C’est un bel oiseau noir aux ailes bleues qui butine des fleurs de jasmin. Vous ne connaissez sans doute son nom ni en français, souimanga de Palestine, ni en anglais, Palestine sunbird. Mais cette boule de plumes de moins de dix grammes est devenue le symbole de l’État de Palestine.
T-shirt rose, jean délavé et carrure d’athlète décontracté, Khaled Jarrar campe en cette fin mai devant son sceau de l’État de Palestine, exposé à l’école des Beaux-Arts de Paris. Des centaines de visiteurs se pressent devant les œuvres les plus provocantes. Lui est un peu fatigué, décalé. Arrivé de Ramallah, en Palestine, il a dû traverser le pont Allenby, sur le Jourdain, et se rendre à Amman, avant de pouvoir rallier la France. L’aéroport de Tel-Aviv tout proche de sa résidence lui est interdit par Israël. Ainsi va la vie en Palestine « autonome ».
L’aventure du « souimanga de Palestine » a débuté il y a trois ans. Khaled Jarrar a 38 ans, et déjà vécu plusieurs vies. Coincé dans le réduit de Cisjordanie, un territoire en marge, obsédé par la question du contrôle des populations, il imagine un faux tampon « État de Palestine » à l’emblème de ce passereau que l’on ne trouve que sur sa terre orpheline.
Dans son atelier proche de Ramallah, l’artiste fabrique pour « vingt dollars » un tampon orné de l’oiseau symbole : « Des Israéliens ont essayé de faire de mon passereau “le souimanga d’Israël”, mais son lien avec la Palestine est certifié par la communauté scientifique internationale. Ils ne peuvent s’approprier cet oiseau, comme ils l’ont fait avec notre falafel. »
La fiction artistique devient réalité politique
Au printemps 2011, alors que le monde arabe vibre au rythme des « printemps », Khaled Jarrar décide de donner vie à sa création. À la gare routière de Ramallah, la capitale administrative de l’Autorité nationale palestinienne que l’on atteint après avoir franchi de nombreux checkpoints, il propose aux visiteurs étrangers de tamponner leur passeport. Conscient des limites de sa démarche, il prévient ses interlocuteurs qu’ils devront « assumer seuls » les conséquences de leur prise de position.
Une Israélienne s’est vue annuler son passeport par l’État hébreu. Des voyageurs ont été contrôlés sans ménagement à leur passage à l’aéroport de Tel-Aviv, certains déshabillés au cours d’un interrogatoire, d’autres renvoyés vers leur pays d’origine. Un jour, un officier de sécurité israélien croit qu’il s’agit d’un authentique tampon palestinien. Pendant plusieurs minutes de confusion, la fiction artistique s’inscrit en réalité politique. Un rêve pour le créateur engagé : parvenir à donner chair, même pour quelques instants, à une « idée indestructible, la Palestine ».
Encouragé par un tel début, Khaled Jarrar a organisé un « tamponnage » collectif à Berlin, sur l’ancien mur entre l’Est et l’Ouest. Ce happening en un lieu hautement symbolique a été une réussite. Convaincu de la puissance de l’art, il affirme son discours : « Je me donne le droit de tamponner au nom de la Palestine des passeports étrangers n’importe où dans le monde. C’est cette idée de Palestine que les Israéliens craignent, bien plus qu’un véritable État avec une armée et des frontières. »
Jouer au chat et à la souris avec les soldats
Khaled Jarrar est né en 1976 à Jénine, la ville la plus au nord de la Cisjordanie. Sa mère Samira est une réfugiée de Haïfa, où sa famille possédait de nombreuses terres avant la fondation de l’État d’Israël en 1948. Les Jarrar ont résisté en 1799 à l’invasion de Bonaparte, dont on oublie souvent que « l’expédition d’Égypte » s’étendit vite à la Palestine. Ils en sont fiers : Jénine, leur fief, fut la cible de trois raids dévastateurs de l’armée française.
Ils y gagnèrent en prestige, devenant les châtelains du petit village de Sanour. Leur citadelle domine une vaste plaine régulièrement inondée par une « mer » saisonnière, où les paysans adorent barboter en rendant grâce à Dieu. La guerre des Six Jours en 1967 marque le début de l’occupation israélienne de Jénine et de la Cisjordanie.
Trois semaines après le vernissage des Beaux-Arts à Paris, Khaled Jarrar est de retour dans les rues de sa ville natale. Je l’accompagne : « Regarde, mon école était au fond de ce passage. Les Israéliens n’avaient qu’à se poster pour des tirs tendus en enfilade à chacune de nos manifestations. »
Gamin, Khaled Jarrar baigne dans l’effervescence nationaliste de la première intifada. Le « soulèvement » a démarré fin 1987. Les jeunes manifestants de Jénine brandissent des portraits de Yasser Arafat, l’icône de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) alors en exil à Tunis. Ils ont grandi sous occupation israélienne, ne connaissent que cela. Des nuées de mômes jouent au chat et à la souris avec les soldats. Khaled est au milieu d’eux. Capturé un jour, il est relâché. Une autre fois, son père parvient à le libérer contre caution. Il a 14 ans.
Les militaires israéliens, cantonnés dans une caserne proche des écoles, tentent d’en prendre le contrôle. Peine perdue : « On demandait aux professeurs d’aller aux toilettes, et on se retrouvait à quatre ou cinq pour lancer des pierres sur les soldats. » Pour se protéger des gavroches palestiniens, l’administration d’occupation plante des murs de barils vides le long de l’artère principale. Rien n’y fait. Les cavalcades se poursuivent, les incidents continuent.
Une jeep s’est arrêtée à sa hauteur, trois armoires à glace en sont descendues. Eyad était mort de peur, il s’est abandonné sous lui.
Khaled Jarrar, à propos de son frère à l’âge de 7 ans
Le frère de Khaled, Eyad, aujourd’hui brillant avocat, est interpellé dans la rue à 7 ans. « Une jeep israélienne s’est arrêtée à sa hauteur, trois armoires à glace en sont descendues pour l’encercler. Eyad était mort de peur, il s’est abandonné sous lui. » Cette humiliation, ces poursuites, la fumée, les éclats, Khaled les rumine toujours. Il a beau blaguer avec un ami d’enfance, qui tient désormais une échoppe de jus de fruits au cœur de Jénine – « on en a fait, des coups ensemble ! » –, cette intifada où les soldats coursaient des adolescents était « tout sauf un âge d’or ».
Mohammed Youssef Jarrar, son père, charpentier, possède un magasin de meubles à l’entrée sud de Jénine. L’odeur du bois et des copeaux baigne l’atelier, toujours en activité, où s’est formé très tôt Khaled. Baccalauréat en poche, il intègre l’institut polytechnique de Hébron, à l’autre bout de la Cisjordanie, pour étudier le design d’intérieur.
Invitation à des soirées épicées
1994, Khaled a 18 ans, l’intifada s’est terminée par la conclusion des accords d’Oslo. Après des décennies d’exil, Yasser Arafat, le chef de l’OLP, installe à Gaza et Jéricho une « Autorité palestinienne ». La Cisjordanie est saucissonnée en trois zones : A sous l’Autorité nationale palestinienne, B sous autorité mixte, et C sous contrôle exclusif d’Israël.
Hébron est dans la zone C. La ville abrite le tombeau des Patriarches et est régulièrement sous tension. Israël y impose un contrôle strict, avec déploiement de forces et rafles régulières. Khaled n’y échappe pas. Un jour, il est « ramassé » avec tous les étudiants de sa résidence. Mis en fiche et photographiés, les jeunes Palestiniens sont convoqués individuellement par les services de renseignement. « L’officier parlait le dialecte palestinien à la perfection, il se faisait appeler Abou Zaïm, comme un caïd local. Il m’a menacé de violer ma mère et mes deux sœurs, puis d’emprisonner mon père et mes deux frères si je ne collaborais pas. »
Khaled n’est pas brutalisé, juste intimidé, précise-t-il, un procédé classique pour recruter des indicateurs. Un second officier calme le « caïd » et se met à proposer à l’étudiant des « soirées » épicées à Jérusalem, de fortes sommes en liquide et des facilités de voyage contre des informations sur le Hamas, le mouvement islamiste rival d’Arafat et de l’OLP. « Je leur ai répondu que, si Israël craignait le Hamas, j’avais toutes les raisons d’en avoir peur moi aussi. » Il tient bon, et n’est plus inquiété durant ses deux années d’études à Hébron.
Ne trouvant aucun emploi en Cisjordanie, le jeune diplômé en design d’intérieur finit par accepter un travail illégal de charpentier dans la ville israélienne de Nazareth. Il y endure les caves à clandestins. Les paillasses sont louées à un tarif exorbitant. Plusieurs fois, il est arrêté par la police israélienne, alertée par ses employeurs qui trouvent là un moyen de ne pas verser les salaires. « Je travaillais pour un Arabe israélien, il ne m’a jamais payé. » Un jour, il le retrouvera, récupérera son dû et, « pour lui faire honte », remettra la somme à son voisin. Khaled a la mémoire longue et la rancune tenace.
Il se replie sur Jénine pour échapper à la traque des clandestins, se levant avant l’aube pour rejoindre Nazareth. Il tient des mois. Jusqu’à ce jour, « c’était en 1997 », où sa mère, Samira, lui lance : « Ce n’est pas une vie que la tienne. Ta passion, c’est l’art. Et c’est l’art que tu vas étudier. »
Des objets faussement ludiques
Quatorze ans plus tard, il se félicite encore de l’avoir écoutée : « Ma mère ne sait pas écrire, mais elle est de bien meilleur conseil que la plupart des gens éduqués. » Sa carrière d’artiste démarre vraiment à la Foire internationale d’art contemporain de Paris, la Fiac. Il y est invité en 2011 par un galeriste, Bernard Utudjian, convaincu qu’il n’est pas un « de ces Palestiniens à la démarche construite sur une terre qui leur est étrangère ».
Khaled expose son sceau de Palestine et ses créations provocatrices : des ballons de football en ciment à l’enveloppe parfois éclatée, des nounours en ciment toujours… Des objets faussement ludiques, réalisés en amalgamant le ciment dérobé à un pan du mur construit par Israël en Cisjordanie à partir de 2002.
Il a installé son atelier à Bir Nabala, une enclave rattachée à Jérusalem mais retranchée de la Ville sainte par le mur. Dans un décor de friche industrielle, il travaille les morceaux arrachés au « mur de l’apartheid ». De cet horizon muré, il a le rejet absolu. Il jubile d’en dérober la matière pour la transformer en objets d’art ironiques. Il prend dans ses mains un lourd « Buddy Bear » qu’il caresse : « C’est un vrai ours palestinien, mate sa bedaine ! »
Timbres à l’effigie du souimanga
Ses premiers succès d’estime lui ouvrent des perspectives. Il transforme son sceau en timbres d’un vrai-faux État de Palestine. D’une valeur de 0,75 shekel, la monnaie israélienne en cours dans les territoires, les timbres sont imprimés, avec le bel oiseau noir aux ailes bleues, par les postes allemande, belge, norvégienne et tchèque. La poste néerlandaise consent une édition limitée à dix planches. La poste française refuse.
Depuis, dans sa Cisjordanie isolée du monde, Khaled Jarrar reçoit des cartes envoyées avec ses timbres depuis la Belgique et l’Allemagne. Avec les plis adressés depuis la Norvège ou la République tchèque, il a moins de chance : ils s’égarent en route.
Sa démarche artistique de promotion d’un État de Palestine inexistant se poursuit quand, en 2012, les « détenus administratifs » incarcérés sans jugement par Israël lancent une grève de la faim. Il rebaptise la place de la République à Paris du nom d’une gréviste. Hana Shalabi jeûne depuis trente-six jours, elle est libérée une semaine plus tard. Il réitère l’opération à Berlin, au pied de la porte de Brandebourg. « Les Français avaient retiré mes autocollants au bout d’un mois et demi, quatre heures ont suffi aux Allemands », s’esclaffe-t-il.
Courts-métrages expérimentaux
Ces happenings diffusés sur les réseaux sociaux confortent une réputation déjà établie avec la réalisation de courts-métrages expérimentaux. Dans l’hilarant Sea Level, un Palestinien arpente en tenue de plongée les rues de Ramallah avant de se camper au niveau zéro de la mer Morte. Un autre court-métrage, Badminton, est tourné avec deux joueurs disputant une partie de chaque côté du mur israélien – le contraste entre la nudité du ciment côté « occupé » et les motifs colorés versant « occupant » est frappant.
L’artiste entend maintenant parachever un ambitieux documentaire d’une heure. Son titre ? Les Infiltrés. Pendant quatre ans et demi, Khaled a suivi et filmé de petits groupes de Palestiniens cherchant à franchir le mur pour se rendre à Jérusalem : « Ces gens sont normaux, ils veulent juste vivre une vie normale. Mais pour retrouver leurs proches, se faire soigner ou aller prier, ils sont obligés de risquer leur liberté, voire leur vie. »
Le terme d’« infiltrés », qui a émergé dans la rhétorique israélienne après la guerre de 1948-1949, était utilisé pour désigner les paysans palestiniens qui tentaient de rentrer sur leurs terres, désormais parties de l’État hébreu. Le jeune État faisait tout pour les en dissuader : exécutions sommaires, emprisonnements arbitraires, expulsions brutales.
Dans son documentaire, Khaled ne revient pas sur le passé. Il filme les « infiltrations » d’aujourd’hui. Les séquences d’intense émotion et d’humour involontaire s’enchaînent. Un jeune infiltré, renversé par une voiture israélienne à peine le mur franchi, agonise au milieu de l’autoroute sous les yeux de ses compagnons impuissants. Un groupe de paysans trimbale une échelle branlante et tente de franchir le mur dans des scènes dignes de Mack Sennett, car l’échelle est trop courte, peu stable ou juste vétuste. Alors on grimpe les uns sur les autres, on dégringole et on rit sous le soleil de Palestine.
Un môme infiltre mille pains au sésame par un trou dans le mur, soigneusement refermé après l’opération. Puis vient une scène dantesque où des familles pataugent dans les égouts pour émerger de l’autre côté, à la lumière. Les uns sont pieds nus dans les immondices, les autres ont protégé leurs jambes d’un sac en plastique bleu. Un bébé est porté à bout de bras vers l’issue du cloaque. C’est poignant comme une délivrance.
Permis refusé « pour raisons de sécurité »
Les premiers montages du documentaire ont été présentés dans le monde, et distingués à Chicago ou Dubaï. À Sarajevo, Khaled a rencontré le célèbre cinéaste palestinien Elia Suleiman, qui vit à New York, et l’acteur américain Danny Glover, qui l’a frappé « par son engagement intellectuel » : « Savais-tu qu’il fut l’ami d’Edward Saïd ? »
Le philosophe palestino-américain Edward Saïd, mort en 2003, a défendu sans relâche le droit du peuple palestinien à vivre dans un État libre et souverain. Saïd a aussi fondé, avec son ami israélo-argentin Daniel Barenboïm, un orchestre symphonique israélo-arabe. « Edward Saïd n’appartient pas à la Palestine, mais à l’humanité », me glisse Khaled qui se refuse à être le « Palestinien de service ». Haut et fort, il revendique le droit d’être jugé sur son œuvre : « Je veux avant tout exister comme artiste, au-delà des préjugés. » Sans craindre le paradoxe, il poursuit en affirmant assumer « une cause palestinienne plus grande que nous ».
Son film, Khaled ne l’a pas encore présenté en Israël. Pour accéder au territoire de l’État hébreu, il doit obtenir un permis délivré par les services après « coordination » avec l’Autorité palestinienne. Il me montre avec amertume un de ces précieux viatiques, qui lui fut inutile puisque accordé après la date prévue pour une projection.
Mais il ne désespère pas. Bientôt, Les Infiltrés doit être projeté à Haïfa par une institution rattachée au ministère israélien de la Culture, qui a sollicité une autorisation pour Khaled. Je le suis dans les bureaux de la « coordination » à Ramallah. Un guichet traite des demandes de traitements médicaux, un autre des regroupements familiaux et convocations de justice… Il blêmit. Son permis a été refusé pour des « raisons de sécurité » non spécifiées. Dans la voiture, au retour, Khaled lâche une bordée d’injures et se perd dans les rues de Ramallah : « J’y croyais un peu. J’aurais tant aimé faire plaisir à ma mère née à Haïfa en me rendant là où elle ne peut plus aller… »
Il reprend son souffle chez Abou Johnny, la plus savoureuse échoppe de grillades de la vieille ville : « Comment peuvent-ils m’opposer des “raisons de sécurité” ? Ils savent pourtant que j’ai protégé Mikhaïl Gorbatchev et Vladimir Poutine, que j’ai assuré la sécurité de leur Premier ministre, Ehud Barak, et de leur Président, Shimon Peres. J’avais à chaque fois une balle engagée dans le chargeur, j’ai fait mon devoir et obéi aux ordres. » Khaled soupire. « Imagine que j’ai même protégé George W. Bush lors de sa visite à Ramallah en 2008. »
Recruté par « le Vieux »
C’est que Khaled Jarrar n’est pas qu’un artiste primé à l’étranger, il est aussi un combattant d’élite formé par la sécurité présidentielle palestinienne. C’est sa deuxième vie, prise en sandwich entre sa jeunesse de gavroche et son présent de créateur.
Tout commence en 1997, quand sa mère le convainc d’abandonner ses navettes de charpentier clandestin. Déterminé à se lancer dans les beaux-arts, Khaled jette son dévolu sur la meilleure école de Palestine. Mais il n’a pas le premier sou pour financer sa formation.
Alors il intègre l’académie de police de Naplouse. Il a 21 ans, une chevelure de jais soigneusement entretenue et une musculature nourrie par de fréquentes séances de body-building. L’académie de police est située à l’entrée sud de Naplouse. Un de ses cousins y fut incarcéré pendant la première intifada, quand les soldats israéliens en firent une prison.
L’école forme deux promotions par an, une pour les forces de sécurité et l’autre pour la garde présidentielle. Khaled relève des forces de sécurité, mais est brutalement transféré. En tournée d’inspection, un général palestinien « surnommé Castro » vient de découvrir les « pistonnés », obèses et pieds plats, de la promotion présidentielle : « Il hurlait de fureur et chacun tremblait. Il a exigé de voir notre promotion. J’étais le premier de la file et je me mordais les lèvres pour ne pas rire. Castro zézayait, c’était irrésistible. Il a palpé mes muscles, claqué ma poitrine et mes épaules. J’ai été recruté pour servir Yasser Arafat. »
L’entraînement dure huit mois, quinze à seize heures par jour. Il perd sa chevelure sous les rasoirs militaires. « Nos officiers étaient d’anciens fedayin, ils nous traitaient comme des guérilleros appelés à participer à des opérations extrêmes. » « Fedayin » signifie littéralement « prêt à se sacrifier ».
Il informe son responsable de son souhait d’être réintégré dans la simple police. On lui promet de payer ses frais d’études, on lui fait miroiter des primes et des formations aux États-Unis. Il cède et rejoint le complexe présidentiel de Ramallah, la Mouqataa, et l’entourage immédiat de Yasser Arafat. En parallèle, il suit pendant dix-huit mois des cours en sciences sociales.
Les grandes gueules de Beyrouth et de Tunis avaient disparu. Il n’y avait plus que nous, les jeunes recrues.
Khaled Jarrar, à propos des opérations militaires israéliennes en Cisjordanie en mars 2002
À ce stade, Khaled a abandonné toute vocation artistique. La solde est modique, deux cents dollars par mois quand le moindre infiltré en Israël en gagne quatre fois plus, mais il y a l’excitation et la fréquentation des « vétérans », ces héros des batailles du Liban et d’ailleurs. Veillant sur tout ce petit monde, il y a surtout « le Vieux » : « Arafat avait toujours un mot, une attention pour nous, les sans-grade. C’était un combattant, et son courage était incroyable. »
En mai 2000, quand Yasser Arafat rencontre le Premier ministre israélien à Ramallah pour sortir le « processus de paix » de l’enlisement, Khaled est un des responsables de leur sécurité. La réunion secrète est un échec. La deuxième intifada éclate en septembre, d’emblée violente.
Bombardements israéliens et attentats palestiniens se succèdent dans une escalade de moins en moins contrôlable. Écartelée entre les diktats d’Israël et la surenchère des groupes armés, l’Autorité palestinienne tente de faire face sur tous les fronts. L’académie de police de Naplouse est détruite par un raid de F16 israéliens, c’est le premier bombardement aérien de la Cisjordanie depuis 1967. Quelques semaines plus tard, le cousin de Khaled est tué dans un tir de tank. Puis, son second frère perd une main dans un assaut israélien contre Jénine.
Israël lance en mars 2002 ses troupes pour réoccuper la Cisjordanie. La première cible est le complexe présidentiel de Ramallah. Jarrar n’a pas de mots assez durs pour dénoncer la débandade générale : « Les grandes gueules de Beyrouth et de Tunis avaient disparu. Il n’y avait plus que nous, les jeunes recrues. Personne n’avait de casque. J’avais acheté le mien à une journaliste américaine. J’ai vu mes copains Adnane et Ahmad touchés par les “snipers” israéliens. Je n’ai pas réfléchi, j’ai tiré une rafale pour protéger leur évacuation et, soudain, zouf, une balle m’a frappé en plein casque. »
Khaled a la gorge sèche. « Je me suis senti partir tout là-bas, et je suis revenu à moi. Un compagnon m’a aidé à me relever, j’ai repris le combat. Cela n’avait pas duré cinq secondes. » Nouvelle pause. « Plus tard, j’ai pris une balle explosive à l’intérieur de la cuisse gauche. On m’a évacué vers un hôpital. Les plus gros éclats ont été retirés, mais il m’en reste un bon nombre. Arafat avait trente gardes, cinq ont été blessés et un tué. Quand les Israéliens ont levé le siège, il est venu me saluer sur mon lit d’hôpital. »
Deux salaires et des horaires déments
Avant même la fin de sa convalescence, Khaled est embauché comme designer graphique par une entreprise de Ramallah. Il cumule son travail et son poste à la sécurité présidentielle. Ses horaires sont déments. Avec ses deux salaires, il parvient enfin à s’acheter un appareil photo d’occasion.
La deuxième intifada se poursuit toujours. Arafat mène une existence de reclus dans son QG encerclé : « Il se comportait parfois comme le pire des dictateurs. Je crois que sa légende est morte avec les accords d’Oslo, qui donnaient à Israël le moyen de bloquer l’avènement de l’État palestinien. Sans nous l’avouer, nous savions que son temps était compté. À 75 ans, il vivait confiné. »
« Le Vieux » s’effondre en 2004. Évacué de Cisjordanie, il meurt dans la banlieue de Paris. Sa dépouille est rapatriée à Ramallah. Khaled accompagne le cercueil du chef de l’OLP, inhumé dans le complexe présidentiel. « La foule immense bloquait tout mouvement, nous avancions au pas. Au début, j’essayais de convaincre les gens de s’écarter, ensuite j’ai dû les repousser sans ménagement. Cela a duré une éternité. » Les photographes de presse immortalisent le garde du corps, main tendue vers le ciel, comme protégeant une dernière fois Arafat. Une photo du fils de Khaled, dans les bras du « Vieux », trône dans l’atelier familial.
Soigner le mal par le mal
Il reprend du service auprès de Mahmoud Abbas, le nouveau président palestinien. En 2006, il est attablé avec son fils de 2 ans, Mohammed, au bistrot d’Abou Johnny, lorsqu’un commando israélien fait irruption. Les hommes, en civil, tirent sur un militant palestinien. Khaled fonce vers les toilettes et cale son enfant entre le mur et son corps, pendant qu’une pluie de balles s’abat. Le militant est tué à bout portant de deux balles dans la tête. Des jeeps israéliennes font mouvement, leurs occupants défoncent les portes. Khaled sort de sa cache et se jette allongé sur le sol, protégeant son enfant de son corps. Il croit sa dernière heure venue. Les soldats se retirent.
« Mohammed a mis deux ans pour s’en remettre. Au moindre bruit, il paniquait et il suffisait d’un appel à la prière pour qu’il pisse sous lui. J’ai vu tous les psychologues possibles, en vain. » À contrecœur, il décide de soigner le mal par le mal : « Avec un ami, j’ai emmené Mohammed dans la campagne et nous lui avons mis un revolver entre les mains. À la première balle, il a été stupéfait. À la deuxième, il a souri. Après, il m’a fallu gérer son obsession pour les flingues. »
Le début d’une troisième vie
C’en est trop, il passe de l’autre côté. Pour entamer sa troisième vie, celle qu’il mène aujourd’hui. En 2007, à l’entrée de Naplouse, il expose sur le site d’un checkpoint israélien ses années de photographie sur les barrages de Cisjordanie. Son travail lui vaut d’être admis à l’International Academy of Art of Palestine, les « Beaux-Arts de Ramallah ». Deux ans plus tard, il se filme sur un piédestal, revêtu de sa tenue de camouflage et maquillé de noir, incarnation de la hiératique Palestinienne. Usant de sa double identité ambiguë d’artiste et de soldat, il poursuit ses recherches sur le rapport entre individu et pouvoir en réalisant une série de photographies, The Invention of the Palestinian Soldier.
Khaled me conduit à l’extrémité occidentale de Ramallah, avec vue imprenable sur la Méditerranée et sur les colonies israéliennes au sommet des collines environnantes. C’est là qu’il a tourné le clip vidéo de son « souimanga de Palestine » avec, à la guitare, Shadi Zaqtan, une étoile de la scène alternative.
Il me montre des photographies d’anciens fedayin dépenaillés, tenant fièrement leur kalachnikov dans les rues de Beyrouth. Les mêmes hommes, dit-il, sont devenus des officiers bardés de décorations. « La réalité, c’est qu’il n’y a pas de “coopération” entre l’Autorité palestinienne et Israël. L’Autorité est au service d’Israël. » La mer scintille au loin, il plonge dans son passé : « Quand j’étais môme, nous affrontions les Israéliens les yeux dans les yeux. Aujourd’hui, les forces d’occupation se sont repliées hors des agglomérations palestiniennes, et les anciens résistants assument le contrôle de la population sur les quelques pour-cent du territoire qu’ils sont incapables de défendre. »
Le constat est sévère, il sonne juste. Pour illustrer son propos, l’artiste m’entraîne dans le camp de réfugiés de Jénine où les factions palestiniennes avaient soutenu un siège sanglant de l’armée israélienne en 2002. « Regarde, c’était un entrelacs de ruelles. Maintenant, ce sont des voies bien droites, qui peuvent être tenues par une paire de chars et une unité de “snipers”. »
Paysage de miradors et de clôtures
Nous poursuivons notre route vers l’extrémité nord de la Cisjordanie et un de ces « terminaux », comme les appelle pudiquement Israël, avec route asphaltée par la coopération américaine. « Les États-Unis veulent rendre l’occupation “jolie” pour nous la faire mieux endurer », remarque Jarrar. Le paysage de miradors, de clôture électrique et de mur de ciment qui barre l’accès au nord d’Israël est d’une laideur repoussante. « La “coopération” sécuritaire engagée sous l’égide des États-Unis a cassé l’originalité et la dynamique de la résistance palestinienne. »
Il se tourne vers un terrain vague, qui s’étend à perte de vue le long du mur israélien. « Là, Tony Blair avait annoncé l’établissement d’une zone industrielle. Cinq années ont passé et, depuis, rien. Jénine ne vit que par les Israéliens qui viennent y faire leurs courses bon marché. » Chantre de la paix avec Israël par le développement économique de la Palestine, l’ancien Premier ministre britannique a promu en Cisjordanie des projets largement inaboutis.
Retour à Ramallah. Khaled expose sa dernière création, intitulée Doucement j’ai pressé la gâchette, dans une galerie, la première du genre en Cisjordanie. Dans un espace insonorisé tapissé de boîtes d’œufs, il a tiré au calibre 9 mm sur des bouteilles de peinture verte, noire et brune – les couleurs du camouflage – pour réaliser une vingtaine de toiles éclaboussées par les cibles. Un amalgame de sa démarche artistique et de son expérience militaire, dit-il : « Je suis une pierre, je suis invisible, je n’ai qu’une balle. C’est un jeu dangereux. Je dois faire sens à la fois dans l’action militaire et dans l’appréhension de la vie. »
Infiltré en VTT
Pour rester en forme, il fait du vélo. Récemment, il s’est infiltré en VTT avec deux compagnons jusqu’à Tel-Aviv, une balade sur les plages israéliennes qui aurait pu lui coûter cher. « Mais dans ma tenue de cycliste, même les colons me prennent pour un Israélien et me saluent. » Ce samedi, à Ramallah, sa bande revient d’une balade sur le Sugar Way, un itinéraire réputé de VTT au-dessus de Jéricho. Ils sont une douzaine, Israéliens et Palestiniens, musulmans, juifs et chrétiens. Souvent, Khaled rappelle à ses proches la distinction entre « Juifs » et « Israéliens ».
C’est le jour de la Saint-Jean, les cloches de Jérusalem s’en donnent à cœur joie. Tout de rose pimpant, il m’attend devant le consulat des États-Unis. Après avoir bataillé pour obtenir l’autorisation de se rendre à Jérusalem, il vient de décrocher un visa pour une première exposition au New Museum of Contemporary Art de New York. Il rayonne de fierté : il a vaincu le « mur ». Il me rappelle son acte de foi : « La Palestine sera libre que cela plaise ou non. L’art est mon arme, je ne me suis jamais senti aussi libre. »
Quelques semaines plus tard, alors qu’il doit prendre un vol à Amman pour inaugurer son exposition à New York, Khaled est bloqué sur le pont Allenby. Israël, malgré son visa américain, lui interdit de quitter le territoire. Encore une fois, le mur s’est refermé sur l’oiseau de Palestine.