« On peut partager une technologie sans brevet »

Écrit par Rozenn Le Saint
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« On peut partager une technologie sans brevet »
Depuis plus de vingt ans, l’Afrique du Sud joue un rôle primordial dans l’accès aux traitements dans les pays les moins riches. Mais les défis restent nombreux, rappelle la virologue Marie-Paule Kieny, qui préside le Medicines Patent Pool (MPP), fondation partenaire d’Afrigen.
Publié le 25 mars 2024
Paru en novembre 2023
Article à retrouver dans cette revue

XXI : Comment rendre davantage accessibles les produits de santé aux pays les plus pauvres ?

Ces pays souffrent de ne pas obtenir de médicaments rapidement, à des tarifs qui leur soient abordables compte tenu de la loi des marchés et des brevets : pendant les premières années de commercialisation, le producteur a le monopole et applique des prix élevés. Les traitements existent mais ils sont trop chers pour les pays pauvres. D’où la création du Medicines Patent Pool (MPP) en 2010, soutenue par l’ONU : notre fondation passe des accords avec les fabricants de médicaments pour qu’ils octroient une licence, donc un droit à reproduire leur traitement breveté, sur un territoire donné. L’enjeu est de les convaincre d’élargir le plus possible la zone géographique couverte.

Souvent, le MPP parvient à négocier que toute l’Afrique soit concernée. Pour les autres territoires, cela dépend. L’idée est que la concurrence se développe entre des fabricants de génériques, qui reproduisent les médicaments de marque, ce qui fait chuter les prix dans les pays à revenu faible et intermédiaire. Le Covid-19 a montré qu’il était important de renforcer les capacités de production locales et donc de soutenir les industries pharmaceutiques de pays comme l’Afrique du Sud. 

Quel rôle l’Afrique du Sud a-t-elle joué par le passé dans ce mouvement d’accès plus équitable aux produits de santé ?

Le MPP a obtenu ses premiers succès en permettant l’accès à des tarifs abordables de traitements pour lutter contre le VIH. Dans cette conquête, le « procès de Pretoria » en 2001, qui a brièvement opposé les plus grandes entreprises pharmaceutiques mondiales au président de l’Afrique du Sud, a été un moment crucial. C’est là que le virus faisait le plus de ravages, en proportion de la population. Le mouvement de protestation initié par Nelson Mandela et la société civile a fait prendre conscience au monde entier qu’il n’était pas possible que la maladie soit au sud et les traitements au nord. Les Sud-Africains ont pointé du doigt les industries pharmaceutiques, dont la conduite a été jugée exécrable. Cette mauvaise publicité a convaincu les grands laboratoires de faciliter l’accès aux produits de santé en acceptant l’arrivée de la concurrence dans les pays les moins riches.

Les Sud-Africains ont pointé du doigt les industries pharmaceutiques, dont la conduite a été jugée exécrable.

Comment parvenez-vous à vous glisser entre l’industrie et la société civile ?

D’un côté, l’industrie pharmaceutique agit en fonction de ses propres intérêts, et surtout afin de maximiser ses profits. De l’autre, les gouvernements et la société civile essaient de maximiser l’accès aux produits de santé. Le MPP est parfois critiqué par des organisations ou des associations, qui estiment qu’en se saisissant du droit de propriété intellectuelle sans demander l’abolition des brevets, le MPP empêche de renverser la table. En tout cas, le MPP se veut un acteur majeur pour élargir l’accès aux médicaments, dans une démarche « gagnant pour les patients – gagnant pour les financeurs – gagnant pour l’industrie », sans pour autant s’attaquer au système des brevets.

Quelles sont les leçons à tirer de l’inégal accès au vaccin contre le Covid-19 dans le monde ?

Cela a été une erreur de considérer le vaccin simplement comme un bien commercial. Afin de garantir un premier approvisionnement équitable, les États auraient dû dire aux entreprises pharmaceutiques : « D’accord, nous allons vous acheter à prix d’or vos vaccins mais, en contrepartie, vous devez mettre à disposition de l’OMS 10 % de votre production en temps réel, gratuitement, pour la distribution d’urgence dans les pays les plus pauvres. » Il faudrait travailler dès à présent à un accord qui le prévoirait pour les pandémies à venir. Les négociations ont été menées dans l’urgence. Or, dans la précipitation, on n’a souvent pas le choix. 

À long terme, l’autonomisation des pays à revenu moins élevé représente-t-elle une solution réaliste pour lutter contre les pandémies à venir ?

Quand un produit devient rare et très demandé, ce qui est le cas d’un vaccin pendant une pandémie, les régions qui n’ont pas les capacités de production ont du mal à l’obtenir. L’ARN messager est une technologie intéressante car elle est rapide à développer et facilement adaptable à différentes maladies. Il s’agit d’un bon outil pour répondre à une urgence. La maîtriser est indispensable en cas de survenue d’une nouvelle pandémie.

L’Afrique du Sud a une capacité technique sans commune mesure avec celle des autres nations du continent.

C’est l’Afrique du Sud qui a fait pression, avec l’Inde, pour demander la suspension des droits de propriété intellectuelle sur les produits permettant de lutter contre le Covid-19. Il s’agissait donc du pays idéal pour mener le projet de transfert de technologie sur l’ARN messager porté par Afrigen. Par ailleurs, l’Afrique du Sud a une capacité technique sans commune mesure avec celle des autres nations du continent. Elle possède une industrie du médicament, des biotechnologies et une recherche publique de qualité.

La démarche d’Afrigen, qui forme des scientifiques d’autres pays à la technologie de l’ARN messager, est-elle la preuve ultime que d’autres modèles sont possibles ?

La démarche d’Afrigen est primordiale. Elle montre qu’il est possible de partager une technologie sans brevet. C’est un modèle unique. Mais, sur les quinze pays partenaires du laboratoire, on ne sait pas combien vont réussir à aller jusqu’au bout, en produisant leur propre vaccin à ARN messager contre le Covid-19, tant il y a de facteurs financiers et politiques qui entrent en jeu. Il faudrait qu’il y ait au moins 30 % de succès. L’OMS aimerait généraliser cette expérimentation par la suite. Néanmoins, passer à l’échelle supérieure, avec d’autres produits permettant de lutter contre la tuberculose, par exemple, c’est encore un nouveau défi… qui demande d’obtenir d’importants soutiens et financements. 

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