Les hauts et les bas du yakuza de Fukushima

Écrit par Alissa Descotes-Toyosaki Illustré par Vincent Roché
Édition d'avril 2018
Les hauts et les bas du yakuza de Fukushima
Au Japon, le nucléaire et la mafia entretiennent des liens anciens. Mais la catastrophe de Fukushima, en 2011, a tout bouleversé. Hisao Yanai, un parrain qui régnait sur la centrale et ses ouvriers, cherche sa place.
Article à retrouver dans la revue XXI n°42, Héros et criminels
28 minutes de lecture

Des mastodontes en jambières et culotte scintillantes défilent sur le ring. Tout autour, un parterre d’officiels et des familles sur les gradins frappent des mains, galvanisés par les explosions de pétards. « Bienvenue au catch de charité ! » gueulent les haut-parleurs. Plus qu’un match, c’est un symbole, celui d’un autre combat livré à 20 kilomètres de là, à ­Fukushima, contre un ennemi invisible, les radiations qui continuent d’affoler les compteurs. « Au catch, peu importe combien de fois on te fout par terre, tu te relèves ! Voilà le leitmotiv de la reconstruction des zones sinistrées ! “Fukko” [“reconstruction”] ! “Gambaro” [“courage”] ! », s’exclame Miyamoto, la star locale du catch, surnommé « Japanese Million Dollars Man », sorte de Stallone décoloré et bronzé aux UV.

L’écho du mot « reconstruction » résonne dans le stade de Naraha à moitié vide. La bourgade côtière a été vidée de ses 7 000 âmes au lendemain du séisme, du tsunami et de l’accident nucléaire qui ont frappé le Japon, le 11 mars 2011. Seul un quart de la population est revenu. Ville morte, Naraha ressuscite lentement. « Il y a dix fois plus d’ouvriers que d’habitants, et pratiquement aucun enfant », se lamente l’organisateur du tournoi, Hisao Yanai, assis au premier rang parmi des jeunes teints en blond.

L’homme a longtemps été l’un des plus puissants de la ville. À la tête d’une mafia locale, il régnait sur tous les business qui rapportent. Dans la foule, en ce soir de match, on le remarque à son bras manquant et à ses lunettes fumées. Son visage anguleux ne trahit aucune émotion. Seuls les éclats de rire d’une rangée entière de vieilles dames devant la déconfiture d’« Animal Warrior », un colosse de 135 kg habillé en Goldorak, lui arrachent un sourire : à Naraha, les distractions sont rares, surtout quand on a passé plus de six ans dans un logement provisoire en préfabriqué.

Le chant des cigales et du compteur Geiger

En bon parrain, Yanai veut divertir ses ouailles, les faire revenir. Insuffler un peu de vie le long de la « route des irradiés ». À la sortie du stade fraîchement décontaminé, l’ancien gangster serre la main de tout ce qui porte un costard. Son clan gérait le recrutement des ouvriers du nucléaire, une mission fort lucrative. Pour sponsoriser ce tournoi international de catch, il a fait appel à ses relations dans les zenekon, les géants du bâtiment qui ont développé l’atome japonais. Il dit pourtant avoir décroché : « Un accident pareil arrive tous les mille ans. C’était l’occasion de changer de vie ! », s’exclame-t-il en montant dans son Hummer jaune.

En cette fin d’après-midi, le soleil d’automne éclaire quelques érables flamboyants dans la campagne rase. Nous longeons de vieilles demeures, surmontées d’un blason en fer, dont le toit d’ardoise épouse la forme d’une pagode. La propriété de Yanai est gardée par deux chiens, une chèvre de la taille d’un poney et un sanglier, emblème de son clan. Dans le garage, plusieurs voitures dont une de collection et sa vieille Benz, cabossée par des chèvres paniquées qui ont grimpé sur le toit le jour du séisme. La maison est déserte, à part un ours polaire empaillé grandeur nature qui accueille le visiteur de sa gueule béante dans le hall d’entrée. L’homme vit seul, sa femme et sa fille sont parties à Tokyo au lendemain de la triple catastrophe et ne sont plus revenues depuis. Ici, tout est dans la démesure. Le salon n’a pas changé depuis que je suis venue, il y a trois ans : les posters de catch côtoient les sabres de samouraï, un écran plasma géant, un autel shinto et une bouteille de saké portant le sigle d’une des grandes organisations mafieuses du pays.

Le clan de Yanai gérait le recrutement des ouvriers du nucléaire, une mission fort lucrative. « Un accident pareil arrive tous les mille ans. C’était l’occasion de changer de vie ! »

Quand je rencontre Yanai pour la première fois, à l’été 2014, je suis loin de me douter que ce vieux manchot coiffé d’un chapeau de paille est une légende de la pègre. Il revient d’une croisière sur son yacht et m’aborde sur le port d’Iwaki, à 30 kilomètres au sud de Naraha, pour savoir pourquoi je porte des ­jikatabi, les chaussures qui séparent le pouce des autres orteils, plutôt portées par les ouvriers. Il propose de me guider dans la région – septuagénaire, il conduit très bien avec son bras unique et parvient même à répondre au téléphone en se servant de ses genoux – et nous arrivons sains et saufs à Naraha, son terroir. Trois ans après la catastrophe, la ville est encore parcourue par des centaines de décontaminateurs, vêtus comme des cosmonautes, qui raclent la terre sans relâche pour enlever cinq centimètres d’épaisseur dans les jardins, aspergent les toitures des maisons et entassent la terre contaminée dans de grands sacs noirs.

Les préfabriqués ouvriers ont poussé comme des champignons : depuis l’accident, environ 20 000 personnes sont venues de tout le pays pour nettoyer la région. Yanai rend visite à un couple d’agriculteurs qui ne cultive plus. ­L’accident a anéanti la production de champignons ­shiitakés, la truffe japonaise, fierté de ­Fukushima. La ­préfecture servait de grenier alimentaire à tout le pays. Le gangster lui-même vient d’une famille de paysans : il me montre le caveau familial, perché près d’un temple bouddhiste au milieu d’une forêt contaminée. Plus loin, nous croisons des pêcheurs payés pour récupérer en mer les débris du ­tsunami, et des déplacés en combinaison blanche et ­dosimètre au cou, venus dépoussiérer l’autel de leurs ancêtres avant de rentrer dans leurs préfabriqués. Formant des hectares de blocs gris sur les collines, ces logements provisoires dispersés dans toute la préfecture de Fukushima hébergent une grande partie des 160 000 réfugiés nucléaires. Yanai n’a jamais voulu y vivre. Il fait des allers-retours le long de la nationale 6 entre Iwaki, en dehors de la zone interdite, et sa maison de Naraha.

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La bourgade a connu ses années fastes. Dans les années 1970, le nucléaire promettait emplois, prouesses technologiques et avenir meilleur. Des manifestations avaient eu lieu, mais elles avaient vite été étouffées par les médias de masse, financés par les fabricants des réacteurs. Le soutien public a ensuite été acheté avec une mairie flambant neuve, un complexe sportif, et un luxueux hôtel spa que me fait visiter Yanai. Surplombant l’océan, nous marchons au milieu d’une forêt de lys radioactifs qui recouvrent des allées autrefois bien tracées. Mon compteur Geiger grésille en chœur avec les cigales de l’été. Du haut d’une terrasse panoramique donnant sur une mer de sacs noirs, le caïd me parle du printemps, des cerisiers en fleur, des vergers, des rizières, des vestiges préhistoriques et des premiers habitants qui ont peuplé ces terres. C’est plus tard, quand il évoque son passé de ­yakuza, que je comprends pourquoi il m’a emmenée là : ce chef de gang s’est donné comme nouvelle mission de protéger la terre de ses ancêtres.

Trente-six ans de prison

En revenant chez lui, je suis saisie par l’odeur. Ou plutôt, par son absence. En 2014, trois ans après le tsunami, ça sentait encore la souris et l’urine d’animaux sauvages, singes ou sangliers. La maison a dû être nettoyée. Devant quelques photos, Yanai passe en revue sa famille : « Voici mon grand-père, garde du corps pour un Anglais. Il maniait le sabre comme nul autre ! Et là, c’est mon père, agriculteur et porte-parole des paysans, comme tous les hommes de la famille. Quand j’ai eu un accident à 16 ans avec une moissonneuse-batteuse qui m’a broyé le bras droit, mon père a dit que mon frère aîné s’occuperait de moi jusqu’à la fin de mes jours. J’ai refusé. »

Yanai prend alors la route de l’ombre. Un parrain le prend sous sa coupe pendant un an puis il gravit les échelons à la force de son unique ­poignet. « Mon père n’a rien dit. Avec mon handicap, il savait que je faisais ce que je pouvais pour me nourrir moi-même. Mais il avait l’habitude de me jeter une ­serviette sur les épaules dès qu’il me voyait dans le jardin torse nu. » Le gangster est tatoué sur tout le dos, les avant-bras et les pectoraux, comme le veut la coutume. Un rituel vieux de quatre cents ans, du temps où les yakuzas étaient des forains et des joueurs ­itinérants. Des entrelacs dessinent des carpes sacrées, des fleurs de cerisier et des dragons. « La carpe est le symbole de virilité mais aussi de persévérance : c’est un poisson qui nage à contre-courant. »

Il égraine ses souvenirs au fur et à mesure des objets qui ornent sa maison, comme cet ancien jeu de cartes japonais, le hanafuda : « À l’époque, on jouait assis sur de grands tatamis. Certains pouvaient perdre des millions, jusqu’à leur maison ! Moi je n’étais pas très doué mais j’avais un ami qui pouvait gagner jusqu’à 300 000 yens [2 200 euros], juste dans une partie ! » Inspiré du hombre, un jeu à 48 cartes apporté par les marins portugais au xvie siècle, le hanafuda est resté le jeu fétiche des clans mafieux, dont il a inspiré le nom à partir de la combinaison perdante : 8.9.3, qui se lit ya-ku-za.

Le lobby atomique prône le « nucléaire propre » mais recrute dans les bas-fonds. La mafia lui permet de contourner les règles de sécurité draconiennes fixées par l’État.

« On rackettait tout le monde, on prêtait de l’argent à des taux exorbitants. Moi je le faisais seulement si un civil me suppliait, tellement il avait besoin de sous. Il y avait aussi les paris sur les courses de cyclisme, où les joueurs s’endettaient chaque fois un peu plus. » Yanai fait partie de la Igari-kumi, un sous-groupe de la Sumiyoshi-kai, la troisième plus grosse organisation mafieuse du pays. Le pays compte 60 000 yakuzas, actifs dans tous les domaines, de la finance à la politique, en passant par l’immobilier et la construction. Dans la province de Fukushima, le clan de Yanai gère aussi bien les matchs de catch que les entreprises de recrutement des ouvriers du nucléaire. Il possède une adresse légale à Naraha et des cartes de visite qu’il distribue sans lésiner.

Le boss a fait trente-six ans de prison, « en quatre fois ». J’essaie de savoir pour quel délit, mais à chacune de mes questions il oppose un sourire mystérieux. Pour lui, c’est du passé. « Autrefois ? Je faisais ça ! Pan-pan ! », mime-t-il en dessinant un revolver avec ses doigts. « La police, les habitants, tout le monde était terrifié ! Même maintenant, les jeunes flics qui font leur ronde ne veulent pas passer par chez moi, ils ont la trouille de ce qu’il pourrait arriver s’ils me surprennent en train de faire une connerie ! » Yanai rit de bon cœur, dévoilant une rangée de dents jaunies par le tabac, et fouille pour ressortir une calligraphie, l’un de ses passe-temps favoris. « Je l’ai faite avec un copain flic qui passe souvent me voir. On discute, on boit du thé. Les flics qui me connaissent de l’époque me félicitent : ça fait dix ans que je ne suis pas allé au trou ! »

Les autorités évitent soigneusement de le coffrer à la prison de Fukushima de peur que son influence corrompe gardiens et détenus, et ­préfèrent l’incarcérer plus loin. « Je me suis rendu compte que je pouvais apprendre beaucoup de choses. J’étais analphabète, je n’avais même pas le niveau du primaire, et la prison m’a donné un cadre pour apprendre à lire et écrire. » Après la moitié de sa vie en taule, Yanai passe volontiers pour un yakuza repenti, le genre qui a purgé suffisamment pour s’assagir. « Regarde ce que les gardiens m’ont offert, rit-il en sortant un pyjama rayé. Il est indestructible ! Même en le portant tous les jours pendant cinq ans, il ne s’est pas déchiré ! »

Fontières poreuses entre légal et ­illégal

Le gangster s’interrompt, se gratte la tête. Il regarde le portrait de son père en noir et blanc, raide dans son costume cravate, au côté de son épouse en kimono, une forte femme de la campagne. « J’ai compris à un moment que profiter des faiblesses humaines n’était pas une bonne manière de gagner sa vie. Celui qui ne pense qu’à s’enrichir n’a aucune chance de devenir un bon ­parrain : ­celui-ci doit gagner la confiance de son clan, mais aussi celle de son quartier. » Yanai met vingt-cinq ans pour devenir ­oyabun, littéralement « le parent ». Seul un yakuza sur trois cents devient parrain, assure-t-il, car il faut prouver qu’on respecte le ninkyo, « la voie du chevalier », qui est aux yakuzas ce que la « voie du guerrier » était aux samouraïs, un code d’honneur dont les règles d’or sont de protéger les faibles et ne jamais toucher à un civil. « Un yakuza sans le “ninkyo” n’est qu’un vulgaire racketteur », assène l’ancien caïd.

Il prend sous son aile une quinzaine de protégés. Parmi eux, Seiichi Kusano, son « numéro 2 ». Enfant terrible capable de pendre ses professeurs par les pieds dans la cage d’escalier de l’école, Kusano a été placé en maison de correction puis, en désespoir de cause, confié au parrain du ­quartier : Yanai. À son tour, il lui a appris la ­discipline et le code de conduite traditionnel avant de le nommer à la tête d’une société de BTP qui recrute des travailleurs du nucléaire. Les centrales de ­Fukushima I et II attirent tout un tas d’ouvriers. Il faut les trier, proposer leurs services à une ­trentaine d’entreprises agréées qui travaillent pour les zenekon, ces fameux géants de la construction qui ont développé le parc nucléaire japonais, et, plus haut, pour Tepco, l’opérateur électrique de la centrale, lui-même subventionné par l’État.

« Le nucléaire a toujours été un business lucratif. Il suffisait d’embaucher de la main-d’œuvre, n’importe qui, pour se faire beaucoup d’argent. Tous les intermédiaires prenaient leur commission sur les salaires », raconte Yanai. N’importe qui, cela signifie des jeunes désœuvrés, des ­marginaux, des petites frappes… et donc des yakuzas. Alors qu’il prône le « nucléaire propre », le lobby atomique recrute dans les bas-fonds, à l’instar des professions de tanneur ou de boucher, jugées impures. La mafia lui permet de contourner les règles de sécurité draconiennes fixées par l’État. Les ouvriers du nucléaire n’ont besoin d’aucune qualification et sont licenciables sans indemnités dès qu’ils atteignent 100 millisieverts sur cinq ans, la limite d’exposition annuelle.

Le « numéro 2 », Kusano, travaille lui-même à la centrale pendant des années. « On est employeurs et employés, résume-t-il, ça a toujours été comme ça. » Le fleuron de l’économie japonaise carbure grâce aux réseaux mafieux. Longtemps, il ne fallait pas aller bien loin pour se rendre compte des frontières poreuses entre le monde du légal et celui de ­l’illégal : au Ippei, la brasserie que Yanai a ouverte il y a vingt-cinq ans, située en face de la mairie de Naraha, on a longtemps croisé accoudés au même comptoir ouvriers du nucléaire, pêcheurs, yakuzas, employés de Tepco et patrons de zenekon.

« On a apporté des vivres et des couvertures »

Chez Yanai, dans la pièce qui jouxte le salon, trône toujours l’immense table qui réunissait régulièrement les boss du coin. Au plafond, les portraits de ses ancêtres, encastrés dans les rainures en bois, comme penchés sur le monde des vivants. Sur une étagère, une photo de lui jeune, habillé en costard des années 1980, et entouré de cinq chefs de gang. Je reconnais Hasegawa, chef d’un sous-groupe de la Maruto-kai, une organisation très active à Fukushima.

J’ai rencontré Hasegawa en 2014 : il tenait lui aussi une petite brasserie, à une dizaine de kilomètres de la ville. Vêtu d’un pull rose troué et d’un pantalon de survêtement, tatoué d’une grosse tête de diable rouge sur le ventre, le septuagénaire dont je fais alors la connaissance est un yakuza de campagne, l’antithèse du gangster de cinéma. Devant Yanai, il raconte : « Moi j’ai construit ces réacteurs. J’ai vécu toute ma vie grâce au nucléaire, j’y suis attaché. Mais faut être franc : le nucléaire, c’est que du business ! Du fric ! Exactement comme les yakuzas ! » Éméchés par le shochu, l’alcool de patate douce, les deux compères se rappellent le cauchemar qui a bouleversé le Japon. Le séisme, le tsunami, l’accident nucléaire. La neige, les sirènes, les gymnases glacés où les réfugiés font la queue pour contrôler le taux de particules radioactives sur leurs vêtements, et l’aide alimentaire bloquée par des protocoles interminables.

Parmi « les cinquante de Fukushima », héros qui ont risqué leur vie après l’accident, il y avait quelques yakuzas. « Tepco manque de main-d’œuvre et personne ne veut faire ce genre de boulot. »

Sur le tatami, des jeunes écoutent respectueusement les deux parrains. L’un d’eux s’écrie : « Le jour de la triple catastrophe du 11 mars, on était tous là ! On a apporté des vivres et des couvertures aux réfugiés. Tout le monde était dans le noir. » Toujours les premiers à intervenir dans les zones sinistrées, bien avant l’armée ou les pompiers, les yakuzas se rendent dans les zones contaminées juste après l’explosion des trois réacteurs. Yanai rappelle que secourir les faibles fait partie du code de conduite des vrais yakuzas. Hasegawa complète, pragmatique : « Les hommes sont des êtres cupides mais quand il faut faire le sale boulot, on se serre les coudes ! »

Hasegawa a travaillé trente-cinq ans dans la centrale. Son fils fait aujourd’hui partie des 5 000 liquidateurs qui tentent d’enrayer la fuite radioactive : « Il est dedans. Il retire les barres de combustible usagé. » Un travail à haut risque, au cœur des réacteurs, qui peut faire dépasser en une journée le taux d’exposition annuelle. Lui, avec sa brasserie, veut égayer les journées des ouvriers venus aider. Un des jeunes confirme : « Le patron a été le premier de la zone à rouvrir son restaurant ! » Hasegawa, avec ses deux petits doigts coupés, se lève et déclare en grande pompe : « Exactement ! Ici ce n’est pas une gargote comme les autres ! C’est un endroit à la pointe ! » « On y invite les pauvres et on y plume les riches ! », se marre Yanai, toujours un peu canaille. Hasegawa est mort d’un cancer foudroyant peu de temps après mon passage.

Les souris ont bouffé le tatami

La solidarité n’exclut pas le sens des affaires. Pendant quelques années, « la catastrophe » est synonyme de plein emploi : ouvriers, liquidateurs et décontaminateurs affluent de tout le pays. Il faut les embaucher, les loger, les nourrir et les distraire. Les yakuzas prennent leur part.

Yanai, lui, décide de dissoudre son organisation. Raison de son retrait ou hasard du calendrier, le gouvernement lance une grande chasse aux yakuzas. Le lien entre l’atome et la pègre est révélé dans la presse étrangère. Le monde découvre que « la mafia a infiltré Fukushima ». Un clan a même recruté des SDF pour décontaminer la centrale. Le gouvernement feint l’indignation, et donne l’ordre à Tepco de faire le ménage. Après avoir fait la fortune des yakuzas, le nucléaire signe leur déclin.

« Les contrôles de police sont devenus incessants. Ils vérifient les comptes en banque, les fichiers clients des “zenekon”, pour voir à qui ils sous-traitent. On risque la prison », confirme Kusano, le « protégé » de Yanai. Déjà poussés à la clandestinité par de nouvelles lois répressives, les yakuzas se cachent… pour exercer le même ­travail. « Beaucoup ouvrent des sociétés écrans en dissimulant adroitement le nom de leur parrain », confie Yanai. « La vérité, c’est que Tepco manque de main-d’œuvre et qu’à part nous personne ne veut faire ce genre de boulot », maugrée Kusano. Parmi « les cinquante de Fukushima », élevés au rang de héros pour avoir risqué leur vie au lendemain de l’accident, il y avait d’ailleurs quelques yakuzas.

Yanai laisse partir ses protégés en leur demandant de ne plus mentionner son nom ni celui de son clan. Sur les conseils de son mentor, Kusano crée à Naraha sa propre entreprise de BTP pour travailler dans la reconstruction, toujours en relation avec les zenekon, mais sans lien avec la pègre. « On ne voit plus nos anciennes relations qu’à titre individuel », assure le parrain.

Après quatre ans à vivre de ses indemnités et faire des croisières sur son yacht, il décide qu’il est temps de rouvrir sa brasserie. Les souris ont bouffé le tatami, et le bateau de pêche qui décore sa devanture ne ressemble plus qu’à une épave recrachée par la vague de vingt mètres de haut pendant le tsunami. Yanai doit tout retaper. Le long de la nationale 6, l’établissement Ippei éclaire aujourd’hui la nuit de sa façade blanche et rouge. Aux alentours, pas un commerce à part une supérette et deux cantines en préfabriqué fermées le soir. « Je suis le seul restaurant ouvert de la ville ! », confirme Yanai en se garant. Le parking est presque plein. À l’intérieur, une tablée d’ouvriers est en train de dîner sur le tatami. L’endroit est typique des brasseries japonaises, enfumé, bruyant, familial, avec une petite télé qui diffuse les nouvelles du soir et un beau comptoir en bois où on s’assoit pour discuter avec le patron.

« Nous mangeons avec l’argent du nucléaire »

Atsuko, l’unique serveuse, va et vient, l’air concentré entre la salle et la cuisine. Debout devant son fourneau, Yanai fait revenir de son bras unique des épinards et du foie de volaille, les lunettes embuées par la chaleur. Il crie : « Chef, je te laisse finir les commandes ! », avant de ­passer derrière le comptoir. Il est 20 heures et les clients qui arrivent en général dès 18 heures ont presque tous fini de manger. Derrière le bar décoré de photos de catcheurs, d’éventails japonais et d’orchidées blanches, Yanai se sert un verre de shochu en compagnie de vieilles connaissances. « Heureusement que tu as rouvert cet endroit ! En plus, on a découvert tes talents culinaires ! », plaisante son ami ­Mitsuhiro Inamura en savourant un porc au gingembre accompagné de riz, d’une soupe miso et de légumes salés. « Je m’en passerais bien ! Mais personne n’est capable de cuisiner correctement, donc autant le faire moi-même ! », bougonne Yanai. Il a longtemps hésité avant de relancer cette affaire. Pas assez de clients, pas assez d’employés. À quoi sert un restaurant dans une ville aux trois quarts vide ? Il a finalement cédé à la demande de ses amis, de quelques anciens clients et à la mémoire de Hasegawa, le yakuza en jogging mort pour l’atome. Il dit : « Je veux apporter mon grain de sel à la reconstruction. »

Scotchée sur le mur, une coupure de journal avec une photo de Yanai, titrée « Un repas chaud pour mes camarades de retour » et datée d’avril 2015. Les grands travaux de décontamination sont alors terminés, la ville appelle les habitants à regagner leur domicile. « Tu parles, cette année-là, à la réunion du conseil municipal, on a demandé aux restaurateurs inscrits à la chambre du commerce s’ils étaient prêts à rouvrir, et personne n’a levé la main ! Ils ont dit qu’ils avaient trop peur de se faire dévaliser par des ouvriers mal famés ! » Violences et pillages ont effectivement eu lieu après la catastrophe. Mais Yanai pense qu’il faut soutenir ceux qui se salissent les mains. Le démantèlement pourrait durer encore trente ans. Lui n’a eu droit à aucune aide financière de la préfecture de ­Fukushima pour redémarrer son activité. Aux yeux des autorités, il reste le parrain d’un syndicat du crime. La seule subvention qu’il continue de toucher est une allocation de 100 000 yens (740 euros) par mois accordée à tous les réfugiés nucléaires de la zone interdite.

À la télévision, on diffuse les nouvelles du procès historique de Tepco. L’opérateur électrique est attaqué par la société civile pour négligences graves. Des jeunes femmes bien maquillées assises au bout du comptoir n’y prêtent aucune attention. Leurs maris travaillent à Maeda Construction, un zenekon. « Nous mangeons avec l’argent du nucléaire », énoncent-elles simplement.

Le gouvernement met la pression, mais les travaux de démantèlement n’avancent pas. Cela prendra vingt ou trente ans, et personne ne sait si des ouvriers ou des robots feront ce travail.

Takashi Hayama, travailleur du nucléaire

L’ami de Yanai, Inamura, se ressert un verre de shochu. En jean et t-shirt, ce quinquagénaire à l’air juvénile est le PDG d’une des plus grosses entreprises de construction de la région. Il tient à me raconter comment Yanai l’a fait monter au septième ciel un jour en roulant à 250 km/h en Porsche sur la nationale 6 : « J’ai cru qu’on allait décoller ! » Les deux amis trinquent au bon vieux temps. ­Propriétaire de deux restaurants, ­Inamura venait de construire une auberge toute neuve dans une ville à 10 kilomètres plus au sud quand la triple catastrophe a frappé. « Je suis parti me réfugier avec ma femme et mon bébé à Kagoshima, ma ville natale », explique-t-il. « C’est lui le héros ! l’interrompt Yanai. Il aurait pu rester tranquillement à Kagoshima mais il est revenu rouvrir une auberge pour les travailleurs ! »

Inamura raconte que quelques mois après l’accident les zenekon l’ont appelé car ils étaient en pénurie de logements pour l’armée de ­décontaminateurs qui affluait : « Comme j’étais ingénieur à Toshiba et Hitachi, qui ont fabriqué les réacteurs nucléaires de la centrale de Fukushima Daiichi, je me suis senti responsable. Il fallait que je revienne pour offrir des conditions de vie décentes à tous ces ouvriers. »

Le PDG raconte le retour dans des rues désertes avec les haut-parleurs qui annoncent chaque jour le taux de radioactivité comme si c’était la météo. Lui qui faisait livrer des pop-corn et des soupes les soirs de match dans le village sportif construit en 1994 par l’opérateur Tepco pour entraîner la ligue de football japonaise, le découvre transformé en base-vie. Pour les 3 000 liquidateurs, les douze terrains de foot sont devenus des  parkings, les couloirs, des dortoirs de fortune et l’infirmerie, un centre de dépistage de la radioactivité. Alors qu’il avait été fermé en 2013, Tepco vient d’annoncer à la ­surprise générale sa réouverture en prévision des Jeux olympiques de Tokyo en 2020.

« Le gouvernement met la pression, mais en réalité les travaux de démantèlement n’avancent pas », intervient Takashi Hayama, un travailleur du nucléaire qui fréquente souvent le bistrot de Yanai. Grande gueule, ce quinquagénaire énergique qui construit les routes dans l’enceinte de la ­Fukushima Daiichi est l’un des rares ouvriers à critiquer ouvertement la politique de reconstruction. « Il y a beaucoup d’ouvriers pas du tout qualifiés qui sont à des postes de responsabilité. Quant au démantèlement des réacteurs, cela prendra vingt ou trente ans, et personne ne sait si ce sera des ouvriers ou des robots qui feront ce travail. En tout cas, jamais le site ne sera sécurisé avant l’arrivée des JO… »

Une fausse église rose

En attendant, l’argent de la reconstruction ne sert pas à la reprise des entreprises locales. ­Inamura, comme Yanai, a puisé dans ses fonds propres pour recommencer ses activités. « Fukushima est en perpétuelle transformation. Les investisseurs ont peur de se mouiller. Personne ne sait ce qui peut arriver demain », explique le PDG. « Le gouvernement ne nous aide pas, il se fiche des ouvriers, il ne pense qu’à reconstruire le plus vite possible », assène Yanai. Je hoche la tête.

La veille, je me suis rendue dans la zone ­interdite. J’ai regardé incrédule le centre commercial flambant neuf, et le train sans passagers stationné devant la nouvelle gare bétonnée d’une bourgade où j’avais vu il y a trois ans encore des hordes de sangliers foncer sur la moindre voiture. Tout a été gommé, nettoyé, la terre contaminée stockée dans d’immenses hangars blancs qui s’alignent le long de la mer. Quelques kilomètres plus loin, l’alarme de mon compteur Geiger explose. On entre sans transition dans une ville fantôme. La route est bordée de ruines de restaurants, d’hôtels, de salles de jeu aux enseignes dévorées par la végétation luxuriante. Au loin, la façade rose d’une fausse église apparaît, gardée par des hommes masqués en combinaison blanche. Autrefois on y célébrait des mariages kitsch à la japonaise. Bientôt, ces derniers témoins de l’accident nucléaire disparaîtront à leur tour, gobés par la reconstruction. Un chantier estimé à 205 milliards d’euros.

Les lumières du Ippei s’éteignent. À l’intérieur, Yanai finit son verre en fumant une cigarette. Il a ce même air mélancolique qu’il y a trois ans, quand je l’avais vu chanter au karaoké dans un bar à hôtesses en compagnie d’un autre chef de clan. Debout sous les spots bleus, en pantalon de cuir et la manche droite de son blouson flottant dans le vide, il avait entonné de sa voix grave sa chanson favorite, « Nozomi » (« espoir »). « Quand je sortirai de prison, je veux devenir fort, j’irai voir ma mère et jusqu’à la fin je garderai l’espoir de vivre une belle vie ! » Au Japon, on appelle cela « anéantir sa dette », avait expliqué le vieux gangster. Ou exprimer sa soif de rédemption.

Il me montre l’horloge accrochée au-dessus du comptoir. C’est la seule chose qu’il n’a pas changée avec les travaux. Elle affiche toujours 14 h 46, l’heure où le séisme a frappé en déclenchant la troisième plus grosse catastrophe nucléaire de l’histoire. Une manière pour lui de ne pas oublier la dette du gouvernement envers son village. « Tant que ma terre natale ne me sera pas rendue, je ne remettrai pas cette horloge à l’heure », dit-il en ­disparaissant dans la nuit de Naraha.

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