« Les banques sont des endroits dangereux »

Propos recueillis par Ève Charrin Illustré par Jules Julien
Édition d'avril 2022
« Les banques sont des endroits dangereux »
Prêtre jésuite tendance James Bond, enraciné à gauche, le chercheur en économie mathématique Gaël Giraud est en mission contre le néolibéralisme et ses dérives financières. Un trouble-fête d’autant plus redouté qu’il vient de l’intérieur. « XXI » le rencontre en 2022.
Article à retrouver dans la revue XXI n°58, La chasse aux histoires est ouverte
27 minutes de lecture

Dès qu’il peut, Gaël Giraud écoute les variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, « une révélation » de ses 20 ans. Cheveux courts comme il faut, petit col et pull marine, il fait penser à Tintin, malgré ses 52 ans et ses traits un peu tirés. À Washington, où il vit, il se lève tôt, parfois à 5 heures, pour enchaîner rendez-vous en visio, recherches, cours et bénévolat dans un foyer de sans-abri proche de l’université jésuite de Georgetown où il enseigne. Il parle vite. Distinctement et avec douceur, mais à toute allure. Dans Composer un monde en commun (éd. du Seuil, 2022), il dénonce le capitalisme contemporain et promeut le partage. Et s’apprête à dézinguer une fois de plus l’orthodoxie néolibérale dans un prochain ouvrage.

Directeur de recherches au CNRS en économie mathématique, normalien, Gaël Giraud dirige le programme de justice environnementale à l’université de Georgetown. Ancien analyste financier, il est prêtre jésuite et docteur en théologie. Fier d’avoir créé au Tchad, il y a vingt-cinq ans, un centre d’accueil pour les enfants des rues. Depuis, il mène ses combats dans les hautes sphères plutôt que dans les bidonvilles.

Engagé à gauche, il se bagarre contre les lobbies financiers. Depuis Washington, il préside à distance l’Institut Rousseau, think tank d’une gauche soucieuse de concilier « écologie politique et souveraineté populaire ». Critique de la présidence d’Emmanuel Macron, Gaël Giraud a rédigé l’été dernier douze propositions pour la France et aimerait que les candidats à l’Élysée s’en emparent. Du coup, son nom a émergé un temps dans le cadre de la Primaire populaire, cette initiative de sympathisants de gauche désireux de désigner un candidat unique à l’élection présidentielle.

Galvanisé par sa « mission » de prêtre-économiste, prêt à s’exposer pour sauver le monde, il se prend parfois pour James Bond. Entre l’envie de renverser la table et un « gros syndrome de premier de la classe ». Un trublion, ambitieux et faussement sage.

Vous êtes économiste, prêtre jésuite, théologien, vous défendez des positions écologistes et de gauche… D’où viennent ces engagements ?

Gaël Giraud : De l’enfance. Mes parents ont reçu une éducation catholique dans la France et la Suisse d’après-guerre. À la fin des années 1960, ils commencent à prendre leurs distances avec l’Église, comme beaucoup de cathos de gauche. Moi, je suis élevé de façon classique avec le catéchisme, la messe. Je suis enfant de chœur à Notre-Dame-du-Lys, dans notre quartier du 15e arrondissement parisien.

Vers 10 ou 11 ans, je me demande quel métier pourrait me permettre, plus tard, d’écouter Bach toute la journée. J’en trouve deux : organiste ou prêtre ! En même temps, je grandis dans une famille soixante-huitarde. Mes parents étaient sur les barricades du quartier Latin, ils ont lancé des pavés, ils ont été aspergés de gaz lacrymogène et embarqués au commissariat. Dans les années qui suivent, ils y croient toujours. Ils sont convaincus que Mai-68 n’a été qu’une étape, que la génération suivante va aller plus loin. Cette utopie-là se fracasse sur le tournant de la rigueur de la gauche au pouvoir, en 1983 [changement radical de politique économique caractérisé par l’orthodoxie budgétaire et l’arrimage à l’Europe, ndlr]. Mes parents jugent que c’est un reniement.

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À ce moment, je n’ai que 12 ans, mais je comprends que François Mitterrand tourne le dos à l’utopie qui l’a porté au pouvoir. Autour de nous, le post-libéralisme colonise les esprits, beaucoup d’anciens soixante-huitards trahissent leurs idéaux. Pas mes parents, malgré leur réussite sociale. Architecte et peintre, ils vivent de façon sobre. Certes, dans les années 1980, ma mère conçoit la déco intérieure des avions d’Air France, elle décore le restaurant au sommet de la tour Montparnasse. Mais à la maison, on n’a pas la télé, on ne boit pas de Coca-Cola. 

À 14 ans, je me sens plus proche d’Ivan Illich [prêtre, philosophe, fondateur de l’écologie politique dans les années 1970, ndlr] que de Laurent Fabius, Jacques Delors ou du Michel Rocard pro-business des années 1980. Bien à gauche, donc. J’adore toujours Bach, mais je me révolte contre l’Église.

Vous vous révoltez contre l’Église ? Racontez-nous…

Je découvre qu’un prêtre du voisinage utilise le sermon dominical pour appeler ses ouailles à voter Chirac, leader de la droite aux législatives de 1986. Jacques Chirac, à l’époque, est loin d’être un type sympa. Quelques années plus tard, il dira que les étrangers sentent mauvais, c’est un homme très peu fréquentable ! J’écris au prêtre, en substance : le Christ, oui ; l’Église, non. Je lui ressors ce que je viens d’apprendre en classe, le concordat du Vatican avec Mussolini puis le IIIe Reich, et je lui dis : au fond, ça n’a pas changé. Mal inspiré, il va se plaindre à mes parents qui prennent aussitôt ma défense. J’atterris à l’aumônerie de mon lycée où un prêtre progressiste et barbu joue de la guitare. Rien à voir avec le catéchisme austère auquel j’étais habitué, je suis accueilli avec des colliers de fleurs. Et je trouve ça nul ! Trop cool pour moi. Oui, à l’époque j’ai un gros syndrome de premier de la classe (Sourire). À partir de là, je bouffe du curé. Je connais le caté mieux que mes petits camarades, je les interroge pour les piéger. Je suis réellement en bagarre. 

Qu’est-ce qui vous a changé ? 

Mon oncle, qui est vicaire en Suisse, aumônier des chasseurs alpins et docteur en théologie. J’ai 19 ans, je viens d’entrer à Normale sup en maths, quand il m’emmène marcher en haute montagne. À 4 000 mètres d’altitude dans les Alpes suisses, on contemple des lacs limpides, des paysages magnifiques. Mon oncle a lu Kant, Hegel et Heidegger, il répond à mes questions existentielles. En même temps, il me fait comprendre que la foi chrétienne, c’est d’abord tripal. Il me dit : « Il faut que tu ailles voir un jésuite en France pour qu’il t’apprenne à prier. »

Pourquoi les jésuites ? 

Parce que les jésuites ont une méthode de prière spécifique, les exercices de Saint-Ignace. Une sorte de méditation quotidienne conçue au XVIe siècle par le fondateur de la Compagnie de Jésus, Ignace de Loyola, autour des étapes de la vie du Christ. L’idée, c’est que vous et moi sommes animés par un désir de vie très profond. En termes chrétiens, on peut dire que c’est la façon dont Dieu travaille en chacun de nous. Il faut discerner ce désir (ou Dieu) dans le tumulte de nos pensées quotidiennes, et lui obéir. Je m’y exerce avec un accompagnateur jésuite, lors de retraites organisées en quatre semaines. Il faut laisser de côté son ordinateur et son téléphone portable et observer une période de silence comprise entre trois jours et un mois. Un mois sans parler, ça fait quelque chose. Parfois, on jeûne. On prie. Pour moi, à 19 ans, un horizon spirituel s’ouvre. Je découvre aussi une tradition intellectuelle impressionnante : en France, il y a l’historien Michel de Certeau, le philosophe et résistant Gaston Fessard, le cardinal Henri de Lubac, le théologien Christoph Theobald. Au XXe siècle, la plupart des grands théologiens catholiques sont jésuites. 

À 25 ans, prof de maths dans un lycée au Tchad, dans une mission jésuite, je rencontre des gens extraordinaires. Des géants.

Plus tard, à 25 ans, doctorat de maths en poche, je dois faire mon service militaire et je choisis la coopération. Par une belle coïncidence, je me retrouve prof de maths et de physique dans un lycée à Sarh, au sud du Tchad, dans une mission jésuite. Là, je rencontre des gens extraordinaires. Des géants. Dans un hôpital de brousse qui est le meilleur du pays, le chirurgien, prêtre jésuite espagnol, opère sept jours sur sept. Il ne prend qu’une semaine de congé par an pour faire une retraite. J’attrape la malaria, je perds 15 kilos, mais je comprends ce qu’est une mission, j’en reste bouleversé. 

Ce séjour de deux ans au Tchad marque un tournant ? 

Oui. Je rencontre les enfants des rues. Des orphelins, pour la plupart, qui vivent de rapines au souk. Je viens le soir, je leur apporte de la nivaquine contre le paludisme. J’apporte aussi de la nourriture, on mange ensemble. Puis je loue une maison en ruine pour qu’ils puissent se protéger de la police. À l’époque, le régime du dictateur Idriss Déby autorise la police à exécuter sans jugement les voleurs pris sur le fait, ce qui permet en réalité d’éliminer les opposants politiques. Un jour, pour donner le change, les policiers abattent devant tout le monde un orphelin qui a chapardé un morceau de sucre. Terrifiés, une vingtaine de gamins trouvent refuge dans la vieille maison.

Ma vocation s’enracine auprès d’eux. J’obtiens un soutien financier du ministère français de la Coopération (qui existait encore à l’époque) et je mets en place un centre d’accueil pour les enfants des rues. Depuis, une quarantaine d’enfants y sont logés et nourris chaque année, ils apprennent à lire et à écrire. Certains sont devenus chauffeurs de taxi ou de camion. J’y suis retourné plusieurs fois. Quand je rentre du Tchad, à 27 ans, je veux devenir jésuite. 

Pourtant, vous entrez dans la finance…

Je demande à entrer dans la Compagnie. Qui me refuse. Je viens de perdre mon père, on me dit : « Occupe-toi d’abord de ta mère et de ton frère. » Je suis admiratif : il y a peu de vocations, pourtant les jésuites n’essaient pas de me mettre le grappin dessus, ils veillent vraiment au bien de la personne… Ça me donne encore plus envie de les rejoindre ! Dans l’immédiat, en 1999, j’entre au CNRS comme chercheur en économie mathématique. En même temps, une banque française me propose un poste d’analyste quantitatif en salle de marché, ce qu’on appelle un « quant » : pendant quatre ans, je deviens spécialiste de mathématiques financières pour des traders, à Paris et à New York. 

Loin de vos convictions, non ? 

À cette époque déjà, je suis à gauche, mais je veux comprendre le capitalisme financier de l’intérieur. Comment porter un jugement péremptoire sur un univers qu’on ne connaît pas ? Aujourd’hui, fort de cette expérience, je me sens parfaitement à l’aise pour critiquer les banques. En 2003, je prends conscience que les produits financiers sur lesquels on me fait travailler sont très dangereux. Ce sont des produits de ce type qui provoquent la crise des subprimes en 2007.

Je ne peux pas anticiper une crise d’une telle ampleur, mais je vois que personne dans les banques n’est en mesure d’évaluer le risque de ces produits. Comme si on mettait sur le marché des médicaments dont on ignorerait complètement les effets secondaires ! Je me souviens d’une réunion à Paris avec les quatre premiers dirigeants du Crédit agricole Indosuez. Le gars pour qui je travaille présente de nouveaux produits financiers, j’ai passé cinq jours à préparer les transparents PowerPoint, c’est lui qui parle, moi j’appuie sur la touche « Enter ».

Au fil de la présentation, je me rends compte que les quatre banquiers n’y comprennent rien : ils font semblant, ils rivalisent de commentaires stupides. Je saisis à ce moment que les banques sont des endroits dangereux. Quand je signale le danger, on me répond : « Gaël, on gagne tellement d’argent, viens plutôt faire la fête avec nous ! » On m’invite à dîner, on me sert des grands crus (un montrachet 1971 à Manhattan !), on me propose de devenir trader. Je quitte la banque. Je retrouve mon poste de chercheur au CNRS et en parallèle, en 2004, j’entre chez les jésuites comme novice. Dix ans plus tard, je suis prêtre. 

L’économie, la prêtrise, l’engagement politique… C’est beaucoup pour un seul homme ! 

Ça peut parfois déconcerter, parce qu’on ne sait pas qui s’exprime, le citoyen ou l’homme d’Église. Avant tout, je suis un prêtre jésuite. Donc un homme en mission. Pour le moment, ma mission consiste à promouvoir la question écologique dans la recherche en économie, à orienter la discipline vers les questions de justice environnementale. Le pape François, un jésuite lui aussi, a mis en avant la sauvegarde de notre « maison commune ».

Tout le monde n’est pas égal face au dérèglement climatique : les pauvres paient le prix fort, les individus comme les pays. Je suis également un intellectuel engagé : il me paraît aussi important d’alimenter le débat public que de publier des articles universitaires. Un peu comme Greta Thunberg qui, lycéenne suédoise de 16 ans, jugeait crucial d’alerter les Nations unies sur l’état de la planète. 

Être jésuite, en quoi ça consiste au juste ? 

Les jésuites n’ont pas de paroisse, ils fonctionnent en réseau avec près de 19 000 membres à travers le monde. Concrètement, nous vivons en communauté sous l’autorité d’un supérieur. À Paris, j’ai partagé le quotidien d’une quarantaine de jésuites dans une maison, rue de Grenelle, à côté de Sciences-Po. À Washington, nous sommes quarante dans une résidence sur le campus de Georgetown. Chacun a sa chambre, nous partageons les salles de bains, la cuisine, la salle de séjour, des véhicules... Forcément, il y a de petites frictions, comme dans toute vie de groupe. Par exemple, quand quelqu’un raie une voiture !

La hiérarchie me dit : « Vas-y, tu as carte blanche pour aider les pays du Sud. » L’écueil, c’est de se croire le patron et de prendre des risques inconsidérés.

Nous avons aussi une chapelle où nous célébrons une messe tous les jours, ensemble. En plus de cette vie communautaire, ce qui nous structure, c’est la mission que nous assigne la Compagnie. La mission, c’est galvanisant ! La hiérarchie me dit : « vas-y, tu as carte blanche, on te fait confiance, pour aider les pays du Sud, promouvoir l’écologie »… L’écueil, c’est de faire cavalier seul, de se croire le patron et de prendre des risques inconsidérés. L’équivalent du permis de tuer pour 007. Une vraie tentation. 

Êtes-vous entièrement libre de vous exprimer ?

Pas tout à fait. En 2021, je me sens proche, un moment, d’Arnaud Montebourg, qui propose la sortie du pétrole en vingt ans, une VIe République, une réforme en profondeur des institutions européennes… Je participe à quelques réunions avec son équipe, la Compagnie me dit d’arrêter : je ne dois soutenir aucun candidat, ni commenter les déclarations des uns et des autres dans la campagne présidentielle française. Eh bien, soit… C’est la première fois que ça arrive, signe que je dérange. 

Qui dérangez-vous ?

Je ne citerai pas de noms. Ce qui est sûr, c’est qu’un jésuite écolo et progressiste qui s’exprime, ça fait forcément grincer des dents chez des catholiques influents proches de la Compagnie. Il y a une dizaine d’années déjà, j’ai suscité l’hostilité. Après la crise des subprimes, j’ai défendu une vraie régulation de la finance. En face, les grands banquiers français et allemands faisaient du lobbying auprès des pouvoirs publics pour défendre leurs intérêts. Les plus influents étaient des catholiques… qui me demandaient personnellement de ne pas m’en mêler. Bien sûr, je n’en ai tenu aucun compte !

Qu’est-ce qui doit changer ?

Notre modèle productiviste financiarisé, fondé sur la surexploitation des ressources humaines et naturelles. Beaucoup l’appellent néolibéralisme. Je préfère parler de post-libéralisme, parce que le capitalisme contemporain ne prolonge pas le libéralisme politique du XVIIIe siècle et la promesse émancipatrice et égalitaire des Lumières. Au contraire, il les trahit. Depuis une quarantaine d’années, c’est la propriété privée qui est érigée au rang de principe absolu, pas la liberté ni l’égalité. Exemple, la Chine prospère grâce au capitalisme mondialisé, mais bafoue les droits humains.

Autre exemple, en Europe, régie par l’économie de marché, l’État de droit régresse dangereusement. On l’a vu dans la Hongrie de Viktor Orbán et la Pologne de Jarosław Kacziński. Mais finalement, Bruxelles estime que c’est moins grave que de ne pas pouvoir rembourser sa dette aux banques, voyez le traitement réservé à la Grèce. Même en France, des tendances autoritaires apparaissent. La présidence d’Emmanuel Macron est marquée par les violences policières contre le mouvement des « gilets jaunes » en 2018-2019.

En 2021, le projet de « schéma national de maintien de l’ordre » rendait possible une répression arbitraire des manifestants [certaines de ses dispositions ont été annulées par le Conseil d’État. Elles portaient atteinte à des libertés publiques fondamentales, la liberté de la presse, la liberté de manifester, ndlr]. Parallèlement, le mouvement de privatisation entamé dans les années 1980 devrait se poursuivre. Sans la crise sanitaire, Macron aurait privatisé Aéroports de Paris, la Française des jeux et préparé avec le projet « Hercule » la privatisation partielle d’EDF. Il a d’autres projets, le démantèlement de la Caisse des Dépôts et la privatisation de sections de routes nationales. 

Que faire ? 

Je crois qu’il faut refonder nos sociétés sur les « communs », c’est-à-dire le partage démocratique des ressources. Concrètement, les communs, c’est par exemple un chemin, une place publique, une plage, une forêt, un champ, des lieux gérés collectivement selon des règles fixées par délibération. Les anciennes sociétés paysannes fonctionnaient ainsi. Au XXIe siècle, on peut transposer ce type de partage dans de nombreux domaines : la faune halieutique, les nouvelles technologies… Cette utopie offre un prolongement heureux à la promesse des Lumières. C’est aussi la réponse au défi écologique.

Un peu partout, la société civile construit déjà des communs, voyez par exemple les monnaies locales. Ou Linux, ou Wikipédia. Je pense aussi à une initiative en matière de santé, peu connue mais très réussie. Dans le cadre du réseau international Drugs for Neglected Diseases Initiative, lancé il y a presque vingt ans par Médecins sans frontières et l’Institut Pasteur, des ONG, des États, des labos pharmaceutiques mettent en commun la recherche sur des médicaments pour lesquels il n’existe pas de clientèle solvable. Et ça marche. En Afrique, en Asie, en Amérique du Sud, des millions de gens guérissent de la malaria, de la maladie du sommeil ou de l’hépatite C grâce à la commercialisation de médicaments à très bas prix. Le défi, c’est de construire les institutions qui fabriquent des communs. 

Quel rapport avec le christianisme ? 

Le christianisme offre des ressources spirituelles pour penser et vivre autrement. Dans les Actes des Apôtres, le cinquième livre du Nouveau Testament, il est écrit que l’Église primitive « mettait tout en commun ». Le partage des ressources est le geste primordial de la communauté chrétienne. C’est bien loin du projet postlibéral, et très proche de ce qui s’invente aujourd’hui autour des communs. L’usage des communs suppose la délibération, et ça fait aussi partie de l’expérience chrétienne. On en trouve une illustration frappante dans l’Évangile selon saint Luc et dans les Actes des Apôtres.

Après sa mort, le Christ ressuscite, et les apôtres lui demandent s’il va monter sur le trône de David, chasser les Romains, libérer Israël et prendre le pouvoir. Eh bien non, il donne une réponse énigmatique : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps qui ont été fixés de toute éternité par le Père, mais une puissance vous sera donnée. » Sur ces mots, il disparaît. En somme, le Christ laisse vide la place du roi, il refuse d’incarner une souveraineté absolue et définitive, il nous invite à nous débrouiller seuls, à inventer nos institutions politiques. Le christianisme est fondamentalement démocratique. 

Tous les catholiques ne partagent pas ce point de vue… 

C’est vrai, certains sont proches de l’extrême droite, hostiles à la démocratie et à l’écologie. Les catholiques ne sont pas immunisés contre les courants qui travaillent nos sociétés. 

En 2021, le rapport Sauvé a évalué à 216 000 le nombre de personnes agressées sexuellement par un prêtre depuis les années 1950 en France. Comment vivez-vous cette réalité ?

La commission Sauvé a fait un boulot remarquable. C’est salutaire pour l’Église. Il faut saisir cette occasion pour demander pardon aux victimes, imposer la transparence sur ces affaires, mettre en place des mesures préventives et contraindre à la démission les évêques qui ont couvert ces crimes.

Avez-vous été choqué par ces révélations ? 

Je connais Jean-Marc Sauvé, nous en avons parlé depuis plus d’un an. Je n’ai donc pas été surpris, plutôt accablé.

Prêtre, c’est un engagement très fort. Vous renoncez à la vie de couple, à la famille. Avez-vous hésité ? 

Oui, très longtemps. Je suis tombé amoureux. À 30 ans, le célibat pose évidemment question. C’est un choix dur, il faut le reconnaître. Je n’aurai pas d’enfants. Mais la mission exige une liberté et une -disponibilité que je n’aurais pas si je devais m’occuper d’une famille. Enfin, c’est ce que je crois. 

Faut-il selon vous revenir sur le célibat des prêtres ?  

Je suis favorable au mariage des prêtres, c’est une grande tradition de l’Église. Jusqu’au ive siècle, seuls les hommes mariés peuvent être ordonnés prêtres : avant de leur confier la responsabilité d’une communauté de fidèles, il faut vérifier qu’ils sont de bons pères de famille. Jusqu’à la réforme grégorienne de la fin du XIe au début du XIIe siècle, qui leur impose le célibat, beaucoup de prêtres sont mariés. Et même après. Au XVIe siècle, en Creuse, l’Église envoie de Paris des prêtres célibataires pour remplacer les prêtres-paysans locaux, mariés et pères de famille. Les paroissiens se révoltent, c’est le début de la déchristianisation dans la région. Le célibat des prêtres est une mesure récente à l’échelle de l’Église, huit siècles seulement ! Rien, dans les Écritures, ne la justifie. 

Vous ne vivez plus avec les enfants des rues au Tchad. Vous enseignez à l’université à Washington, vous fréquentez les cercles de pouvoir… 

Ce rapport au pouvoir est une grande tradition jésuite depuis le concile de Trente (1545-1563). Un quart de siècle après sa fondation (en 1534), la Compagnie envoie au concile ses théologiens. Dans la journée, ils participent aux débats. Mais suivant les prescriptions du fondateur, Ignace de Loyola (mort en 1556), ils passent la nuit à l’hôpital pour aider les malades. Ce va-et-vient entre le pouvoir et les pauvres est constitutif de notre identité jésuite. Quand je rentre du Tchad, je pense : je suis très heureux avec les enfants des rues, je me sens utile, j’ai envie de vivre cette vie-là. Mais en deux ans, je n’ai aidé qu’une trentaine de gamins.

Le risque, c’est de devenir soi-même un homme de ­pouvoir, happé par la structure et finalement complice. 

Depuis la création du centre d’accueil, peut-être que six cents enfants abandonnés en ont bénéficié. Une goutte d’eau par rapport aux millions d’enfants des villes chaotiques du Sud. D’où l’envie d’agir sur les structures, sur les racines de la pauvreté. Pour ça, il faut parler aux gens qui se trouvent au sommet de la hiérarchie, changer leur perception. Le risque, c’est de devenir soi-même un homme de pouvoir, happé par la structure et finalement complice. Ça arrive assez souvent. Je cours ce risque, comment faire autrement ? Si vous avez une solution, je suis preneur ! 

De 2015 à 2019, vous êtes chef économiste à l’Agence française de développement, qui finance des projets en Afrique et dans d’autres pays du Sud sous le contrôle de Bercy et du Quai d’Orsay. Une enquête de « Mediapart » a révélé, en 2021, que l’AFD soutenait des entreprises qui bafouent les droits humains. Êtes-vous alors en porte à faux avec vos valeurs, happé par des logiques de pouvoir ?

La réponse est oui, évidemment. Mais je garde des liens d’amitié avec certains collègues, alors je préfère éviter d’en parler en public. J’ai quitté l’Agence française de développement pour ne pas cautionner certains projets imposés par l’Élysée. À Rome, en février 2020 au début de la pandémie, je passe un mois en mission dans un foyer de réfugiés. La journée, je suis avec eux, je cuisine pour eux (je finis par attraper le Covid). Le soir, j’enfile un costume et je traverse une ville morte pour me rendre chez l’ambassadrice de France auprès du Saint-Siège, dans la magnifique villa Bonaparte. Le contraste entre les deux univers me saisit. J’essaie de faire le lien, je lui parle de la question des réfugiés. Ici à Washington, je passe deux ou trois heures par semaine dans un centre d’accueil de sans-abri. Là aussi, je cuisine, je sers à manger, je discute. Ces gens cabossés par la vie me rappellent la réalité du monde social : c’est pour eux que je travaille. 

En 2021, vous publiez douze propositions pour la France. Laquelle vous paraît la plus cruciale ? 

Mettre sur pied une banque publique de l’eau. Les travaux du World Resource Institute, un think tank de Washington, montrent qu’on pourrait perdre 40 % d’accès à l’eau potable en France en 2040. Peut-être davantage dans le sud de l’Europe. L’Espagne et le Portugal construisent déjà des usines pour désaliniser l’eau de mer. En France, les gens n’ont pas conscience des pénuries à venir. Certaines zones rurales sont déjà touchées pendant les sécheresses estivales. Ensuite, ce sera le tour des villes. Il y aura des ruptures d’alimentation. Or aucune agglomération ne peut vivre sans eau, même pas une journée !

Va-t-on vers un monde où les plus aisés se font livrer l’eau potable par camion-citerne comme en Inde ? Là-bas, les foyers les plus modestes doivent détourner des tuyaux ou boire de l’eau malsaine. En France, il y aurait des émeutes. En 2010 déjà, je contribue à une étude sur la question commandée par Veolia.

Avec l’économiste Alain Grandjean, nous concluons qu’il faut 30 milliards d’euros pour réhabiliter les infrastructures d’adduction en milieu rural. Il y a des fuites, un gaspillage colossal. Comment trouver 30 milliards ? Nous proposons à Veolia de créer une banque privée de l’eau, mais ça ne donne rien. Aujourd’hui, il est encore temps de créer une banque publique de l’eau. La Banque publique d’investissement (BPI) pourrait le faire, mais elle est ligotée par Bercy qui n’en voit pas l’intérêt, c’est-à-dire la rentabilité. 

Vous avez déjà proposé une mesure plus audacieuse : limiter les écarts de salaires de 1 à 12. Vous n’en parlez plus, pourquoi ? 

Cette mesure est nécessaire, plus que jamais. Si j’étais candidat, je l’inscrirais à mon programme. Actuellement, dans les grandes entreprises privées, les écarts de salaire s’envolent dans un rapport de 1 à 1 000. Les cadres dirigeants qui gagnent plusieurs centaines de milliers d’euros par mois se désolidarisent complètement des employés payés au Smic, comme s’ils ne vivaient plus dans le même monde. Un rapport de 1 à 12 paraît raisonnable. Il est d’ailleurs en vigueur dans la fonction publique, en dehors des primes d’expatriation.

Réduire l’éventail des salaires empêcherait les cadres supérieurs et dirigeants de faire en quelque sorte sécession. Ça correspond à une demande sociale : même parmi les plus diplômés, j’observe que la jeune génération ne rêve plus aujourd’hui de ces salaires mirobolants. Avec mon amie la philosophe Cécile Renouard, nous avons formulé et développé cette idée dans un livre, Le Facteur 12, écrit et publié il y a dix ans (éd. Carnets Nord). Mais je crois que ce n’est pas le bon moment pour en discuter. La question de la distribution salariale enferme la gauche. Je ne voudrais pas amener un candidat (ou une candidate) de gauche à prendre des positions qui seraient immédiatement disqualifiées par les grands médias.

Comment mettre en œuvre une telle mesure ? 

C’est simple. L’État ne toucherait pas directement aux salaires. Il ferait du « facteur 12 » une condition requise pour toute entreprise qui répond à un appel d’offres public. L’État et les collectivités imposent déjà des critères d’éligibilité, comme des quotas d’emplois de personnes handicapées. Beaucoup d’entreprises ont besoin des commandes publiques. Dans un premier temps, on pourrait imposer un éventail de 1 à 100, puis passer de 1 à 50. Il faudrait y aller de façon progressive, en donnant de la visibilité aux entreprises pour qu’elles s’adaptent. 

Finalement, vous n’êtes pas si radical ? 

Quand je suis rentré du Tchad, j’ai retrouvé à Paris de vieux amis, des marxistes, qui passaient leurs soirées dans leur chambre à parler de la révolution. En hommage à Fidel Castro, ils fumaient des cigares cubains. Ça ne me satisfait pas du tout ! Mieux vaut penser une alternative désirable et proposer des mesures constructives pour y parvenir. N’attendons pas le Grand Soir pour mettre en place une banque de l’eau. C’est ça, la vraie radicalité. 

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