Les rouleaux de l’océan Pacifique déferlent en un grondement incessant sur les récifs coralliens. L’atoll de Bikendrik, un des confettis des îles Marshall, est un paradis d’eau turquoise et de cocotiers frémissant sous la brise. Le matin, des poissons volants surgissent de la mer dans un bref claquement de nageoires. On se croirait dans James Bond contre Dr No.
Le docteur Julius No est le premier méchant des romans d’espionnage de Ian Fleming. Savant atomiste d’origine allemande, il construit une base secrète sur une île tropicale pour subtiliser des missiles nucléaires américains. À Bikendrik, dix mille mètres carrés en comptant les coquillages, il n’y a pas de base secrète. Mais le « Dr No » est là : il fait, chaque jour, trois promenades à pied dans la mer.
Un vieux t-shirt sur les épaules pour se protéger du soleil, Lutz Kayser, 76 ans, réfléchit à des équations. Depuis qu’il a repris contact avec la communauté scientifique, grâce à Internet auquel l’atoll a été raccordé il y a deux ans, il s’est mis en tête de démontrer que les théories d’Einstein sont nulles, pour rétablir dans ses droits la physique de Newton.
Plus sympathique que le Dr No de Ian Fleming, Kayser a toujours eu une immense confiance en lui-même. Dans les années 1970, le fondateur de la société Otrag (Orbital Transport und Raketen AG) s’était juré d’être le premier entrepreneur privé à lancer des satellites dans l’espace pour moins cher que les Soviétiques, les Américains ou les Français. La presse allemande, jouant sur son nom, l’avait surnommé « der Raketenkaiser », « l’empereur des fusées ». Pour ce titre, il a flambé sa vie.
Aujourd’hui, une question le hante : à quel moment a-t-il fait le mauvais choix, celui qui l’a précipité du côté des réprouvés au lieu de le propulser sur l’Olympe, qui lui a valu la ruine au lieu de la fortune espérée, et l’a mené pour finir au bout du monde, dans un exil volontaire sur cet atoll qui ne ressemble que de loin au jardin d’Éden ?
Crocodiles, yachts et diamants
C’est à Tripoli, dans la Libye du colonel Kadhafi, que j’ai rencontré pour la première fois Lutz Kayser et sa femme Susi, que tout le monde appelait la « Kayserin ». De 1995 à 1999, nous avons été voisins dans le quartier résidentiel de Gargarech, en bordure de mer. Susi étant autrichienne, comme mon mari diplomate, ils s’étaient précipités dès le lendemain de notre arrivée pour nous offrir une formidable sorbetière et le réconfort de ceux qui ont déjà fait le tour de la prison : « Ce n’est pas aussi terrible que ça en a l’air. »
C’était terrible bien sûr. Mais la compagnie des Kayser, malgré leur réputation sulfureuse, était un divertissement. Car leur périple croise les lignes de force de notre époque, de la défaite du nazisme aux révolutions arabes, de la conquête spatiale à la prolifération nucléaire. Leur vie s’écrit comme un roman d’aventure, avec des fusées et des fourmis rouges, des bases secrètes et des mercenaires, des crocodiles et des étalons arabes, des yachts et des diamants. Ils roulaient en Jaguar dans les rues défoncées de Tripoli et habitaient une modeste villa, entourée de quelques rosiers. Une grande photo de Kadhafi, prise alors que, jeune officier, il venait de renverser le roi Idriss, accueillait dès l’entrée le visiteur. Une lettre soigneusement encadrée, signée Adolf Hitler, était accrochée au mur de l’escalier : pendant la guerre, le Führer avait tenu à remercier pour ses loyaux services le père de Lutz, directeur à Stuttgart d’une fabrique de sucre.
Dans une sorte de ménagerie installée au sous-sol voletaient deux faucons et un aigle. Il ne fallut pas longtemps pour comprendre que les Kayser étaient comme leurs rapaces : tenus en chaîne. Ils avaient voulu voler très haut, avant d’être domestiqués par Kadhafi. Susi l’admet non sans lucidité, elle qui l’a pourtant follement admiré et sans doute aimé, jadis : « Le Vieux nous a toujours considérés comme sa propriété, nous étions ses jouets », dit-elle assise sur la véranda de leur bungalow, dans le doux murmure des palmes au milieu du Pacifique.
En temps ordinaire, les Kayser restent en tenue d’Adam et Ève, au grand scandale de leurs voisins marshallais.
À Tripoli, pour se distraire, Susi brodait au petit point l’arbre généalogique de Lutz, descendant d’une vieille famille de Prusse orientale qui a produit des chevaliers teutoniques et dont il est le digne rejeton, avec sa haute taille, sa morgue et ses grands yeux bleus. Elle a toujours cette étoffe. Je reconnais aussi le portrait d’elle en sari indien, blonde au regard mélancolique, qui ornait leur salle à manger.
Mais depuis belle lurette elle a abandonné tout espoir de ressortir un jour ses robes longues et sa zibeline, empaquetées avec ses 301 paires de chaussures, pointure 35. Il fait si chaud ici toute l’année qu’elle vit en tongs et en t-shirt, du moins lorsqu’il y a des visiteurs. En temps ordinaire, les Kayser restent en tenue d’Adam et Ève, au grand scandale de leurs voisins marshallais, souvent adeptes d’églises chrétiennes fondamentalistes.
Ensemble, nous avions organisé deux bals autrichiens à Tripoli, un défi aux conventions de la Libye de Kadhafi. Ils y avaient brillé, Susi en robe à bustier noire et blanche et Lutz en smoking, conduisant la polonaise, la marche solennelle qui ouvre le bal. Puis nous nous étions brouillés.
L’exil au milieu du Pacifique
Après avoir quitté Tripoli, j’ai reçu à Vienne, au printemps 2000, une lettre de Susi : bien dans son style, écrite à la plume sur une sorte de parchemin et scellée à la cire. Lutz, expliquait-elle, avait eu une très grave crise cardiaque. Il avait failli mourir et elle avait essayé en vain d’obtenir 100 000 dollars, sur les dizaines de millions que leur devait le Guide, afin de payer les frais de clinique à Munich. Dégoûtée, elle disait être prête à raconter tout ce qu’elle savait sur Kadhafi. Mais j’avais tourné la page, et je n’ai pas donné suite.
C’est l’affaire Gurlitt, fin 2013, qui m’a remise sur la trace des Kayser. L’histoire de ce marchand d’art allemand qui avait entreposé dans son appartement munichois des centaines de tableaux, dont plusieurs volés sous le nazisme à leurs propriétaires juifs, m’a rappelé celle de Susi.
Durant nos années libyennes, la Kayserin m’avait raconté que son père, l’aristocrate Francesco Keglevich, avait aidé Hermann Göring à amasser des tableaux de valeur avant de cacher une partie de ce butin, après la guerre, dans une HLM viennoise. Son récit était tellement rocambolesque que je ne l’avais pas pris au sérieux. À tort peut-être.
Ils possèdent une petite collection dont le clou est un bouquet de fleurs sur fond de ciel brouillé peint, paraît-il, par Adolf Hitler.
Pas de Titien ni de Rubens dans leur bungalow de Bikendrik, des toiles que Susi jure avoir vues dans la planque de son père, à Vienne, et qui ont disparu après sa mort. Mais ils possèdent toujours une petite collection – entre autres une tête de faune de Picasso, un chat de Foujita et un tableau attribué à Matisse – dont le clou, à leurs yeux, est une médiocre nature morte : un bouquet de fleurs sur fond de ciel brouillé peint, paraît-il, par Adolf Hitler. Ils ont aussi des médailles militaires allemandes et des rangées de vieux livres, dont les reliures de cuir moisissent dans ce climat à l’humidité impitoyable.
Comment les Kayser ont-ils échoué là, sur un bout de terre équatoriale situé derrière la ligne imaginaire qui sépare, sur la mappemonde, l’heure d’hier et celle de demain ? Chaque aller-retour en bateau vers la capitale de l’archipel coûte 300 dollars, une visite du plombier est facturée une petite fortune, le dernier médecin digne de ce nom est parti vers d’autres cieux, et les supermarchés où ils se ravitaillent restent désespérément vides quand les cargos n’arrivent pas.
Un rêve : la maîtrise du feu
C’est Susi qui a choisi la destination après avoir étudié à la loupe la Constitution de ce micro-État inféodé aux États-Unis, qui y ont testé la bombe atomique avant d’y établir leurs systèmes d’interception de missiles sol-air. Sur le papier, elle était irréprochable.
Cette confondante incapacité à analyser la réalité dans laquelle ils vivent explique bien des bizarreries dans la trajectoire du couple. Quarante ans plus tard, Lutz n’a toujours pas compris pourquoi son projet de lanceurs de satellites à prix cassés avait d’autant moins de chances de réussir, face aux puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, qu’il émanait d’un Allemand. Il reste intimement convaincu de la supériorité de sa technologie : « J’ai été le premier à utiliser un procédé entièrement électromécanique, et non hydraulique. Aujourd’hui, tout le monde le fait, mais, à ce moment-là, c’était totalement nouveau. »
Pour diminuer les coûts, sa grande idée était de réaliser une fusée modulaire. Réservoirs et moteurs étaient assemblés en parallèle, comme des Lego, ce qui permettait d’utiliser des matériaux industriels assez basiques. Ses fusées ressemblaient à celles d’Hergé dans On a marché sur la Lune ou à la massive Saturn conçue par Wernher von Braun à Cap Kennedy. Elles n’étaient pas aussi élégantes qu’Ariane, mais efficaces. « J’ai travaillé quinze ans sur les réacteurs. Simplifier les choses est toujours très difficile. La plupart des fusées sont comme les gâteaux des pâtissiers, des constructions compliquées et chères. Moi, je faisais du pain. »
Au cours de nos conversations, il pose avec insistance la question de savoir si je suis juive.
Gamin, Lutz Kayser rêvait déjà d’envoyer des fusées dans l’espace. La scène fondatrice remonte à ses 5 ans. En 1944, il assiste au bombardement de Stuttgart par les Britanniques, avec des bombes au phosphore qui enflamment comme des torches les pignons en bois des maisons et la chair des civils. Dans La Peau, le correspondant de guerre Curzio Malaparte décrit ce feu qui dévore même dans l’eau. Lutz en est témoin : « J’ai vu une femme qui a préféré se noyer plutôt que de continuer à brûler », dit-il, marqué à jamais.
Sa haine de Churchill, responsable des bombardements, est intacte. « L’Angleterre n’a qu’une sous-culture, Churchill enviait celle de l’Allemagne ! », s’emporte-t-il, outré qu’on lui rappelle que l’Allemagne nazie a agressé la moitié de l’Europe et envoyé des millions de gens dans les camps de la mort. Au cours de nos conversations, il pose avec insistance la question de savoir si je suis juive.
Voir Stuttgart réduite en cendres détermine son destin : « Depuis tout petit j’ai aimé mettre le feu, cela m’a toujours fasciné. » Après-guerre, il cultive ce penchant en jouant avec les gamins qui ramassent les munitions dans les décombres pour les vider de leur poudre, enflammée d’une étincelle. « Un réacteur de fusée, en fin de compte, c’est la maîtrise du feu. »
Dans l’univers prométhéen de Lutz Kayser, si Churchill est un monstre pire qu’Hitler etStaline réunis, John F. Kennedy reste le héros qui lance aux États-Unis la conquête spatiale : « Quand il est mort, j’ai pleuré. Mon père était sidéré que je puisse pleurer un président américain. »
Fantasmes d’une autocratie éclairée
Il a 15 ans quand il rejoint un petit cercle de scientifiques férus de conquête spatiale. Épatés par ses connaissances, ses aînés l’adoubent. À Stuttgart, il étudie avec le professeur Eugen Sänger. Cet Autrichien, un des tout premiers Européens à croire en l’astronautique, avait esquissé pour Hitler le projet « Silbervogel » (« oiseau d’argent »), un bombardier capable d’atteindre l’Amérique grâce à une série de bonds suborbitaux.
En 1960, le jeune passionné rencontre à l’occasion d’un voyage aux États-Unis son compatriote Wernher von Braun, à qui la Nasa a confié la mise au point de la première fusée Saturn du programme spatial Apollo. L’inventeur des V2 se plaint du poids démesuré des politiques américains dans les décisions scientifiques. Bientôt, il est écarté de la Nasa par le président Nixon, qui mise tout sur la navette spatiale. « J’ai pensé : “Moi, ils ne m’auront pas !” », dit Lutz qui, comme von Braun, voit dès le départ dans ce projet d’engin spatial réutilisable un gouffre financier sous couvert d’une idée séduisante : « Il leur a fallu vingt-cinq ans pour s’en apercevoir. »
La discussion n’est pas seulement technique et financière. Toute sa vie, Lutz Kayser essaiera d’échapper aux pesanteurs de la démocratie, pour lui une dangereuse illusion. Il poursuit le fantasme d’une autocratie éclairée où le souverain laisserait l’homme de science libre d’agir à sa guise, sans avoir à se justifier devant un Parlement ou un gouvernement.
En 1975, avec des crédits du Land de Bade-Wurtemberg, et bientôt l’aide du ministère fédéral allemand de la recherche scientifique, il fonde l’Otrag, la première société commerciale privée vouée au développement de lanceurs et au lancement de satellites. Wernher von Braun signe la brochure destinée aux investisseurs allemands. À son départ en retraite de la Nasa, Kurt Debus, un autre savant de Hitler devenu directeur de Cap Kennedy, prend la présidence du conseil d’administration.
L’Otrag se heurte très vite au problème des essais astronautiques, sans lesquels un prototype ne peut être validé. En Europe, aucune compagnie d’assurances n’accepte de couvrir les risques. Lutz Kayser envisage de louer un bateau en Norvège, mais il a peur que ce soit « mal interprété » : des sous-marins soviétiques croisent aux alentours du pôle Nord.
Un satellite pour surveiller les tribus
Il va donc au sud, en Afrique. À Kinshasa, il plaide sa cause devant le maréchal Mobutu, l’ambitieux président du Zaïre arrivé au pouvoir en 1965 avec l’aide de la CIA. Le grand Allemand éloquent le convainc, dit-il, en moins d’une heure. La perspective d’être le premier chef d’État du continent à doter son pays d’un engin aussi sophistiqué flatte l’orgueil du dictateur, qui trouve également un intérêt pratique à l’affaire : « J’ai dans ce pays 270 tribus qui se haïssent mutuellement. Je veux un satellite pour voir la moindre souris à mes frontières. » Mobutu s’assure l’exclusivité du premier satellite que l’Otrag mettra sur orbite.
Lutz Kayser décroche un incroyable jackpot. En cet immense cœur de l’Afrique, il obtient le droit d’utiliser un territoire de 100 000 kilomètres carrés, la taille de l’Allemagne de l’Est, idéalement situé près de l’Équateur, ce qui diminue les besoins en kérosène. La magnifique province du Katanga, à deux heures d’avion du lac Tanganyika, est chichement peuplée. La Lloyds de Londres accepte d’assurer l’Otrag, qui peut en outre déplacer à son gré les habitants en vertu d’un contrat léonin calqué sur celui du canal de Panamá.
« Ah le Zaïre, c’était la belle vie ! », souffle Susi, nostalgique, en feuilletant son album photos.
Lutz Kayser et ses techniciens construisent des rampes de lancement au bord d’un plateau escarpé qui domine, à 1 400 mètres d’altitude, la vallée de la rivière Luvua. Autour est aménagée une base en autarcie complète avec son cheptel, ses ateliers de menuiserie, sa piscine agrémentée de paillotes et son bar dansant où viennent s’amuser le week-end, grâce à leurs avions privés, les dirigeants de la Gécamines, le conglomérat minier qui exploite les richesses de la région.
« Ah le Zaïre, c’était la belle vie ! », souffle Susi, nostalgique, en feuilletant son album photos. Elle, en bikini ou en jupe longue et sandales à talons, dansant avec leur grand ami, le gouverneur de la province. Elle, avec les sorcières locales qui tentent de l’initier. Elle, avec les chefs de village qui lui apportent en cadeau trois crocodiles, deux mâles et une femelle, baptisés Adolf Hitler, Heinrich Himmler et Eva Braun.
Sur son atoll, le seul bijou qu’elle porte toujours au cou est une petite pépite d’or offerte en guise de porte-bonheur par un frère de Moïse Tshombé, le président sécessionniste du Katanga. « Le pauvre, dit-elle de son donateur, il a eu une mort atroce : blessé et coincé seul dans sa voiture, juste à l’endroit où passait une armée de fourmis rouges. »
Washington observe l’expérience de l’Otrag avec flegme. Lutz Kayser invite l’ambassadeur américain en poste à Kinshasa, 1 300 kilomètres plus à l’ouest, à visiter les installations. Des années plus tard, il croise pendant des vacances aux Bahamas Henry Kissinger, secrétaire d’État de 1973 à 1977 : « Il m’a assuré que la présence de l’Otrag au Zaïre n’avait jamais vraiment inquiété les États-Unis. »
Courtisé par le monde entier
Les ennuis viennent du camp adverse : l’Union soviétique, l’autre puissance de la Guerre froide. Très vite, Moscou met sous pression le chancelier ouest-allemand Helmut Schmidt. En 1978, la tournée africaine de ce social-démocrate se transforme en chemin de croix. À chaque étape, surtout chez les alliés de l’URSS, l’Otrag est vilipendée, ses détracteurs y voient un faux-nez de l’Allemagne de l’Ouest soupçonnée de vouloir contourner les règles qui lui interdisent depuis 1945 d’accéder à l’arme nucléaire.
« La propagande du KGB était si bien faite qu’ils ont fini eux-mêmes par y croire », soupire Lutz Kayser, tout en reconnaissant que son projet n’était pas en phase avec l’histoire. « C’était dix ans trop tôt. Avec Kohl et Gorbatchev, nous n’aurions pas eu autant de problèmes qu’avec Schmidt et Brejnev. »
Obsédé par son désir d’être le premier « privé » à lancer des satellites, le Raketenkaiseroublie la réalité géopolitique. C’est pourquoi sa rencontre avec John Le Carré, qui envisage d’écrire un roman sur l’Otrag, tourne court. « Il ne comprenait pas du tout l’enjeu technologique et ne s’intéressait qu’à l’aspect Est-Ouest », reproche-t-il encore à l’écrivain. Sans doute John Le Carré, ancien agent britannique, a-t-il été déconcerté par tant d’arrogance et de naïveté.
En mai 1977 puis en mai 1978, deux fusées de six mètres de haut, équipées chacune de quatre moteurs, grimpent respectivement à 20 et 30 kilomètres d’altitude. En juin 1978, le lancement en présence de Mobutu d’une troisième fusée de douze mètres est un échec : l’engin s’écrase au sol après quelques secondes de vol. « Très impressionnant », commente le maréchal, d’après Kayser.
D’Amérique latine aux Philippines, on déroule le tapis rouge sous ses pieds, pour lui demander d’équiper ses fusées de charges nucléaires.
Les pressions se multiplient. La France exprime son déplaisir, l’Allemagne propose beaucoup d’argent pour mettre un point final à l’aventure, l’URSS soutient les rebelles katangais qui s’emparent de la ville minière de Kolwezi. En 1979, Mobutu arrête les frais. Lutz Kayser peut continuer à faire des affaires dans l’est du Zaïre, mais plus question d’expédier des fusées dans l’espace, chasse gardée des grandes puissances.
Frustré, il cherche une alternative. Les pays émergents tentés par l’arme atomique le courtisent. D’Amérique latine aux Philippines, on déroule le tapis rouge sous ses pieds, mais pour lui demander d’équiper ses fusées de charges nucléaires. Les premiers à l’approcher, dès 1976, sont des militaires sud-africains qui veulent faire du régime d’apartheid une forteresse protégée par la bombe : « Ils m’ont reçu dans une ancienne mine d’argent, les mesures de sécurité étaient extrêmes. » Il a droit au même accueil intéressé en Argentine, au Brésil, puis au Moyen-Orient.
Après une rencontre avec le Syrien Hafez el-Assad, l’Irakien Saddam Hussein, en guerre avec l’Iran, l’invite à Bagdad : « Au moins il n’a pas tourné autour du pot en prétendant s’intéresser à l’espace. Il m’a tout de suite demandé si je pouvais envoyer des charges nucléaires sur Téhéran. » Par l’intermédiaire du marchand d’armes Adnan Khashoggi, le prince Bandar d’Arabie Saoudite propose plus tard à Lutz Kayser un milliard de dollars pour aider son pays sur la voie de l’arme suprême.
À chaque fois, le Raketenkaiser refuse. Par peur, dit-il aujourd’hui, de se faire éliminer par le Mossad. Il regrette beaucoup de ne pas avoir accepté l’offre de la junte militaire argentine, qui lui avait montré des installations superbes près de Cordoba. « J’aurais commencé par leur donner ce qu’ils cherchaient, et après ils m’auraient laissé expérimenter avec mes fusées… »
Le veto de Giscard d’Estaing
L’Allemand se heurte à un mur lorsqu’il tente de prendre pied en France. « Je savais que c’était la clé : depuis de Gaulle, la France donne le ton en Europe, les autres suivent. Surtout les Allemands, trop lâches pour assumer un leadership. » Il quitte alors sa première épouse, une Allemande qui lui a donné deux filles et à qui, en lot de consolation, il laisse un château.
L’épouse numéro deux, Marie-Josée, est une Française, fille d’un résistant juif communiste d’origine espagnole. La carte de visite idéale, s’imagine Kayser, qui trahit le fond de sa pensée en s’écriant : « Il n’y avait pas de résistance française ! C’étaient tous des juifs ! » Dans un long article publié en octobre 1980 par la revue allemande Transatlantik, l’écrivain Gaston Salvatore, découvrant Marie-Josée à Salzbourg entre un dîner avec le chef d’orchestre Herbert von Karajan et une séance de shopping dans la vieille ville, décrit une femme écrasée par ses fourrures, le trophée ambulant d’un homme mu par l’ambition.
À Paris, ils habitent d’abord place des Vosges. Mais l’endroit est « très peu pratique », car trop éloigné de leur boîte préférée, celle du Plaza Athénée. Ils déménagent avenue Montaigne, nettement mieux pour le shopping. Kayser s’efforce de convaincre les responsables français de tolérer l’Otrag, et rencontre même à l’Élysée un des conseillers de Giscard. C’est niet.
Alexandre de Marenches, le patron des services secrets, le reçoit dans sa villa de Grasse : « Je n’y peux rien. Giscard est absolument contre, je ne sais pas pourquoi », dit-il à Kayser, en lui conseillant d’engager un garde du corps. Quand j’ai voulu l’interroger, Valéry Giscard d’Estaing m’a fait répondre qu’il n’avait aucun souvenir de cette affaire. Elle a pourtant dû l’occuper, puisqu’il a mis son veto à l’agrément de l’Otrag en France.
Le Raketenkaiser est convaincu que son erreur a été de trop bien convaincre des avantages de sa technologie le colonel spécialiste d’aérospatiale que les Français lui avaient envoyé pour le sonder : « Il a trouvé mon idée brillante, mais les industriels ont dû expliquer à Giscard que faire des économies sur le matériel allait coûter des milliers d’emplois. J’aurais mieux fait d’adopter un profil bas et me tisser un réseau. J’aurais bien fini par faire mon trou en France. »
Yeux bleus et lèvres boudeuses
Mais le profil bas, ce n’est pas son genre. Le genre de Lutz, c’est la cavalcade des chevaliers teutoniques sur le lac gelé dans le film Alexandre Nevski, jusqu’à ce que la glace cède sous le poids de leurs armures. Et ce n’est pas non plus le style de Susi. Mais alors, pas du tout.
Car exit Marie-Josée, place à la numéro trois, la flamboyante Susanne Schilleger, née des amours éphémères d’une fille de bonne famille de Graz et d’un rejeton de la noblesse austro-croate porté sur la combine. « Mon père a toujours eu des tendances délinquantes », dit-elle avec un petit sourire, en tirant sur la énième cigarette de la journée. Dans sa chambre sur l’atoll, elle a accroché juste au-dessus d’un lit à baldaquin aux colonnes torsadées les antiques armoiries des Keglevich.
Élevée par ses grands-parents maternels, qui n’avaient pas d’argent mais n’ont mégoté ni sur les cours de danse ni sur les leçons d’équitation, Susi a d’abord épousé un aristocrate autrichien de trente ans son aîné, avant de découvrir qu’il était gravement alcoolique. Quand le directeur de l’Otrag à Munich, Frank Wukasch, un compagnon d’université de Kayser, l’appelle parce qu’il cherche une secrétaire pour l’entreprise, elle court à toutes jambes vers son destin.
Lorsque Lutz Kayser reçoit une proposition alléchante de Kadhafi, le couple n’hésite pas un instant.
Elle a vu la photo du Raketenkaiser dans les journaux. Ses yeux bleus, sa lèvre boudeuse, cet air de certitude absolue : c’est l’homme de sa vie. À l’époque, elle porte encore le nom de son premier mari mais, déjà, elle en est convaincue : Lutz Kayser est le plus grand génie d’Europe.
Et bien sûr, lorsque celui-ci reçoit une proposition alléchante de Kadhafi, alerté par un long article de Jeune Afrique retraçant ses démêlés zaïrois, le couple n’hésite pas un instant. Voilà qui les mettra à l’abri des pressions politiques de l’Ouest comme de l’Est. Le Guide commande pas moins de dix satellites. Le premier essai sur la base ultrasecrète de Tawiwa, à l’ouest de Sebha, une ville à 600 kilomètres au sud de Tripoli, a lieu en février 1981.
Pour qui connaît l’aride désert libyen, les photos de cette base dotée de batteries de défense antiaérienne sont assez surprenantes : on y voit une vaste orangeraie servant de camouflage, beaucoup de verdure, un étang où vogue un couple de cygnes appelés Tristan et Isolde, et une piscine où barbote un enfant très blond, le fils de Lutz et Marie-Josée.
« Le système libyen était parfait »
Dans cet univers masculin marqué par de sourdes tensions sexuelles, Susi privilégie le style garçon manqué. Un jour où une équipe de télévision envoyée par le Guide traîne sur la base, elle est filmée à cheval. La monture est assez piteuse, mais la cavalière a de l’allure. Séduit, Kadhafi lui envoie par avion Hercules C130 un magnifique étalon, un alezan qu’elle nomme Habibi, « mon chéri » en arabe. Un autre suit, à la robe blanche, qui écope du nom de Bucéphale, le cheval d’Alexandre le Grand.
Une grande histoire d’amour commence. Il suffit d’entendre les Kayser défendre aujourd’hui becs et ongles « leur » Guide pour comprendre qu’ils ne veulent pas toucher à ce souvenir-là. Celui d’un homme « aux manières d’une exquise politesse », beau « comme un dieu grec » et plein d’humour. « Le système libyen était parfait, mais Kadhafi était mal entouré ! », s’entête Lutz. Susi, elle, se voit toujours assise par terre à côté du Guide riant aux larmes tandis qu’elle imite la démarche raide de ses soldats.
Combien de fois ont-ils rencontré Kadhafi en tête-à-tête ? En une douzaine d’occasions, répondent-ils. La dernière date de 1992, mais ils ne quitteront définitivement la Libye que douze ans plus tard, à l’été 2004.
Les débuts sont idylliques. En comptant les essais du Zaïre, ils enregistrent jusqu’à fin 1982 quatorze tirs fructueux. « Tu n’imagines pas comme c’est excitant de lancer une fusée, on avait tous la courante dans les heures précédant le moment fatidique ! », s’exclame Susi qui a entrepris d’écrire leurs mémoires sous le titre Fusées et dictateurs.
Rupture et réconciliation
Soudain, tout s’écroule. En vacances en Suisse, les Kayser apprennent que les militaires libyens confisquent les installations de l’Otrag à Tawiwa, soit 50 millions de dollars de matériel. L’armée du Guide entend donner un autre tour aux essais. Elle veut pouvoir lancer des missiles nucléaires. Sans Lutz mais avec ses techniciens, tous réembauchés au triple de leur ancien salaire.
Suivent trois années de galère. Oh, une galère dorée. Dans sa période faste, Lutz avait offert à Susi une Rolls-Royce Phantom VI – après tout, Marie-Josée avait eu droit à un appartement sur la Cinquième Avenue. Elle porte à travers l’Europe ses diamants et ses robes du soir sexy : « Celle-là, c’est le couturier d’Imelda Marcos qui me l’a faite », dit-elle devant une photo où on la voit gainée d’une dentelle noire fendue haut sur les jambes.
Ils mènent grand train, l’argent file. Bientôt interdit de séjour pendant deux ans en Suisse, Lutz vend la maison familiale de Stuttgart pour éponger ses dettes. Ils deviennent nomades de luxe. Tantôt sur leur yacht qui leur permet de fréquenter l’Aga Khan en Sardaigne. Tantôt au Rajasthan, où ils sont somptueusement reçus par leur ami le maharadjah de Jodhpur.
Ils acceptent de revenir en Libye, sans imaginer être pris au piège pendant dix-huit ans.
À l’été 1986, les Kayser sont aux abois. Susi craque. Elle envoie un message au Guide. Qui la reçoit à Syrte, la capitale qu’il a fait surgir du désert. Là, Kadhafi lui joue un de ces numéros dont il a le secret. Comment, ils ne sont plus en Libye ! Il tombe des nues, personne ne lui a rien dit, après tout il ne dirige pas ce pays… Mais les militaires libyens se sont mal comportés et, promis juré, parole d’honneur, « on vous rendra ce qui vous est dû ».
Sur le visage de Kadhafi, Susi remarque « une ride profonde autour de la bouche [qu’elle] ne lui connaissais pas avant ». Quelques semaines avant leur entretien, les Américains ont bombardé Tripoli dans l’espoir de tuer le « chien enragé » qui finance les réseaux terroristes. Ils l’ont raté de peu. Le Guide est resté trois jours sous les gravats sans oser sortir. Il n’a plus qu’une idée : dresser autour de lui un rempart en se posant en leader de l’Afrique.
C’est pour cette raison qu’il propose aux Kayser de revenir en Libye. « Il avait besoin de nous pour se rapprocher de Mobutu à travers notre ami, le gouverneur du Katanga », dit Susi. « En le quittant ce jour-là, j’ai pensé : “Alors, c’était pour ça…” » Kadhafi, constate-t-elle amère, « n’a pas trahi ses ennemis : il les estimait et en avait peur. Mais il a trahi tous ses amis ».
Ils acceptent, sans imaginer être pris au piège pendant dix-huit ans. Le site de Tawiwa reste sous la coupe des militaires libyens, qui ne parviennent pas à leurs fins mais fourguent aux Nord-Coréens quelques éléments des fusées. Lutz est doté d’un poste de professeur à l’université de Tripoli, payé 20 000 dollars par mois, nets d’impôts. Il trouve que ce n’est pas énorme, mais on peut vivre avec. Ingénieur dans l’âme, il a des projets d’énergie éolienne. Pourquoi faire des économies, puisque le Guide a promis de les rembourser ?
Le couple maudit
Lorsque je les rencontre en Libye, ils sont assez isolés et attendent Godot dans leur petite villa. Leur meilleur ami est un cardiologue libyen, Farouk, qui parle très bien l’allemand. Quand l’eau est coupée dans le quartier, Susi se plaint bruyamment au téléphone, toujours sur écoute, et le lendemain le chef des services secrets, Moussa Koussa, fait rétablir le réseau. C’est assez simple, en somme, la vie à Tripoli.
Sauf que les Kayser n’ont pas de permis de séjour, ni de visa. Chaque fois qu’ils veulent quitter le territoire libyen ou y revenir, il leur faut quémander la permission. Ils sont la propriété du « Vieux », les jouets d’un tyran en décrépitude.
Les dernières années, ils ne voient plus Kadhafi qu’à la télé, le regard brumeux, les traits bouffis, la diction pâteuse. Par son médecin pakistanais, ils savent qu’il prend des médicaments de toute sorte. Ils tentent de s’échapper, achètent un grand terrain en Australie du côté de Perth, face à l’océan. Mais Canberra leur signifie que Susi représente un risque pour la sécurité du pays, allez savoir pourquoi. Puis Lutz, en vacances à Saint-Moritz, s’écroule sur une piste de ski : quadruple pontage. À Tripoli, Susi sonne à toutes les portes. Elle a besoin de 100 000 dollars pour payer les frais de clinique.
La réconciliation de Kadhafi avec les Américains, fin 2003, réduit à néant leurs dernières illusions.
Cent mille malheureux dollars ! Soit la moitié de la somme qu’ils gardaient toujours en liquide chez eux, cachée dans les toilettes, et que les deux pilotes de leur Learjet avaient un jour volée, emmenant aussi l’avion et le pistolet Walther PP – l’arme fétiche de James Bond – qu’ils y laissaient en permanence depuis l’accident de voiture qui avait tué le chauffeur de Susi, au début des années 1980, à Munich. Oui, comme dans un mauvais roman d’espionnage, le genre de livre dont Susi se nourrit aujourd’hui, entre quelques morceaux de fromage et des recueils de recettes de cuisine, sa grande passion.
C’est finalement leur banque suisse qui avance l’argent. Et la réconciliation de Kadhafi avec les Américains, fin 2003, réduit à néant leurs dernières illusions. Le Guide répudie solennellement ses programmes d’armes de destruction massive et livre en bloc ses secrets aux fonctionnaires venus de Washington. Jusqu’aux plans de têtes nucléaires reçus d’un savant pakistanais, et encore emballés dans les sacs en plastique d’une teinturerie d’Islamabad.
Lorsque six mois plus tard les Kayser disent adieu à la Libye, ils prennent contre toute attente le chemin des États-Unis, preuve que la CIA ne les juge pas indésirables. Ont-ils collaboré avec les services américains ? Si c’est le cas, ils ne l’avoueront jamais. Mais leur passé les poursuit : les habitants de San Mateo, la petite ville de Floride où ils ont élu domicile, leur font savoir qu’ils ne veulent pas « d’Allemands » chez eux.
Ils repartent encore, en 2006, cette fois en direction du Pacifique, car on leur a parlé d’une ancienne cocoteraie plantée il y a plus d’un siècle par une compagnie allemande pour exploiter le coprah. Susi étudie la Constitution de la République des îles Marshall, et la trouve parfaite. Ils dégagent tout à la machette, construisent deux bungalows, perdent l’argent qui leur reste dans d’improbables projets touristiques.
L’atoll, le dernier refuge
Donc les voilà, Adam et Ève, Rhett Butler et Scarlett O’Hara dans leurs vieux jours. Lutz a conservé les plans de ses fusées, mais l’humidité ronge inexorablement les parties métalliques du classeur. Susi regarde parfois ses photos, qui attestent qu’elle a bien eu cette vie-là : en sari brodé de pierreries ; pas encore blonde, mais déjà terriblement amoureuse de Lutz ; flirtant avec Yasser Arafat ; à califourchon sur un gros missile Scud soviétique ; chevauchant son étalon, crinière au vent dans le désert doré de Libye… quand tout semblait encore possible.
Du bord de leur atoll, ils ont observé au début de l’année les yachts insensés des richissimes patrons de Google, Sergueï Brin et Larry Page, venus réveillonner aux îles Marshall avec leur famille et leurs gardes du corps. Chaque matin, un avion apportait d’Honolulu la nourriture fraîche. L’arrière des yachts s’ouvrait pour laisser sortir des speed boats de vingt mètres de long. « Tu te serais cru dans un “James Bond” », dit Susi. Les perdants du monde d’hier ne se lassaient pas de regarder les gagnants du monde d’aujourd’hui. « Larger than life », ce qui sort de l’ordinaire, le spectaculaire, la démesure : ils sont des connaisseurs.