L’impossible confinement en Afrique du Sud

Photos par Lindokuhle Sobekwa Un récit photo de Camille Drouet Chades
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L’impossible confinement en Afrique du Sud
Comment respecter les règles sanitaires quand l’accès à l’eau ou à l’électricité n’est pas garanti ? Alors que la planète se confinait face au Covid-19 début 2020, le Sud-Africain Lindokuhle Sobekwa a photographié les défis quotidiens des habitants du « township » de son enfance, à Johannesburg.
Publié le 24 mars 2024
Comment respecter les règles sanitaires quand l’accès à l’eau ou à l’électricité n’est pas garanti ? Alors que la planète se confinait face au Covid-19 début 2020, le Sud-Africain Lindokuhle Sobekwa a photographié les défis quotidiens des habitants du « township » de son enfance, à Johannesburg.
En ce samedi soir d’avril 2020, des enfants sont rassemblés devant un tuck shop, une petite épicerie, à Thokoza, township de plus de 100 000 habitants, situé au sud-est de Johannesburg. Six jours auparavant, un confinement très strict est entré en vigueur en Afrique du Sud. Les écoles sont fermées. Les commerces non essentiels ont baissé le rideau. Les rassemblements sont interdits – tout comme la vente d’alcool et de tabac. « Alors que les premiers décès sont annoncés, les habitants du township n’ont pas changé leurs habitudes. Pour beaucoup, le Covid-19 n’est encore qu’un mythe », relate le photographe Lindokuhle Sobekwa.
Alors que le port du masque est fortement recommandé par les autorités sud-africaines, il reste une denrée rare et chère. Cette femme qui prend de l’eau au robinet collectif fait figure d’exception dans le township. Selon le photographe, elle a été équipée par l’entreprise qui l’envoie vider et nettoyer les toilettes communes une à trois fois par semaine. Désormais, elle y laisse aussi du gel hydroalcoolique. « Ce robinet alimente une vingtaine de familles, les mêmes qui se partagent les uniques toilettes. On leur disait de respecter des normes d’hygiène strictes, de se laver les mains à chaque contact, mais comment voulez-vous, avec des infrastructures comme celles-ci ? », s’indigne Lindokuhle Sobekwa qui a grandi dans le township.
Les rassemblements sont interdits à l’intérieur comme à l’extérieur, mais beaucoup de familles du township vivent à six ou sept dans des cabanes ou des maisons d’une ou deux pièces. « Impossible d’y respecter en même temps la distanciation sociale et le confinement », résume Lindokuhle Sobekwa. L’omniprésence de la police et de l’armée – qui veillent au respect du confinement – n’empêche ni les habitants de sortir ni les enfants privés d’école de jouer dans les rues. « Tout le monde détalait à l’arrivée des patrouilles », raconte le photographe.
Cette femme brave le confinement pour vendre du maize, une sorte de porridge, et des pieds de poulets, très appréciés des Sud-Africains. Elle peut être arrêtée à tout moment, la vente de rue – activité de subsistance courante dans les townships – ayant été proscrite dès le début du premier confinement. « Les vendeurs à la sauvette se sont organisés : ils ont eu recours à des “lanceurs d’alerte” dont les sifflements prévenaient de l’arrivée de la police. Certains vendeurs avaient le temps de remballer, d’autres de fuir en lançant leurs affaires, quitte à les perdre », explique le photographe.
« Même avec les restrictions dues à la pandémie, les townships restaient des endroits en perpétuelle effervescence. Le train de 4 heures du matin et les taxis collectifs empruntés par les travailleurs s’étaient tus, mais il ne régnait pas le même silence que dans les banlieues riches », constate Lindokuhle Sobekwa. Le pays vivait au ralenti depuis plus d’un mois, quand il a photographié ce quartier chic de Johannesburg et ses grandes maisons. « Déjà en temps normal, la différence de densité est frappante. On ne croise presque personne. Mais, ce jour-là en plus, il pleuvait à verse : l’affiche encourageant le port du masque m’a semblé encore plus saugrenue. »
Ce garçon sort d’une clinique où il est allé chercher de la nourriture pour sa grand-mère. Durant la pandémie, beaucoup de Sud-Africains ont subsisté de colis distribués par le gouvernement ou des associations. Il ne porte un masque que parce que la clinique lui en a fourni pour entrer. « Il l’aura probablement gardé plusieurs jours. Pendant les premiers temps du confinement, il n’était pas rare d’en voir sur les cordes à linge du township. Les masques jetables étaient lavés pour être utilisés à nouveau. C’est le genre de choses qu’on ne voyait pas dans les beaux quartiers : les inégalités – déjà très présentes dans la société sud-africaine – ont été exacerbées par la pandémie », déplore Lindokuhle Sobekwa.
Cet homme tente de faire respecter une distance d’un mètre entre chaque client d’un supermarché de Thokoza. Plus loin dans la queue, un autre leur asperge les mains de solution hydroalcoolique. Tous deux portent des gants et un simple foulard. Jusqu’au mois de mai 2020, le port du masque n’était pas obligatoire en Afrique du Sud. Il n’équipait que les travailleurs dits essentiels. « Les autorités nous ont dit de porter des gants, puis que c’était inutile, puis les masques ont été rendus obligatoires, alors que beaucoup ne pouvaient pas se les payer. La vente du tabac a été interdite sans réel fondement scientifique : les tâtonnements du début ont conduit à beaucoup de désinformation sur les réseaux sociaux. »
Pendant les douze mois au cours desquels se sont succédé les divers confinements de mars 2020 à mars 2021, les véhicules de l’armée (South African National Defense Force – SANDF) ont sillonné le township à toute heure du jour et de la nuit. « Les habitants ont été profondément marqués : ils n’avaient pas vu autant de policiers et de soldats depuis l’apartheid, souligne le photographe. Alors que le niveau d’insécurité et le nombre de meurtres sont très élevés dans les townships, on n’assiste jamais à de tels déploiements de force. »
En mars 2020, des habitants en colère ont éparpillé pierres et parpaings sur la route pour empêcher les fourgons de police de passer. Depuis le début de la pandémie, l’approvisionnement en eau ou en électricité vacille dans le township, il y a des coupures de plusieurs jours, voire semaines. Les entreprises ont licencié à tour de bras. Et alors qu’ils n’ont plus de salaire, les habitants perdent la nourriture stockée dans les congélateurs. Les ordures ne sont pas ramassées. La rue est restée bloquée plusieurs jours, compliquant la vie des travailleurs qui empruntent les taxis collectifs comme celui qu’on aperçoit dans le fond de l’image. « Les policiers, très nombreux, se trouvaient juste derrière moi, ils criaient à cet homme de se lever et de partir. Mais il n’a pas bougé d’un pouce. Il devait être un peu fou, mais son comportement était symbolique : il n’avait rien à perdre. »
Début juin 2020, l’école a repris par intermittence et en effectifs réduits. Ce jour-là, ce n’est pas le tour de Yonelisa Samela, qui aide sa grand-mère à s’occuper des fleurs de son jardin. « Les townships ont été pensés pour confiner les gens, pour les contenir [construits du début du XXe siècle à la fin du régime de l’apartheid en 1991, ils servaient à la ségrégation de la population noire, NDLR]. Les cours et jardins, quand il y en a, ne font que quelques mètres carrés. On vit à proximité immédiate de tout un tas de voisins. »
Ce berger garde son troupeau de vaches et de moutons dans les environs de Thokoza. Son activité étant considérée comme essentielle, il est autorisé à travailler avec ses chiens. En revanche, les règles mises en place pour lutter contre le Covid-19 lui imposent de respecter une importante distance avec son collègue qui se trouve à plusieurs dizaines de mètres de lui. « Ils étaient aussi censés porter des masques. Ils les conservaient autour de leurs poignets, prêts à les dégainer en cas de passage de la police. »
La levée des restrictions du premier confinement, débuté fin mars 2020, est arrivée en même temps que les beaux jours, en septembre. « Le printemps austral faisait son apparition dans le township et avec lui, les fleurs, les plantes sauvages. C’est la saison où la vie reprend. Ces deux petites filles marchaient en faisant fi de la distance qui avait été imposée depuis des semaines. Elles incarnaient ces libertés retrouvées. » En décembre 2020, de nouvelles restrictions ont été imposées à la population après l’apparition, en Afrique du Sud, du variant Omicron.
Le père de Lindokuhle Sobekwa repose dans le cimetière du township. « Le lieu est si mal entretenu et il y a tellement de sépultures que l’on peine parfois à retrouver sa tombe au milieu des herbes folles. Les inégalités ne s’arrêtent pas avec la mort. » Selon les derniers chiffres du ministère de la Santé d’Afrique du Sud, près de 102 000 personnes sont mortes du coronavirus dans le pays aux 61 millions d’habitants.

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