Le rendez-vous manqué de la France avec l’esport

Écrit par Clément Fayol et Nicolas Gastineau Illustré par Killian Pelletier
En ligne le 21 juillet 2024
Le rendez-vous manqué de la France avec l’esport
Avec ses quelque 12 millions d’amateurs, l’Hexagone n’échappe pas à l’engouement mondial pour les compétitions de jeux vidéo. Calé devant son ordinateur, on s’y confronte à des démons, à des terroristes… Les acteurs du secteur, eux, ne peuvent échapper aux éditeurs des jeux, véritables maîtres de la discipline qui s’efforcent de tout verrouiller, des tournois aux associations. La trajectoire de France Esports en est le parfait exemple, comme le révèle notre enquête.
Article à retrouver dans la revue XXI n°67, Esport, la revanche des geeks
13 minutes de lecture

Il remplit des stades de 30 000 spectateurs, et vend plus de maillots que certains clubs de foot de Ligue 1. Il compte également en France plus d’un million de pratiquants inscrits à des compétitions – et près de 12 millions d’amateurs. Pourtant, qui ne s’est jamais connecté à la plateforme de streaming Twitch n’en connaît probablement pas les arcanes, voire n’en a jamais entendu parler. L’esport, la compétition de jeux vidéo, y réunit chaque soir des centaines de milliers d’adeptes, suspendus aux performances de joueurs professionnels et à celles de leur club favori. On y trouve des voitures qui dribblent dans Rocket League, édité par Psyonix. Dans League of Legends, édité par Riot Games, on y croise des champions fantastiques, démons, mages ou guerriers, dans une « arène 5 contre 5 » – où deux équipes de cinq joueurs s’affrontent. On y devient terroriste tirant sur des antiterroristes – ou l’inverse –, dans Counter-Strike, édité par Valve

Les annonceurs publicitaires ont vite saisi l’intérêt de ce vivier de fans : un public généralement âgé entre 16 et 35 ans, qui regarde peu la télévision et ne lit pas la presse papier, donc difficile à toucher par d’autres canaux. Et les sponsors accourent, pour le plus grand plaisir des éditeurs de jeux vidéo, qui en détiennent la propriété intellectuelle. Véritables maîtres à bord, ce sont ces derniers qui organisent le plus souvent les compétitions, en définissent les règles, décident de qui peut jouer ou non, voire du montant à payer pour participer à des ligues fermées. Comme si le fabricant de ballons qui a inventé le football contrôlait tout le circuit professionnel de son sport. Rien de tel que les récits épiques produits par un match de haut niveau pour donner envie aux jeunes d’acheter toujours plus de balles dans lesquelles taper.  

L’esport est avant tout un outil marketing destiné à créer du désir autour des jeux et à fidéliser leurs millions de joueurs.

À se demander si l’esport n’a de sport que le nom. Certes, la discipline sollicite bel et bien la force physique – elle engage le corps dans un concours d’adresse, de précision et de vitesse, quelque part entre le tir à l’arc et le jeu d’échecs. De même, elle arbore tous les codes des disciplines populaires, des maillots aux clubs, des préparateurs sportifs aux coachs de performance, des commentateurs aux clubs d’ultras. Pourtant, c’est avant tout un outil marketing destiné à créer du désir autour des jeux et à fidéliser leurs millions de joueurs.

Tous les interlocuteurs rencontrés l’ont répété, tel un mantra : il faut d’urgence « structurer l’écosystème ». Emmanuel Macron a bien essayé en 2022 d’adouber l’association France Esports pour y parvenir. Mais notre enquête montre que, loin d’être une représentante impartiale du secteur, France Esports est devenue une petite boutique, cornaquée par un lobby, qui a perdu la confiance des principaux acteurs. Une contradiction résumant, à elle seule, celle de tout l’esport français. 

« Allô, c’est l’Élysée »

« Numéro inconnu. » Ce jeudi-là de mai 2022, Désiré Koussawo décroche son téléphone tout en se frayant une place parmi les passagers du vol Paris-Riyad. « Monsieur le Président de la République voudrait rencontrer la filière de l’esport français, requiert un conseiller au bout du fil. Il me faut d’ici demain soir une liste de 200 noms avec dates de naissance.  Ça ne peut pas attendre lundi. »  Le président de France Esports nous raconte sa surprise, installé dans un petit restaurant italien du XVe arrondissement à Paris, en marge du salon VivaTech, la grand-messe annuelle des startups. Son association loi 1901 a été créée en 2016 par les acteurs majeurs de la discipline pour donner une existence juridique à l’esport. Assimilée par défaut aux jeux d’argent en ligne, la pratique était seulement tolérée jusque-là. Puis, l’association a sommeillé, subventionnée par l’État et des collectivités, sans que sa raison d’être soit bien claire.

Jusqu’à ce vendredi 3 juin 2022. Le soir de la réception organisée à l’Élysée. La date ne doit rien au hasard : les élections législatives en vue, le président cherche à embarquer la jeunesse qui ne s’est pas mobilisée pendant la présidentielle. Invitée au pied levé, l’élite de l’esport, ce monde parallèle plus habitué aux webcams qu’aux caméras de la présidence, accourt. Les images publiées par le service de communication, encore visibles aujourd’hui, montrent Sébastien « Ceb » Debs, le double champion du monde du jeu Dota 2, Kamel « Kameto » Kebir, le fondateur du club ultra-populaire Karmine Corp, ou encore Fabien « Neo » Devide, président de la structure la plus titrée, Team Vitality.  Des superstars de l’esport tricolore. « C’était exceptionnel, s’anime Désiré Koussawo en ouvrant grand les bras devant sa pizza calzone. Je peux vous dire qu’à l’époque tout le monde voulait en être. »

Son enthousiasme est compréhensible : sur les images, on voit Emmanuel Macron sur une estrade le félicitant. Et sur les pupitres élyséens le logo bleu-blanc-rouge de son association, partenaire de l’événement. Voilà France Esports bombardée porte-drapeau d’un phénomène de société. Devenue interlocutrice de l’État sur le sujet, elle est censée en représenter tous les acteurs.

Petits clubs contre géants de l’industrie

« Alors, G2 a gagné son match au MSI ce matin ? » En quelques mots dans l’ascenseur, Denis Masseglia nous fait comprendre qu’il est un vrai amateur. Dans le petit deux-pièces qui lui sert de bureau à l’Assemblée nationale, l’élu de la majorité a installé un fauteuil de gamer et un setup – installation comprenant micro, caméra, casque, ordinateur… – de diffusion en direct. L’ancien informaticien est devenu député en 2017, à l’époque où Emmanuel Macron avait lancé un recrutement national de candidats sur formulaire. Il est l’un des premiers à avoir plaidé pour cette fameuse « structuration » du secteur. En 2019, il a conduit un groupe de travail de l’Assemblée sur le sujet. Pourtant, lorsque nous l’interrogeons sur le rôle éventuel de l’État, Denis Masseglia reconnaît qu’il attend surtout des acteurs qu’ils « formulent leurs besoins »

« À l’origine, l’idée de France Esports est simple, explique Désiré Koussawo. Il s’agit de rassembler les acteurs de l’esport pour qu’ils puissent parler d’une seule voix» L’idée est simple mais la réalité l’est moins, car l’esport agite un concert de voix dissonantes. Un exemple : Riot Games, groupe américain et filiale du géant chinois Tencent, est propriétaire du jeu League of Legends. C’est la Rolls-Royce de l’esport. Sous sa coupe se trouvent les organisateurs des compétitions, comme Webedia, le leader français du divertissement à l’ère Internet, qui monte pour le compte de Riot Games le circuit national de League of Legends.

Or, les équipes des clubs professionnels qui y concourent perçoivent une rémunération de quelques dizaines de milliers d’euros au mieux, tandis qu’elles doivent assumer les salaires de leurs joueurs et de leurs coachs ainsi que tous les coûts inhérents à la vie d’un club. Cette rémunération fait l’objet d’une négociation avec Webedia, elle-même contrainte par son contrat avec Riot Games. À chaque fois, un club de la taille d’une PME doit donc négocier seul le partage de la valeur générée par un événement avec un géant de l’industrie. Sachant que la valeur réelle de la compétition ne réside pas dans ses recettes, mais dans l’intérêt qu’elle entretient pour un jeu. 

France Esports n’a jamais jugé bon de monter au créneau pour jouer les médiateurs et permettre aux clubs de s’exprimer d’une seule voix face aux éditeurs. D’ailleurs, les clubs professionnels très suivis comme Team Vitality, Karmine Corp et Gentle Mates n’adhèrent pas à l’association. Selon nos informations, ils planchent même sur un projet de syndicat de leur côté. 

Le combat des subventions

Un immeuble sans charme du VIIIe arrondissement de Paris. À l’entrée du siège social de France Esports, pas la moindre trace de l’association. Une plaque indique en revanche le quartier général du SELL, le syndicat des éditeurs de jeux vidéo. Malgré nos demandes répétées, le SELL et ses lobbyistes refusent de nous rencontrer. Pour finir par nous renvoyer… vers France Esports car, nous dit-on au téléphone, il faut « considérer qu’échanger avec le SELL, c’est échanger avec France Esports ». Dont acte. 

« C’est une chose exceptionnelle d’avoir des grands éditeurs comme Ubisoft et Riot Games avec nous », se réjouit Désiré Koussawo, casquette noire vissée sur la tête, visiblement surpris par nos interrogations insistantes sur les liens de son association avec le lobby des propriétaires de jeux. Celui qui se présente en « homme de consensus » avoue tout de même avoir dû se battre avec eux pour qu’ils ne s’opposent pas à l’octroi d’une subvention de 80 000 euros par le ministère des Sports à sa structure.

« Ils craignent qu’en recevant trop de fonds de l’État, l’association perde son indépendance et devienne, de fait, une fédération », éclaire Nicolas Besombes, sociologue du sport et l’un des représentants historiques – élu parmi les adhérents – de France Esports. Pas juste l’association sympathique qui joue un rôle d’animation de la filière, notamment en publiant des guides de bonnes pratiques à l’usage des organisateurs de tournois, ou en produisant chaque année sa propre étude quantitative, le Baromètre de l’esport. Mais une vraie fédération, délégataire d’un service public, avec des licences, un suivi des joueurs et des compétitions organisées sous l’œil de l’État. 

En Corée du Sud, paradis de la pratique, la puissante KeSPA a pu envoyer une équipe nationale de « League of Legends » aux Jeux asiatiques.

C’est que cette seule idée réveille le pire cauchemar des éditeurs : le souvenir de la Corée du Sud. Dans les années 2000, la pratique compétitive d’un jeu vidéo de stratégie nommé StarCraft explose dans le pays. Son propriétaire, le studio américain Blizzard, ne mesurant pas le phénomène, laisse l’État coréen prendre en charge l’organisation des tournois via un organisme ad hocla KeSPA, la première fédération esportive de l’histoire, rattachée à un gouvernement. Lorsque Blizzard se réveille une décennie plus tard, la KeSPA contrôle tout, des licences des joueurs jusqu’aux droits de diffusion des matchs sur les chaînes nationales de télévision. L’éditeur américain veut sa part du gâteau, la négociation tourne au conflit juridique. La leçon a été retenue par les géants de l’industrie, qui regardent avec méfiance la moindre subvention. Et ce n’est pas Denis Masseglia qui les contredira. « L’esport leur appartientils font ce qu’ils veulent,tranche le député macroniste. La propriété intellectuelle, ça se défend. Je ne veux pas d’un système communiste ! » 

C’est pourtant la formule institutionnelle, estime Boban Totovski, secrétaire général de l’International Esports Federation (IESF), la fédération des fédérations, qui a permis à d’autres pays de convaincre le monde olympique d’accueillir la discipline. En Corée du Sud, paradis de la pratique, la puissante KeSPA est membre du Comité olympique coréen. Elle a pu envoyer une équipe nationale de League of Legends aux Jeux asiatiques d’Hangzhou à l’automne 2023. Les joueurs sont rentrés à Séoul avec une médaille d’or, sous les acclamations du public. 

« Putsch » au sommet ?

Lors de la fameuse réception du printemps 2022, Emmanuel Macron avait évoqué de manière assez vague l’intégration de l'esport aux Jeux Olympiques de Paris 2024. « Mais avec le modèle France Esports, cela n’aurait pas été possible », croit savoir le responsable de l’IESF. Sur la page d’accueil de son site, France Esports se revendique pourtant comme « partenaire » du Comité national olympique et sportif français (CNOSF). Renseignement pris, la petite convention de 30 000 euros qui liait l’association au CNOSF n’a pas été renouvelée par ce dernier, qui nous confie reprocher à l’association-lobby de ne pas avoir « suffisamment précisé son périmètre d’intervention ». Veut-elle représenter tous les acteurs ? Être le porte-parole des jeux ? Faire du lobbying ? Aider la pratique amateur à se structurer ? Tant pis pour « les valeurs et les principaux fondamentaux de l’olympisme » dans lesquelles France Esports promet de s’inscrire à l’article 2 de ses statuts.

La calzone de Désiré Koussawo est depuis longtemps avalée. France Esports est « arrivée au bout d’un cycle », reconnaît-il. Le consensus ne se fait que sur le plus petit dénominateur commun : la création du premier titre professionnel d’encadrant esport en 2023, par exemple. Ou, la même année, l’application de la TVA à taux réduit sur les billets d’événements esport, comme c’est déjà le cas pour les concerts et les compétitions sportives. Pour le reste, les acteurs majeurs (clubs, organisateurs d’évènements, agences de joueurs) ont déserté l’association. Chacun fait désormais bande à part. Aux dernières élections des représentants, en janvier 2024, Webedia qui voulait reprendre du pouvoir au conseil d’administration a échoué à se faire élire au cours de ce qui a été décrit par plusieurs témoins comme un petit « putsch » – ce que nie la société. Une lettre courroucée d’un ancien fondateur de France Esports et partenaire d’affaires de Webedia a circulé – son auteur était également dans le coup –, dénonçant un « bureau qui ne représente plus que lui-même ». Sous couvert d’anonymat, un dirigeant d’équipe abonde. Il décrit l’association comme un petit club « qui se coopte à l’infini ». 

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