« En arrivant sur le site, je découvre d’énormes volutes noires de fumées qui se dressent dans le ciel comme des gros champignons anthracites », raconte Nikos Djail se remémorant son passage à Abou Kadir, un village situé au nord-est de la Syrie, à une heure de route de Kameshli en direction de la frontière irakienne. En 2022, le photojournaliste est alors sur place pour réaliser un documentaire sur le groupe Lafarge, soupçonné d’avoir versé plusieurs millions d’euros à des groupes djihadistes afin de maintenir l’activité d’une cimenterie en Syrie. De son passage d’une quinzaine de jours, il en a tiré la série Bons baisers au Rojava.
La région a vu proliférer depuis le début de la guerre en Syrie en 2011 plusieurs raffineries de pétrole artisanales. « Les pipelines étaient coupés à cause du conflit, les territoires se sont retrouvés sans pétrole ni essence. » Obligeant la population à raffiner sur place l’or noir venu de puits syriens situés autour de la zone et plus au sud, vers la ville de Deir ez-Zor. Ces activités illégales ont persisté dans la région, désormais sous l’administration du Rojava – le Kurdistan syrien.
« Une logique de survie totale »
Sur cette photo, « l’ingénieur » comme il est surnommé par ses collègues, travaille sur ce site depuis huit ans. « Il venait de plonger ses mains dans le bassin d’eau derrière lui, explique le photographe. Ce dernier permet de refroidir les vapeurs du pétrole chauffées dans les cuves. L’eau, où se mêlent essence et mazout, abîme la peau des travailleurs. »
Sur ce site, ils sont une quinzaine d’hommes, âgés de 13 à 30 ans. « Ils travaillent toute la journée, tous les jours, dans une logique de survie totale ; je me souviens encore de la très forte odeur, de mes chaussures imprégnées, des flaques de pétrole. » Les fumées pénètrent les pores et les poumons des travailleurs ; le pétrole et les produits chimiques se dispersent dans les terres, polluant les cultures et empoisonnant les animaux alentour.
« Cette économie grise est tolérée par les autorités locales, elle permet aux plus pauvres d’avoir accès à l’énergie, à défaut d’être propre. L’essence issue de ces raffineries artisanales coûte cinq fois moins cher que le prix pratiqué dans les stations essences du pays », rapporte le photographe. L’activité souterraine fournit ainsi les groupes électrogènes de la région pour un prix cassé. « Mais l’administration du Rojava exploite aussi le pétrole à grande échelle, et l’expédie à vil prix en Irak. »