvres de Pablo Picasso que vous saviez d’origine frauduleuse. » M. Le Guennec ne peut être accusé de vol. Le vol est prescrit. Il comparaît avec sa femme au titre de recel. Dans le tribunal, il est bombardé de questions. Quand Jacqueline Picasso lui a-t-elle offert ce carton ? Était-ce en 1971, 1972 ou 1973 ? Il répond : « Plutôt en 1971 ou 1972. » Il ne parvient toujours pas à dater ce don de façon précise.

Et pourquoi ce cadeau ? Énorme, si extravagant il faut bien le dire. « Ça remonte au moment où les huissiers sont venus vérifier si Pablo Picasso n’était pas séquestré par madame. Ces huissiers étaient envoyés par son fils, Claude. Monsieur a dû s’avancer jusqu’au portail pour se montrer. Il était très peiné de cette intervention des huissiers, madame aussi. En quittant mon travail, le soir, elle m’a tendu un carton et elle m’a dit : “Tenez, c’est pour vous”. » Ce serait en quelque sorte un cadeau de remerciement, offert à un familier fidèle après qu’un fils avait blessé son père en lui envoyant les huissiers.

À la plage avec Ava Gardner

Claude Ruiz-Picasso, interrogé, ne dit rien sur cette histoire d’huissiers. Il explique pourquoi il ne voyait plus son père depuis longtemps : « Ma mère, Françoise Gilot, avait écrit un livre sur sa vie avec Picasso. Picasso nous a dit à ma sœur Paloma et moi : “Mais pourquoi ne l’avez-vous pas empêchée d’écrire ce livre ?” J’avais 17 ans. Après, il n’a plus voulu nous revoir. Les vacances magiques étaient finies. »

Les héritiers ont leurs blessures. Ruptures, rejet, portes fermées et, surtout, cette inexistence à laquelle les renvoie ce père qui ne veut plus les voir. Claude Ruiz-Picasso n’appelle pas Picasso « mon père », encore moins « papa », mais sèchement « Picasso ». Comme s’il parlait d’un étranger, certes mondialement célèbre. À plus de 60 ans, les déchirures en lui ne sont pas guéries. À la barre, il fait ressentir cette blessure à vif : « Ni ma sœur ni moi n’avons pu assister à son enterrement. »

Sur le parvis du palais de justice, Maya Picasso, sa demi-sœur extravertie et loquace, parle d’Ava Gardner. Tout le monde peut entendre qu’Ava Gardner l’emmenait à la plage quand elle était petite, l’été à Juan-les-Pins. Et tandis que Maya occupe l’espace avec son impétuosité, sa gouaille, sa voix de stentor rocailleuse et sa proximité avec l’immense star qu’était Ava Gardner, M. Le Guennec, traqué par les photographes, grimace d’anxiété et ne sait dans quel terrier il pourrait bien aller se cacher.

Des dessins dans un sac-poubelle

Les époux Le Guennec ont, malheureusement pour eux, donné des versions différentes quand ils ont été interrogés par la police. Mme Le Guennec a déclaré : « Picasso avait poussé des dessins pour faire de la place et il les a mis dans un sac-poubelle. » Il ne s’agirait donc pas d’un don, mais d’un jeté en vrac dans un sac-poubelle. Pour M. Le Guennec, c’est Jacqueline Picasso qui lui a offert les œuvres de son mari en les lui donnant dans un carton.

Alors, dans un tribunal, il faut bien trancher entre ces versions. Est-ce Picasso qui a jeté ses dessins dans un sac-poubelle ? Ou est-ce sa femme, Jacqueline, qui les a donnés à Pierre Le Guennec en remerciement dans un carton à dessins ?

À la barre, Mme Le Guennec se rétracte : « J’ai dit ça en garde à vue. Je reconnais que j’ai raconté n’importe quoi. La garde à vue m’a traumatisée. On me parlait comme à une voleuse. On m’a mise dans un local, ça sentait l’urine. » Mme Le Guennec n’avait jamais été placée en garde à vue. On lui concède qu’elle a raconté n’importe quoi parce qu’elle était en état de choc. On oublie donc Picasso jetant ses dessins, et on en revient à M. Le Guennec.

Vous détenez 271 œuvres de Picasso. Vous n’y touchez plus pendant près de quarante ans et, tout à coup, en 2009, vous décidez de sortir ces œuvres et de les montrer. Pourquoi ?

Le président du tribunal

Le Président : « Vous dites que c’est Jacqueline Picasso qui vous a offert ce carton ? »
Pierre Le Guennec : « Madame m’a tendu un carton en me disant : “Tenez, c’est pour vous.” Je l’ai remerciée et je suis parti chercher mon véhicule. Je n’ai pas regardé ce qu’il y avait dedans.
— Vous n’êtes pas bien curieux. Et qu’avez-vous fait en arrivant chez vous ?
— J’ai dit à ma femme : “Regarde. On m’a donné ça à Notre-Dame-de-Vie.” On a regardé. C’était des dessins, des esquisses.
— Vous avez conscience que ce sont des œuvres de Pablo Picasso, et que tout ce qui vient de la main de Picasso a en soi une valeur ?
— Je n’ai pas cela à l’esprit. Ces morceaux de papier déchirés, ça ne m’interpelle pas. Ce n’est pas comme si je voyais un tableau, une toile. Ça oui, ça m’aurait fait de l’effet. Mais là, ça me laisse indifférent. On a regardé ça avec ma femme et on les a remisés dans mon petit bureau qui était au fond du garage.
— Et vous n’y touchez plus ?
— Non. »

Ces œuvres de Picasso, que M. Le Guennec minore au point d’y voir des morceaux de papier déchirés juste bons à être remisés au fond du garage, titillent le président : « En 1972, le peintre est célèbre, au faîte de sa gloire. Tout le monde le sait. Vous recevez des œuvres de sa main et ça ne vous soucie pas plus que ça. Vous les laissez dormir dans votre garage.
— Pour moi, c’était dans un oubli total.
— Et tout cela dort près de quarante ans dans votre garage ! »

Pressé de questions sur ce don auquel visiblement le président ne croit pas, M. Le Guennec s’angoisse, s’embrouille, est au bord de se trouver mal. Mais, même tarabusté de questions, il ne change pas de version. Son avocat se précipite pour lui donner des médicaments. Il maintient sa version. Il reçoit un don colossal mais il n’y voit que des morceaux de papiers déchirés, il dit ne même pas percevoir qu’il détient là un véritable trésor.

Le président insiste : « Il y a énormément d’œuvres dans ce carton. Il y en a forcément une qui pouvait vous plaire ?
— Oui, je pense que c’est le visage de la première femme de M. Picasso, Mme Khokhlova.
— Et vous ne vous êtes pas dit : ce dessin m’a été offert par Jacqueline Picasso, il me plaît, j’en suis fier, je vais l’exposer chez moi ? »
Silence de M. Le Guennec.
Le président : « Vous détenez 271 œuvres de Picasso. Et vous ne vous rendez pas compte que vous détenez quelque chose d’important ! Vous n’y touchez plus pendant près de quarante ans et, tout à coup, en 2009, vous décidez de sortir ces œuvres et de les montrer. Pourquoi ? »

Un petit cheval découpé

Cette année-là, M. Le Guennec se souvient de tous ces morceaux de papier déchirés qu’il a dans son garage. Il trouve soudain que détenir à lui seul autant d’inédits de Picasso peut devenir très embarrassant. Il s’en explique ainsi : « En 2009, j’ai un problème de santé. Je dois être opéré. J’ai ça à la maison. Qu’est-ce que je fais ? Si je meurs, comment mes enfants pourront expliquer la chose ? S’il m’était arrivé quelque chose, mes enfants n’auraient pas su expliquer ça. » M. Le Guennec craint de mourir. Il a un cancer de la prostate, il appréhende son opération.

Dans une très longue audience, on montre ce que sont les 271 œuvres. Elles défilent une à une sur un écran. Apparaissent des collages cubistes, dont une experte dit que « Picasso y tenait comme à la prunelle de ses yeux » : « Il disait même : “Le cubisme, c’est là où nous sommes allés le plus loin, Braque et moi.” Il est impossible qu’il les ait donnés à quelqu’un qui passait par là. S’il les avait donnés, il les aurait donnés à quelqu’un comme Georges Braque. »

Il y a aussi des portraits de Fernande, compagne de Picasso, et de sa première épouse, Olga. « Jamais, il n’aurait donné ces dessins qui ont une charge très émotionnelle, très intime, très forte. » Pas plus qu’il n’aurait donné le petit cheval découpé « qu’il avait fait pour ses enfants ».

Suivent dix lithographies, toutes semblables. « C’est un tirage d’auteur. On ne donne pas dix fois la même litho à quelqu’un. Donner dix fois la même chose n’a aucun sens », poursuit l’experte. Puis, on voit des dessins représentant des mains, des dessins magnifiques qui sont visiblement des études destinées à servir dans une composition plus ambitieuse.

Papa ne vendait ni ses femmes, ni ses amours, ni ses enfants. Bernard a reçu deux sanguines d’Olga, mais parce que c’était sa mère. Quand mon père donnait, il dédicaçait, datait et signait.

Maya Picasso

Le carton de dessins contenait donc des collages cubistes que Picasso n’aurait jamais donnés, sauf peut-être à Braque, des portraits intimes dont il ne se serait jamais séparé et des études qu’il voulait conserver comme traces de son travail. De plus, aucune des œuvres n’est signée, ni dédicacée, ni datée.

Les témoins se succèdent pendant que M. Le Guennec, angoissé, de plus en plus mal, est dans un état épouvantable. Tous enfoncent le don dont il dit avoir bénéficié.

Catherine Hutin-Blay : « Jamais ma mère n’aurait offert une œuvre de son époux sans son accord. » Maya Picasso : « Papa ne vendait ni ses femmes, ni ses amours, ni ses enfants. Donner un portrait d’Olga ? Oh non ! Bernard a reçu deux sanguines d’Olga, mais parce que c’était sa mère. Quand mon père donnait, il dédicaçait, datait et signait. » Claude Ruiz-Picasso : « Qu’un de ces objets ait été donné à quelqu’un pourquoi pas ? Mais un tel rassemblement ! Si ces objets étaient partis n’importe comment, on aurait perdu une part d’explication importante de son art. » Et soyons triviaux, une petite portion de son immense patrimoine aussi.

Le dernier témoin est un artiste peintre, Gérard Sassier, fils d’Inès Sassier, gardienne et femme de ménage que Picasso adopte comme sa fille. Picasso faisait le portrait d’Inès Sassier tous les ans, des dessins de son fils aussi. Il lui a beaucoup donné, « mais il lui a fait une lettre pour dire que, tout ce qu’elle avait de lui, il le lui avait donné ». Il parle d’un Picasso très généreux, mais vigilant au point de faire une attestation pour que les détenteurs de ses œuvres n’aient pas de soucis. Et il ajoute : « Picasso ne donnait que des travaux récents. Ses dons étaient personnalisés, il donnait des œuvres en rapport avec la personne. »

Aussi, quand le président du tribunal demande à Gérard Sassier si Picasso pourrait avoir donné à M. Le Guennec ces 271 œuvres, celui-ci s’écrie : « Mais c’est inimaginable ! Cela faisait partie de lui. Jamais, jamais, il n’aurait donné cela. Il était attaché à ce qu’il avait fait. Évidemment, c’était lui. »

Le président se tourne vers M. Le Guennec : « Que pensez-vous de tout ce que vous avez entendu ? » M. Le Guennec : « Ils disent que ça n’est pas possible. » Le don.

Silence. Silence. Silence

On passe aux descriptifs qui accompagnent les œuvres, ces notices si savantes. Et c’est un jeu pour Me Neuer, avocat des héritiers Picasso, de démontrer que M. Le Guennec ne peut les avoir rédigées lui-même : « Monsieur Le Guennec, qu’est-ce que la période bleue de Picasso ?
— C’est quand il était jeune.
— C’est vrai, mais quelle était la caractéristique de la période bleue ? »

Silence.

« Monsieur Le Guennec, qu’est-ce que le Moma ? » Silence. « Monsieur Le Guennec, est-ce que vous savez quelle œuvre très célèbre de Picasso est exposée au Moma ? » Silence. « Monsieur Le Guennec, qu’est-ce qu’une sanguine ? » « Qu’est-ce qu’une esquisse ? » « Qu’est-ce qu’une étude ? » Silences.

L’avocat : « M. Le Guennec ne sait pas ce qu’est le Moma, un des plus célèbres musées du monde, à New York. Il ne sait pas que “Les Demoiselles d’Avignon” sont exposées au Moma. Par contre, il arrive à faire une description très précise de l’étude de “L’Arlequin”, une étude qu’il détient et que personne ne connaissait, et il est capable de lui trouver des similitudes avec le tableau de “L’Arlequin” qui est exposé au Moma. » Évidemment, c’est curieux.

Après cet interrogatoire, l’avocat déclare : « Vous avez un sur quinze, monsieur Le Guennec. »

M. Le Guennec est noté en histoire de l’art et connaissance de Picasso. Il a un sur quinze, et on ressent un malaise. On se doutait bien que ce n’était pas lui qui avait écrit ces notices scientifiques, mais il est toujours pénible de voir aussi facilement triompher ceux qui savent en enfonçant ceux qui ne savent pas.

« Mais enfin, dites-nous qui vous a aidé ! » M. Le Guennec maintient : « J’ai fait les descriptifs tout seul. » Par fierté. Et aussi parce qu’il est une tombe. Et que ce n’est pas lui qui dira qui est le savant connaisseur qui l’a aidé.

Un prêt pour acheter sa licence de taxi

Survient le coup de grâce, avec une histoire de prêt. Après des années de bons et loyaux services, M. Le Guennec, serviteur et homme de confiance de Jacqueline Picasso, envisage de se reconvertir. Il pense devenir chauffeur de taxi, comme l’a été son frère, mais aussi son cousin par alliance, Nounours, le chauffeur de Picasso.

Dépeinte par ses détracteurs comme une épouse dévote entièrement vouée à Picasso qu’elle appelait « Mon Seigneur », Jacqueline Picasso est vue par ses proches et ses familiers comme une femme généreuse. Et elle l’a été avec Pierre Le Guennec. Quand elle a connaissance de son souhait, elle lui prête 540 000 francs pour qu’il puisse acheter sa licence de taxi, et faire ce qu’il a envie de faire. C’est cher une licence de taxi.

Ce prêt poursuit évidemment M. et Mme Le Guennec dans ce tribunal : « Vous dites que Jacqueline Picasso vous a donné 271 œuvres de Picasso. Et elle ne vous a pas dit qu’en vendant quelques-uns des dessins qu’elle vous avait donnés vous pouviez avoir votre licence de taxi ? Elle ne vous a jamais reparlé de ce don ? »

Évidemment, quand on vous offre dans un carton des œuvres qui valent autour de 70 millions d’euros, concéder ensuite un prêt n’apparaît pas comme essentiellement nécessaire. « Vous voyez bien que ce que vous nous dites est difficile à croire, monsieur Le Guennec. »

La bombe Nounours

Et on en arrive à Nounours, ce cousin décédé, cet ancien chauffeur de Picasso dont les Le Guennec n’aiment pas parler. Au départ, Nounours et sa femme s’entendent bien avec les Le Guennec. Les Bresnu sont leurs témoins de mariage, ils sont voisins. Nounours aide à l’embauche de Pierre chez Picasso. Mais cela se gâte : « On s’est fâchés avec les Bresnu. Ils nous avaient traités de cousins pauvres. Ça n’a pas plu à ma femme. » C’est que les Bresnu se mettent à prendre les Le Guennec de haut.

Il faut dire qu’après la mort de Picasso et de sa femme les Bresnu deviennent très riches. Maurice Bresnu, dit Nounours ou Gros Cousin, s’est constitué une importante collection dite « collection Nounours », qui comporte des centaines de dessins de Picasso non datés et non signés, des céramiques, mais aussi des montres ayant appartenu à Picasso et jusqu’à la palette du peintre. Picasso lui a offert huit dessins, dédicacés « à mon ami Nounours ». Ce don n’a jamais été contesté. Par contre, tout le reste de la collection Nounours pose problème.

La juriste Claudia Andrieu a patiemment travaillé les ombres de la collection Nounours. Les enquêteurs l’auditionnent en 2011. Un supplément d’enquête est demandé. Dominique Lambert, la nièce de Nounours, et son mari Bernard sont à leur tour entendus. Les époux Lambert font des déclarations fracassantes. La bombe Nounours explose.

Un jour, Maurice m’a dit : “Monte”, et nous sommes montés au grenier. Il m’a montré tout ce qu’il y avait, c’était des centaines de dessins. Il voulait vendre toutes ces œuvres qu’il avait pour se faire des Picasso dollars.

Bernard Lambert, neveu par alliance de Nounours

Dominique Lambert : « Je vous le dis aujourd’hui spontanément : toutes ces œuvres ont été volées par mon oncle, M. Maurice Bresnu. » Les montres et la palette de Picasso avec. Bernard Lambert ajoute : « Maurice ne m’a jamais dit comment il avait volé ces œuvres, mais il m’a toujours affirmé qu’il n’avait rien pris du vivant de Picasso. Ça a dû se faire après sa mort, dans sa villa de Mougins. Maurice avait les clés. Il pouvait y entrer comme chez lui. »

Nounours a compris depuis longtemps que tout ce qui est de la main de Picasso vaut de l’or. À la mort du peintre, l’ancien fidèle fait une razzia. À tel point que, pour Bernard, « la maison des Bresnu, c’était pire qu’un musée » : « Un jour, Maurice m’a dit : “Monte”, et nous sommes montés au grenier. Il m’a montré tout ce qu’il y avait, c’était des centaines de dessins […] Il voulait vendre toutes ces œuvres qu’il avait pour se faire des Picasso dollars. »

Quelle était l’ambiance en 1972-1973 dans le mas de Mougins pour que Nounours ait pu y opérer une aussi grande razzia ? Dominique Sassi est un vieux monsieur charmant qui fut très proche de Jacqueline Picasso. Il est céramiste. Il l’a connue dans l’atelier de céramique Madura, à Vallauris : « Picasso est venu visiter l’atelier. Jacqueline y travaillait comme hôtesse, c’est là qu’elle l’a rencontré. »

Production immense, délirante

Picasso découvre avec enthousiasme tout ce qu’il peut faire avec des céramiques. Dans l’atelier Madura, il est difficile de suivre son rythme : « Quand on faisait une céramique par semaine, Picasso en faisait vingt-cinq. » Comme d’habitude, sa production devient immense, délirante. Tout semble lui sortir d’un jet : « On a tout dit sur Picasso, même que c’était un monstre. Avec nous, il était doux comme tout. » Il adore faire ses céramiques, il apprécie les artisans de l’atelier, il se marie avec Jacqueline.

En 1971, quand Pierre Le Guennec entre à leur service, Picasso et Jacqueline sont installés depuis dix ans dans le mas Notre-Dame-de-Vie à Mougins. « Ce n’était pas ce qu’on peut appeler une maison bien rangée, mais c’était fascinant, extraordinaire. Vous aviez les tableaux, des centaines de cartons de dessins partout. Dans le sous-sol, il y avait trois mille céramiques. Quand Jacqueline m’a demandé de l’aider à les classer, j’ai dû commencer par faire des couloirs entre ces trois mille céramiques pour seulement pouvoir avancer. C’était un capharnaüm, mais un capharnaüm organisé. Les artistes savent où sont les choses. Picasso le savait et Jacqueline aussi. »

En 1972, Picasso est très âgé. Il est alité, sous oxygène. « On ne disait pas qu’il était aussi malade. On cachait la chose, je ne sais pourquoi. Jacqueline était exténuée. » Il meurt le 8 avril 1973. « Jacqueline était désespérée. J’allais la voir toutes les semaines. Elle était seule, elle avait mis des photos de Picasso partout. Elle souffrait, elle errait, elle me parlait sans arrêt de Picasso dans cette maison qui était devenue un mausolée. Elle ne parlait que de lui. C’était terrible, éprouvant. Picasso était partout avec ses photos, ses œuvres. À la fin, je croyais voir Picasso. »

Directement reliée à la gendarmerie

M. Miguel n’est plus là, avec son œil inquisiteur. Jacqueline Picasso redoute le vol, elle erre au milieu de milliers d’œuvres non inventoriées. « Jacqueline sentait qu’elle était volée. Ça, c’est sûr. Elle avait toujours un trousseau de clés à la main, elle fermait les pièces derrière elle. Je lui disais : “Jacqueline, avec ton trousseau de clés, tu ressembles à saint Pierre.” Elle a pris un port d’armes pour se défendre contre les voleurs. Elle avait un petit revolver. »

Pour les voleurs éventuels, le mas de Mougins est une forteresse. « Il y avait des grilles et des systèmes d’alarme tout autour de la maison. Jacqueline était directement reliée à la gendarmerie. C’était efficace pour des voleurs qui seraient venus de l’extérieur, mais, quand vous étiez à l’intérieur, c’était très facile. Vous gariez votre fourgonnette et vous repartiez avec ce que vous vouliez. En fait, de l’intérieur, c’était impossible à surveiller, impossible à contrôler. » C’est vraisemblablement à ce moment-là que Nounours s’est servi.

Jacqueline Picasso aurait-elle pu donner les 271 dessins de Picasso à M. Le Guennec ? « Jamais, c’est impensable. On était très proches, Jacqueline et moi, et je peux vous dire qu’elle ne m’aurait jamais offert 271 dessins. Elle m’a fait de très beaux cadeaux, pourtant. Jacqueline était gentille, généreuse. Elle faisait du bien aux gens, mais pour moi c’est clair : ce carton a été volé », affirme le céramiste Dominique Sassi.

« Le Guennec a déconné »

Par qui ? Par Nounours le sulfureux ? Ou par M. Le Guennec, qui toute sa vie a été un homme honnête et qui aurait une fois dérapé en prenant un carton de dessins, au hasard, n’importe comment ? À son procès, on lui rappelle cette phrase prononcée par ledit Nounours : « Le Guennec a déconné chez les Picasso, et il va nous faire avoir des emmerdes à tous. » Au rappel de ce propos, M. Le Guennec s’insurge : « Et si j’avais “déconné”, comment madame m’aurait-elle gardé aussi longtemps ? »

En 1986, treize ans après la mort de Picasso, Jacqueline Picasso s’est suicidée dans ce même mas de Mougins. Par arme à feu. Avec ce revolver qu’elle avait pris pour se défendre des voleurs quand elle était inquiète, seule et errante dans cette gigantesque maison.

Il semble évident qu’en se rendant à Paris M. et Mme Le Guennec se sont mis eux-mêmes dans un piège avec leur carton d’œuvres et leur valise à roulettes, qu’ils ont été dépassés par le trésor qu’ils emmenaient. Mais en fin de compte, malgré les interrogatoires et tout un procès, on ne sait rien.

On ne sait pas qui a volé ce fameux carton. On ne sait pas s’il y a un commanditaire mystère derrière les Le Guennec. On ne sait pas qui a rédigé ces notices scientifiques de si haute volée. On ne sait même pas si M. Le Guennec a vraiment gardé quarante ans ces œuvres dans son garage ou si, au vu de leur état de conservation tout à fait étonnant, elles ont été entreposées ailleurs.

Ce garage de Mouans-Sartoux, où 271 œuvres de Picasso seraient restées au secret pendant quarante ans, est peut-être une fable. Et cette fabuleuse histoire de don, une mystification. La vérité est frustrante, car la vérité, en cette affaire, on ne la connaît pas. Le garage garde son mystère. Et les Le Guennec aussi. Eux qui ne parlent pas, qui sont muets comme des tombes, et qui savent garder un secret mieux que des Picasso au fond du garage. 

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