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Ohm Énergie, l’entreprise qui voulait perdre des clients

Écrit par Clément Fayol Illustré par Lucas Burtin
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Ohm Énergie, l’entreprise qui voulait perdre des clients
Ohm Énergie, l’entreprise qui voulait perdre des clients
Épisode 1
Ohm Énergie, l’entreprise qui voulait perdre des clients
Ohm Énergie (1/2). Comment le fournisseur d’électricité a-t-il engrangé des bénéfices records sur le dos d’EDF ? Enquête.
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Et pendant ce temps, EDF paie l’addition
Épisode 2
Et pendant ce temps, EDF paie l’addition
Ohm Énergie (2/2). Quels bénéfices seront réalisés si 100 000 clients quittent la barque ? Jusque-là, le plan fonctionne à merveille.
Le trader avait un plan secret pour son entreprise de fourniture d’électricité, Ohm Énergie : engranger plusieurs dizaines de millions d’euros, au détriment d’EDF. Pendant dix-huit mois, « XXI » a investigué, en partenariat avec « Complément d’enquête ». Grâce à des dizaines de documents internes, d’enregistrements et de témoignages, notre travail révèle les failles de l’ouverture à la concurrence du secteur. Et comment des entrepreneurs avisés s’y sont engouffrés.
Publié le 07 mars 2024

Août 2022, l’Europe fourbit ses armes pour affronter la plus grave crise énergétique depuis 1945. Le parc nucléaire français est en grande partie indisponible pour cause de maintenance et la guerre en Ukraine fait flamber les prix du gaz et du pétrole. Coupures de courant, recours au charbon, voire aux réserves de gaz naturel, toutes les possibilités sont envisagées pour l’hiver à venir. Le gouvernement français annonce « se préparer aux scénarios du pire ». François Joubert, de son côté, règle les ultimes détails d’un plan qui doit rapporter des millions d’euros à son entreprise.

Après des mois de préparation et d’évaluation des gains, il ne reste plus qu’une étape avant que le patron d’Ohm Énergie réalise le plus gros coup de sa carrière. Depuis son domicile londonien, penché sur son ordinateur, une épaisse mèche grisonnante tombant sur des sourcils sombres, le quinquagénaire laisse ses directeurs entrer un à un en visioconférence pour faire le point sur « le plan ». « Essayons d’être ponctuels. Moi, je m’efforce d’être ponctuel. Donc j’attends que tout le monde le soit aussi, sinon on fait perdre du temps à tout le monde », lance-t-il sèchement à l’une des participantes qui se connecte en retard.

Comment bien « churner »

Sur l’écran, en gros plan, cinq visages concentrés lui font face. La quadragénaire chargée de la communication qui vient de se faire rabrouer dénote. C’est la seule femme. Les autres, en début de trentaine pour la plupart, attendent, micro coupé, leur tour pour parler. La conversation prend rapidement des airs déroutants. Alors qu’une entreprise cherche généralement à gagner de nouveaux clients, ici l’inverse est en train de se passer. Le président fondateur, et actionnaire majoritaire du fournisseur indépendant d’électricité, développe une stratégie de « churn » : il veut réduire le nombre d’abonnés. « On est partis pour encore pas mal d’aléas, mais encore une fois, le plan fonctionne pas mal », lance-t-il. Il se dit même surpris de voir à quel point ses prédictions se réalisent : elles suivent la courbe fixée le mois précédent, sans que ses traits juvéniles n’indiquent s’il joue les faux modestes.

Derrière leur ordinateur, les participants ne posent pas de questions. Mis à part François Joubert, seuls le directeur des opérations et celui des finances connaissent les moindres détails du « plan ». Comme dans un film de braquage de Guy Ritchie, chaque personnage a un rôle bien précis à jouer qui l’empêche d’avoir une vision d’ensemble. Chacun est pourtant un maillon essentiel du casse qui est en train de s’échafauder. Un casse de près de 100 millions d’euros d’argent public. Un casse légal. Le coup du siècle, réalisé au moment où inflation et déficit de la France sont au plus haut pour cause d’augmentation des prix de l’énergie.

François Joubert n’a pas été le seul à s’engouffrer dans la brèche. En quelques années, une trentaine d’opérateurs ont éclos.

Pile il gagne, face il gagne. Et quand il gagne, c’est l’État qui perd. François Joubert connaît le marché de l’énergie comme la poche de son Grand Uniforme de polytechnicien, lui qui a fait ses armes chez EDF à Londres, au département chargé des achats et des ventes sur les marchés. Il y officiait comme trader quand, en 2007, le marché de la fourniture d’électricité et de gaz a été ouvert à la concurrence en France. Sous l’impulsion de l’Union européenne, des réglementations ont été mises en place pour accompagner la fin du monopole d’EDF. Des « tarifs réglementés » et des « accès régulés » ont été instaurés pour cadrer le secteur.

Incompréhensibles pour le grand public, ces dispositifs se sont avérés une formidable opportunité pour ceux qui se sont lancés dans la conquête de parts de marché. Ils leur ont permis d’acheter à un prix fixe des mégawattheures – l’unité mesurant une quantité d’énergie produite ou consommée en une heure –, en fonction des besoins de la clientèle estimés pour l’année, voire les deux années à venir. De nouvelles entreprises ont ainsi vu le jour, pour fournir de l’électricité aux particuliers et aux entreprises.

François Joubert n’a été ni le premier ni le seul à s’engouffrer dans la brèche. En quelques années, une trentaine d’opérateurs ont éclos. Ils n’ont quasi rien apporté en matière de capacités de production d’électricité par rapport à EDF : ils ne la produisent pas, ou très peu, mais peuvent en acheter, puis proposer les offres de leur choix. Et c’est à coups d’opérations de démarchage très agressives qu’ils sont parvenus à grappiller des parts de marché. Les années précédant le choc de 2022 et l’explosion des prix de l’électricité, EDF fournissait deux foyers sur trois en France. La tendance s’est inversée lorsque la crise est arrivée.

Comment bien s’entourer

François Joubert a fait ses classes préparatoires scientifiques au lycée Descartes de Tours, sa ville d’origine. C’est de là qu’il rejoint les bancs de la prestigieuse école d’ingénieurs parisienne, puis l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae) et, enfin, la London School of Economics, pour un master finance. Il reste vingt ans outre-Manche, grimpe les échelons de la division trading d’EDF. Il quitte le groupe en 2015 et crée NextEarth, une société de consultants dans les investissements et le commerce d’énergie.

Lorsqu’il décide trois ans plus tard de lancer une nouvelle entreprise, le trader entend profiter de l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité. Il trouve un nom aux multiples résonances, Ohm Énergie : le terme « ohm », qui désigne l’unité de mesure de résistance électrique, évoque par sa sonorité un célèbre mantra de yoga, mais aussi le mot home (maison, en anglais). François Joubert fait appel dans un premier temps à son ami Emmanuel Gavaudan, un ancien de Goldman Sachs également installé au Royaume-Uni et qui a créé au début des années 2000 un fonds activiste (une société financière cherchant à peser dans les décisions prises par les entreprises dans lesquelles elle investit). Emmanuel Gavaudan devient – « à titre strictement personnel », nous a-t-il précisé – le principal soutien financier, une part du capital étant détenue par d’autres investisseurs étrangers rassemblés dans un collectif. Habile en affaires, François Joubert parvient tout de même à garder le contrôle de deux tiers des actions de la compagnie par son entreprise de conseil, devenue holding du groupe.

Pour attirer des clients, l’entreprise promet une électricité plus verte et moins chère.

Tous les mardis matin, le Tourangeau en costume ajusté fait partie de cette foule de Français s’engouffrant dans le hall de la gare londonienne de Saint-Pancras. Direction Paris où, jusqu’au vendredi après-midi, il se frotte à la trentaine de concurrents qui jouent des coudes. Premier arrivé, dernier parti d’un bureau qu’il quitte rarement, le patron n’est pas du genre à déléguer. Et il vérifie lui-même que le travail de chacun est effectué. Il sort bien parfois, pour des déjeuners d’affaires, au restaurant panoramique de la tour Montparnasse. Le voyage est de courte durée : ses bureaux se trouvent six étages plus bas, au 53e.

Ohm Énergie prend rapidement son envol. Pour attirer des clients, l’entreprise promet une électricité plus verte et moins chère. En 2021, avec une dizaine de salariés seulement, elle atteint un premier palier de 100 000 contrats. L’année suivante, l’entreprise emploie une cinquantaine de personnes et dépasse la barre des 200 000 comptes clients. Le PDG a recruté Julien Maréchal, un ancien fonctionnaire de la Commission de régulation de l’énergie, sorte de gendarme du secteur. Cet ingénieur de formation y travaillait comme « agent enquêteur », au sein de la Direction des affaires financières et de la surveillance des marchés de gros. Son métier : vérifier que les règles du marché de l’énergie étaient bien respectées. Son appui sera crucial pour réaliser le coup, mais surtout en sortir indemne.

Comment déclencher le plan

Le jour de la visioconférence d’août 2022, le patron entend s’assurer, depuis son domicile londonien où est enregistrée la holding de la société, que chacun va remplir son rôle, en prévision de cet hiver de pénurie énergétique. Le moment est venu de mettre en musique le fameux « churn » : cette perte de clients, que la plupart des entreprises s’efforcent de limiter… mais que François Joubert entend bien provoquer. La plupart des directeurs de l’entreprise ne savent pas comment. La formule magique est restée secrète.

Ils n’ont pas eu accès aux fichiers de travail, aux tableaux Excel ni à la comptabilité. Or un document interne que nous nous sommes procuré résume l’inavouable. Il s’agit d’une présentation PowerPoint réalisée fin 2021 pour lever des fonds. Ce business plan n’a été dévoilé qu’en de rares occasions, à une poignée de potentiels investisseurs. On y découvre le rêve de tout trader. Un rêve basé sur le fait que le fournisseur d’énergie achète de l’électricité à tarif fixe pour un ou deux ans : si les prix baissent, il garde précieusement ses clients tout en cherchant à en conquérir de nouveaux ; et si les prix augmentent, il cherche à en faire fuir un maximum pour revendre le surplus de mégawattheures sur les marchés. Reste à prévoir la stratégie pour faire revenir des consommateurs une fois que les millions d’euros espérés auront été encaissés.

Le maillon le plus délicat est entre les mains du trader : il devra revendre les kilowattheures sur les marchés.

Sur l’écran, les sourcils se froncent. Les participants commencent à comprendre, sans que personne n’ose mettre des mots sur ce qui est en train de se tramer. À chacun de jouer sa partition maintenant. Le directeur des relations avec les clients est chargé de l’envoi massif de textos et e-mails conçus pour épouvanter les abonnés. « Ceux-là, on arrive à les faire partir », triomphe le quinquagénaire, bonhomme, en parlant des plus réceptifs. La directrice marketing doit s’occuper des éventuelles répercussions des annonces brutales d’augmentation de prix sur l’image de l’entreprise. Le maillon le plus délicat est entre les mains du trader : c’est lui qui, une fois les clients partis, devra revendre les kilowattheures sur les marchés de l’énergie. Le responsable technique, enfin, mettra en place les options permettant d’organiser, une fois l’hiver passé, une campagne pour faire revenir ces mêmes clients… s’ils sont encore partants. Il propose de planifier dès l’automne l’opération de réabonnement à meilleur tarif, ou de démarcher en hiver mais de n’activer les abonnements qu’au moment opportun.

François Joubert se méfie des téléphones et des ordinateurs. En témoigne le fait qu’il ne laisse aucune trace écrite attestant du « churn ». Pendant des mois, à partir de juillet 2022, l’homme à la mèche frappe à la porte d’Adrien Barral, le directeur financier de l’époque, lorsqu’il veut avoir accès aux courbes annonciatrices des profits – avec les dates en abscisse et le nombre de contrats de clients en ordonnée. Penché sur l’écran du trentenaire au visage émacié, il prend des notes, et se met à rêver de recettes à sept chiffres. Tout dépend de la date qui sera choisie pour arrêter de recruter de nouveaux clients. « C’était l’essentiel de mon temps, raconte Adrien Barral, depuis son appartement au Mexique où notre partenaire Complément d’enquête l’a rencontré. Mon directeur général venait me voir et me demandait tous les jours : “Adrien, est-ce qu’il faut qu’on s’arrête le 14 ou le 15 juillet ?” »

À chaque fois qu’il quitte son jeune directeur financier, François Joubert repart sans rien laisser paraître, s’enferme dans son bureau ou va donner des consignes, pour adapter encore et encore son fameux plan. Que se passe-t-il si 50 000 clients quittent la barque ? Et 100 000 ? Si la pénurie énergétique se poursuit, voire même s’accentue, le patron évalue les gains à près de 100 millions d’euros. Au plus fort de la crise, si tous les clients sont mis dehors, c’est un magot de 300 millions d’euros qui pourrait être amassé. Le trader devenu chef d’entreprise passe des mois le nez dans les chiffres, arrimé à ses navettes d’horloger entre Paris et Londres.

Il ne doute pas, ou en tout cas ne laisse rien paraître. Dès l’été 2022, les prix s’envolent. Le polytechnicien réalise qu’il peut réaliser des bénéfices records en vendant jusqu’à plus de 1 000 euros un mégawattheure qu’il avait acheté entre 100 et 200 euros l’année précédente pour couvrir les besoins anticipés de ses abonnés. Les premières consignes sont données. Les participants à la visioconférence lancent leurs filets.

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