« Je veux pisser sur la souffrance »
Un monastère bouddhiste surgit du dédale de la nuit. « On s’arrête ici ! », tonne le commandant Maung Saungkha, les yeux gonflés de fatigue. Les 4 x 4 coupent leurs phares, la lumière pourrait les trahir. L’aviation birmane rôde. Le convoi épuisé recrache ses passagers, des soldats de l’Armée de libération du peuple bamar (BPLA), enduits de sueur et de poussière. Ces gamins d’à peine 20 ans, portant des casques et des fusils d’assaut, brûlent l’ennui au bout de leurs fragiles cigarettes. Maung Saungkha, 31 ans, le poète qu’ils suivent aveuglément, décroche le pistolet Glock qui l’encombre à la ceinture. Ses hommes ont tendu son hamac entre deux piliers de bois. Le chef de guerre, un petit gabarit au regard sombre et malicieux, enroule son bedon dans la toile noire et se berce en fredonnant un air de pop birmane.
Le commandant fait halte dans un patelin de l’est de la Birmanie, au nord de l’État karen, une province de la taille de la Belgique où les combats contre la junte sont quotidiens. Il y a un mois, en mars 2024, la grande ville des environs, Hpapun, a été conquise par les troupes de Maung Saungkha et ses alliés de la guérilla karen, qui cherchent désormais à s’emparer des bases voisines. Au départ, la bataille semblait perdue : d’un côté, des insurgés fauchés, « des terroristes » selon le pouvoir birman, terrés dans la jungle et sans expérience du feu ; de l’autre, une armée d’État, disposant d’avions de combat, soutenue par la Russie et la Chine.
Mais le vent a tourné. Hpapun et des dizaines de villes sont tombées aux mains de la résistance, qui affirme contrôler plus de la moitié du territoire birman. Pour se venger, la junte bombarde les civils, soupçonnés de soutenir les groupes armés. Un mois plus tôt, elle a détruit un monastère hébergeant des réfugiés. L’attaque a fait huit morts et une quinzaine de blessés. « Ne t’inquiète pas, il ne se passera rien », me glisse Maung Saungkha. Je l’entends soudain ronfler. Au réveil, l’aube est grise et poisseuse. La nuit a été hachée de bruits sourds, des frappes de drones, à une dizaine de kilomètres. Joie matinale du commandant : « C’étaient nos bombes ! Leurs dernières bases ne tiendront pas longtemps. »
Un style débridé mêlant art, sexe et politique
Je peine à reconnaître le pacifiste acharné, de toutes les manifestations contre les conflits, que j’ai plusieurs fois interviewé. Trois ans plus tôt, Maung Saungkha se foutait des drones et des stratégies militaires. Il n’avait jamais porté une arme. C’était un poète à l’aura immense, dans un pays où l’art de façonner des rimes fait trembler les puissants. La poésie joue un rôle politique en Birmanie, au moins depuis la lutte pour l’indépendance, à la fin du XIXe siècle, quand les pamphlets contre les colons britanniques circulaient sous le manteau. Maung Saungkha est l’auteur de plusieurs recueils dont le plus célèbre, Souffrances cachées (aucun de ses livres n’a été traduit en français), a été écrit en prison. Les Birmans aiment son style débridé mêlant la politique, l’art, Van Gogh ou Cat Power, à des blagues potaches et des histoires de sexe.
Personne dans ce monde
N’échappe à la souffrance
Je veux pisser sur la souffrance
Le truc c’est que
Ma pisse rate toujours sa cible
Ces temps-ci, le poète sèche. Il n’écrit presque plus. « Je suis trop occupé, mentalement et physiquement, je n’ai même pas le temps de me faire un film sur Netflix », soupire-t-il en malaxant un citron vert. La boule antistress finira dans une eau chaude pour faire baisser cette hypertension qui l’inquiète. Son humour s’est émoussé. On entend moins son rire, un gloussement enfantin. Il dit qu’il dort trop peu. La tristesse mord, la lassitude aussi, mais ses hommes n’en savent rien : « Je dois les guider, je me contrôle. » Déjà trois ans que la guerre l’a avalé.
Casquettes neuves et boissons énergisantes
Son existence et le destin de la Birmanie ont basculé ensemble, dans la nuit du 1er février 2021, lorsque l’armée renverse le gouvernement d’Aung San Suu Kyi. Ancienne dissidente et Prix Nobel de la paix, la conseillère d’État – son titre officiel – est jetée en prison avec des dizaines de politiciens, d’activistes et d’artistes. Le coup de force du général Min Aung Hlaing met fin à dix années de transition vers la démocratie, durant lesquelles la population birmane, estimée à 54 millions, a connu des élections libres, la fin de la censure et une ouverture économique. Partout, des centaines de milliers de manifestants réclament le départ des militaires, mais leurs cortèges pacifiques sont dispersés à balles réelles. Retour brutal en dictature.
Afin de poursuivre la lutte, de nombreux jeunes rejoignent les minorités ethniques qui, dans les régions frontalières, affrontent le gouvernement central depuis plus d’un demi-siècle. Ces communautés hébergent les fuyards et les entraînent pour combattre la junte, devenue l’ennemi commun. Maung Saungkha trouve refuge auprès des soldats de l’Armée karen de libération nationale (KNLA), la guérilla la plus ancienne au monde encore en activité, née dans l’est peu après l’indépendance. Avec leur soutien, le poète donne naissance à son propre groupe, l’Armée de libération du peuple bamar (BPLA), inspiré par ses modèles, Mao Zedong et Che Guevara. Au combat, ses troupes jouent les renforts, elles n’agissent jamais seules. « Nous sommes un peu le bébé de la KNLA », s’amuse le trentenaire.
Apprécié de la majorité bamar – qui représente les deux tiers de la population birmane et dont il est issu – comme des minorités ethniques, Maung Saungkha est l’une des rares figures capables d’unir ces deux mondes qui se déchirent depuis la fondation du pays. « Notre réussite ne se mesure pas au nombre d’avant-postes qu’on prend ou de soldats de la junte qu’on tue, mais à notre capacité à tisser cette confiance », souligne l’influent commandant. Lui se bat pour instaurer un État fédéral et démocratique, débarrassé de l’emprise des militaires. Une nouvelle Birmanie, affirme-t-il.
Pour rejoindre son campement – dont la localisation est tenue secrète –, il faut franchir clandestinement la frontière avec la Thaïlande, remonter les flots boueux du fleuve Salouen et débarquer à l’ouest, dans l’État karen, puis franchir des rivières et traverser des hameaux vidés par la guerre, dressés sur les collines comme autant de sépultures, en contournant soigneusement les positions de l’armée birmane. Juché sur un pick-up, l’air cool derrière ses Ray-Ban, Maung Saungkha joue les guides, distribuant des casquettes neuves et des boissons énergisantes au goût de sirop contre la toux. « Je te montrerai tout », avait-il promis dans un message envoyé quelques mois plus tôt.
Une table de bambou pour QG
Après la nuit passée au monastère, la route se perd dans une vallée épouvantable, où l’on croise coteaux écroulés, monticules de pierre et trous béants. Le sol semble avoir été labouré par les mains d’un géant en colère. En réalité, l’appétit vorace des chercheurs d’or. Quand le convoi passe, les mineurs lèvent à peine la tête, le festin continue, cette guerre ne les concerne pas. À leurs pieds coule une rivière gorgée de mercure ou d’arsenic. Le filet d’eau empoisonné a les couleurs de l’arc-en-ciel. Le camp du poète a poussé tout près, sur des rizières abandonnées. Un prêt de la guérilla karen. Durant la mousson, la brume dissimule les huttes et leurs bunkers de terre sous son manteau duveteux.
Le quartier général où le commandant passe l’essentiel de ses journées, plié devant son ordinateur Dell, se résume à une table de bambou nappée d’une toile cirée. Derrière lui, un tableau blanc avec l’emploi du temps et des maximes de son cru. Cette semaine : « Si tu fais ce en quoi tu crois, inutile de blâmer ceux qui ne participent pas. » L’œil brillant de fierté, il étale devant moi ce qu’il a ramené de Hpapun, après la déroute des militaires. Des batteries radio et un brouilleur de fréquence. Cinq cahiers d’écolier griffonnés au stylo, « avec toute leur stratégie ». La pièce maîtresse : un carnet du renseignement birman, qu’il me laisse feuilleter. On y trouve les noms d’espions de la junte, leurs visages, et même leurs adresses e-mail. Le poète retrouve son rire tonitruant : « Il faut vraiment être un vieux schnock pour imprimer un truc pareil ! » Il peut se réjouir.
Des succès militaires, Maung Saungkha en connaît dans l’État karen, mais aussi plus au nord, dans l’État shan. Le stratège a réussi à placer une partie de ses troupes aux côtés d’une puissante alliance de groupes armés. Le 27 octobre 2023, leur offensive commune, baptisée « Opération 1027 », le long de la frontière chinoise, a chassé la junte de la région et fait basculer le conflit en faveur de la résistance.
Un étranger dans les collines
L’armée du poète compterait un millier de soldats, ce qui en fait l’un des groupes les plus importants nés après le coup d’État. Ce sont pour la plupart de jeunes urbains ayant quitté leur lit douillet et leur famille pour la malaria, les scorpions, la vie de jungle. Tout sauf des guerriers : des étudiants en russe ou coréen, des rappeurs, des ingénieurs, des dessinateurs, un tatoueur… D’autres poètes aussi. Lynn Htike, 23 ans, avait croisé Maung Saungkha lors d’un festival littéraire. « J’aimais bien ses poèmes », raconte ce soldat timide, blessé à la jambe par un tir de mortier.
Mais, plus que sa poésie, c’est le projet politique du chef qui l’a convaincu : fonder enfin un groupe armé pour les Bamars, l’ethnie majoritaire bouddhiste. L’objectif n’était pas tant de défendre leurs droits – ils accaparent le pouvoir depuis des décennies – que de les libérer, eux aussi, du joug des militaires. La junte recrute ses cadres chez les Bamars et, au nom d’une prétendue supériorité de cette ethnie sur les autres, massacre, viole et pille les minorités. « C’est notre responsabilité, d’éradiquer ce système abject, plaide Maung Saungkha. On ne peut pas laisser les autres ethnies faire le travail à notre place. »
Le poète sait qu’il reste un locataire, un étranger dans les collines. Un jour, un gradé des forces karens lui a glissé : « Pour devenir chef d’un village, il faut y détenir une maison. » La formule l’a piqué. Il se verrait bien quitter la jungle et conquérir un morceau de territoire dans le centre du pays, le fief de l’ethnie bamar. Là-bas, entre les bras du fleuve Irrawaddy, la terre est plate, rouge comme le sang. Maung Saungkha la connaît parfaitement. C’est là qu’il est né le 5 janvier 1993.
« Aung San Suu Kyi m’a brisé le cœur »
Installés près de Bagan, cité ancienne aux milliers de temples, ses parents ont longtemps tenu un salon de thé. Une institution où les hommes, recroquevillés sur des tabourets de plastique, refont le monde en grillant des cheroots, cigares puants et bon marché. Au début des années 1990, la Birmanie étouffe sous la botte du dictateur Than Shwe, un général superstitieux. Pas de voiture ni de goudron dans les campagnes, où l’existence repose sur les épaules noueuses des buffles. Les précieuses bêtes font tout, retournent les champs, tirent des chariots. « Manger du bœuf, personne n’osait. C’était comme manger un membre de notre famille », se souvient Maung Saungkha.
Le père voit grand pour ses quatre fils, surtout le dernier, un peu rêveur, qui publie déjà de la poésie dans des gazettes locales. L’enfant a 13 ans quand sa famille déménage à Rangoun – capitale déchue depuis que Than Shwe a préféré Naypyidaw, en 2005, sur les conseils d’un astrologue. Mais la ville grouillante reste le cœur battant de la Birmanie, un choc pour le jeune campagnard, inscrit en fac de chimie industrielle. La littérature lui est passée sous le nez. Dans le système éducatif birman, seuls les meilleurs choisissent leur orientation, les autres se contentent des miettes. L’étudiant admire Aung San Suu Kyi, rivale inflexible des militaires, assignée à résidence, et milite dans la branche jeunesse de son parti, la Ligue nationale pour la démocratie. En 2012, la dissidente, libérée deux ans plus tôt, parvient à décrocher un siège au Parlement. Maung Saungkha, lui, trouve des lecteurs sur Facebook. Dans la soirée du 8 octobre 2015, le jeune homme de 22 ans publie un nouveau poème intitulé Image.
Sur ma virilité est tatoué
Un portrait de M. le Président
Ma bien-aimée l’a découvert
Après notre mariage
Elle était dégoûtée
Inconsolable
Un camping au bord de la route
Son trait d’humour déclenche une tempête nationale. Un policier porte plainte contre lui au nom du président bafoué, Thein Sein, ancien général et successeur de Than Shwe, en invoquant l’article 66(d) de la loi sur les télécommunications. Critiqué par les défenseurs des droits humains, ce texte rend la diffamation passible de prison. Après une courte fuite durant laquelle, sur Facebook encore, le suspect poursuit ses provocations (« Vous pouvez arrêter les poètes / Pas les poèmes / Jamais »), Maung Saungkha passe en procès. Des semaines absurdes. Il a beau démentir, tout le monde lui demande s’il a vraiment le pénis tatoué. Il écope de six mois à Insein, cachot vétuste de Rangoun où s’entassent les détenus d’opinion. « Les surveillants nous craignaient parce qu’on pouvait foutre le bordel, raconte le poète en riant. J’ai passé un moment sympa, j’ai eu le temps de réfléchir dans ma cellule. J’ai lu 200 livres ! »
Une fois dehors, l’ancien détenu fonde son association, Athan (« voix », en birman), pour défendre la liberté d’expression. Coiffé d’un bandana « I love peace », il organise des rassemblements dénonçant les exactions de l’armée contre les minorités ethniques. En 2016, après des législatives historiques, Aung San Suu Kyi accède enfin au gouvernement. Mais l’espoir est éphémère. L’année suivante, l’ancienne opposante défend les militaires accusés de mener un génocide à l’encontre de la minorité musulmane des Rohingyas. En 2018, elle incrimine deux journalistes de l’agence Reuters, condamnés à sept ans de prison pour avoir enquêté sur un massacre commis par l’armée.
En partageant le pouvoir avec les militaires, la Prix Nobel de la paix semble s’être accommodée de leurs méfaits. « Elle m’a brisé le cœur », résume le poète, qui claque la porte de son parti. En 2020, l’agitateur se fait à nouveau remarquer en déployant une banderole au centre de Rangoun, pour dénoncer la coupure de l’accès à Internet dans une province de l’ouest, où les militaires affrontent un groupe rebelle, l’Armée de l’Arakan. Cette fois, il évite la prison en payant une amende. La pandémie met l’économie birmane à genoux. Pour gagner sa vie, Maung Saungkha monte un camping et loue des tentes en bord de route.
De l’acide dans la bouche
Le jour du coup d’État, au petit matin, deux soldats accompagnés de policiers fouillent le camping pour l’arrêter, mais ne trouvent que le gardien. Maung Saungkha dort chez sa copine de l’époque : « Un coup de chance, aucun client n’avait réservé. » Visé par un mandat d’arrêt, il réapparaît dans les cortèges anti-junte, insaisissable, galvanisant la foule avec son haut-parleur. K Za Win, un poète de 39 ans, mène la fronde à Monywa, dans la région de Sagaing. « C’est mon frère », dit Maung Saungkha, qui a du mal à en parler au passé. Lors d’une manifestation, le 3 mars 2021, son ami est abattu d’une balle dans la tête. L’un de ses poèmes avait parfaitement cerné les militaires :
Ils aiment leur pays
Comme ils aiment extraire
la chair d’une noix de coco
Pour se réserver le jus
Ils sont comme ça
Sur une vidéo, on voit deux policiers traîner le cadavre de K Za Win dans la rue, raclant le bitume maculé de sang, avant de le jeter dans un fourgon.
Ils sont comme ça.
Cinq jours plus tard, Zaw Myat Lynn, membre apprécié de la Ligue nationale pour la démocratie, directeur d’une école où Maung Saungkha donnait des cours, est massacré en détention. Sa peau a fondu, sa langue aussi. Dans sa bouche, les militaires ont versé de l’acide ou un liquide bouillant. Le poète a vu des photos du défunt : « Son visage ressemblait à celui d’un zombie. »
Ils sont comme ça.
Des milliers de kyats et un seul fusil
La lutte pacifique est une impasse, se dit Maung Saungkha. Si je reste, je serai le prochain. Des Karens lui annoncent qu’ils sont prêts à l’accueillir. Une idée germe, qu’il partage sur Facebook : « Vous ne comprenez pas qu’il faut contre-attaquer ? Vous pouvez dégainer cent épées, vous ne pourrez rien contre une armée aussi bien équipée. Si vous voulez combattre les flingues par les flingues, contactez-moi. » Le message suscite des commentaires moqueurs. Même son père doute de lui. « Papa, je ne fais pas ça pour le show, insiste le fils au téléphone. Je vais aller au bout. »
Au début, ils ne sont que seize à le rejoindre. Dans leurs poches, quelques milliers de kyats (une poignée d’euros). Un seul fusil. Mais la réputation de Maung Saungkha et ses talents de négociateur font le reste. En discutant sur Zoom, il parvient à convaincre l’Armée de l’Arakan d’envoyer des émissaires pour former son équipe au combat. Le groupe rebelle de l’ouest n’a jamais oublié que Maung Saungkha a été l’un des rares Bamars à plaider pour leurs droits, notamment en 2020, quand leur province, privée d’Internet, fut coupée du monde pendant dix-neuf mois. En avril 2021, le poète, méconnaissable, délesté de ses cheveux longs et de quinze kilos – repris depuis –, crée l’Armée de libération du peuple bamar. Les premières batailles sont rudes, et les morts enterrés en hâte, là où ils sont tombés. Les survivants s’obstinent.
« Montre-lui la victoire »
Sai Min, 21 ans, porte des bidons d’eau à travers le campement. Ce garçon aimable et joufflu boîte salement, mais ne rechigne à rien. Un jeudi de février 2022, il a lancé à Maung Saungkha, dans un accès de bravoure : « Je passe devant toi. » Sa jambe droite a été arrachée par une mine. Son chef, ému, l’a porté dans ses bras. « Pour la première fois, je voyais ses larmes, s’étonne encore Sai Min. Il pleurait, il pleurait pour moi. » Sai Min ne veut pas donner son véritable nom. Sa famille ne sait pas qu’il est infirme, il n’a jamais osé leur dire.
À l’heure du déjeuner arrivent des assiettes froides. Du riz collant, du poisson sec, cuit et recuit, que Maung Saungkha renifle, « pour voir s’il est encore frais ». Les repas sont chiches, la jungle avare. « L’an dernier, on a essayé de faire pousser du chou, des haricots et des concombres, mais ça n’a rien donné, alors on achète des boîtes », regrette Htet Wai Lynn, 23 ans, qui veille sur trois étagères d’une bibliothèque où les poèmes du chef voisinent avec L’Odyssée d’Homère et Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. Ce fil de fer aux bras tatoués écrit une newsletter mensuelle qu’il distribue dans le camp. Le soir, il donne des cours sur l’égalité hommes-femmes, le fédéralisme, le droit international… Maung Saungkha aime les têtes bien pleines.
Dans la clairière qui sert de terrain d’entraînement, les dernières recrues, de grands enfants à la peau grasse et au crâne rasé, se tiennent raides comme des poignards. Battus par le soleil, ils grimacent et transpirent ce qui leur reste d’innocence. Depuis que la junte a déclaré le service militaire obligatoire en février 2024, les futurs conscrits affluent vers le poète. Plus de 2 000 candidats l’ont contacté. Après une sélection drastique, il n’en a retenu que 250, dont une vingtaine de femmes. Impossible d’en recruter plus : chaque soldat est une bouche à nourrir, un bras à armer, et les moyens sont limités.
Grâce à des dons, venant principalement de la diaspora birmane, Maung Saungkha encaisse chaque mois 50 millions de kyats (alors environ 9 000 euros). Il vend aussi des t-shirts siglés « BPLA », ainsi que ses recueils de poésie, même s’il n’arrive plus à les faire réimprimer. « Ce n’est pas suffisant, dit-il. On dépense toujours plus. » Les armes arrivent au compte-goutte de l’État shan. Le groupe possède seulement quelques motos déglinguées et deux voitures, dont l’une est en panne depuis une date indéterminée. La réalité de la guerre rend humble. Pour aller au front, les Karens passent chercher les troupes de Maung Saungkha comme un car de ramassage scolaire.
Interdit de flancher, de boire et de manger
L’entraînement des recrues dure trois mois. « Tiens-toi droit ! Ton uniforme est sale ! », hurle une petite femme à la voix grave appelée Thuta. Elle frappe la poitrine de sa victime en soulevant un nuage de poussière. « Ils n’ont pas le niveau, râle la formatrice. Bon, ça va venir, ce n’est que leur deuxième jour. » Son collègue envoie des directs à l’estomac. Les punching-balls ne bronchent pas. Interdiction de se plaindre, de flancher, de boire et de manger, et même de parler, sauf si l’instructeur en donne l’ordre. « Nous ne pratiquons pas la démocratie, reconnaît Maung Saungkha. Je crois toujours aux droits de l’homme, mais nous sommes une armée, cela nécessite de la discipline et des sacrifices. »
Des cris s’échappent de la petite infirmerie. Derrière le terrain d’entraînement, la guerre a déjà commencé. Des corps tordus tapissent le sol. Une soignante à lunettes, à bout de souffle, jongle entre les perfusions de glucose et les tentatives de réanimation de recrues démolies par la chaleur et par l’effort. Une fille convulse avec des gémissements atroces, une canule en plastique enfoncée dans la gorge. Trois jeunes sont finalement hissés dans la seule voiture en état de marche et évacués vers un hôpital. Les autres se demandent ce qui les attend. Maung Saungkha hausse les épaules : « Demain, les exercices seront faits à l’ombre. »
Le poète a d’autres préoccupations. Ce soir-là, il reçoit Sayar John, un invité important. Sa barbe embroussaillée, son torse osseux et ses colliers coulant jusqu’au nombril lui donnent des airs de naufragé. La jungle n’est pas son milieu naturel. Sayar John arrive de Rangoun, où il dirige une unité dite de « guérilla urbaine », qui assassine, au nom de la résistance, des militaires, des fonctionnaires, des hommes d’affaires proches de la junte et des informateurs supposés. Un joyeux boucan agite le quartier général. On trinque à la bière chaude, on fume, on s’amuse. Si Sayar John a fait ce long voyage depuis la capitale économique, c’est pour se procurer des armes.
Les assassinats sont une pratique controversée au sein de la résistance. « Il y a des dommages collatéraux », reconnaît Maung Saungkha. La mère d’un de ses amis a été tuée par un commando. Elle se promenait au bras de son frère, un militaire à la retraite ; les tireurs l’ont prise pour sa femme. Une nuit noire enveloppe le campement. On amène les boissons à la lampe torche. Soudain, la tablée se lève comme un seul homme, regard braqué vers les étoiles. Qui l’a entendu le premier ? Un avion de la junte vole au-dessus de nous. Un Harbin Y-12 chinois, conçu pour le transport, mais détourné pour tuer. « Ils balancent leurs bombes par la portière », m’a prévenu Saungkha. Un silence attentif s’installe. Depuis la terre ferme, l’engin mortel ressemble à un jouet.
Le dîner a été fructueux pour Sayar John, qui repart avec un fusil à pompe Panzer, « très efficace à courte distance », et 257 cartouches. Le poète n’a pas voulu qu’il paie. « C’est un cadeau ? », je demande. « Un investissement plutôt, réplique le commandant. Tu ne sais jamais quand tu auras besoin d’aide. »
Le lendemain, Maung Saungkha me réveille à 4 heures du matin. Alors que je quitte le camp, il a une idée derrière la tête. Il se penche vers le chauffeur : « Passe par Hpapun. Montre-lui la victoire. » Quelques heures plus tard, la ville conquise par la résistance il y a un mois apparaît au bout d’un pont recouvert de gravats. Dans les rues désertes, le chauffeur accélère, front collé contre le pare-brise, un œil vers le ciel et ses avions meurtriers. Moteur éteint, on entendrait les oiseaux, s’ils avaient le cœur à chanter. La junte s’est acharnée, bombardant des boutiques, des jardins, de grandes maisons réduites à des confettis de béton. J’aperçois une ambulance aux vitres brisées. Un vélo d’enfant couché sur le trottoir. Le poète parlait d’une victoire, mais seule la peur habite cette ville damnée. La nouvelle Birmanie pousse sur des ruines. Jamais la junte ne lâchera les rênes du pays sans le détruire.