Quand Kamala Harris rencontre sa vie

Écrit par Fériel Naoura
Édition de novembre 2021
Quand Kamala Harris rencontre sa vie
À 18 ans, elle manifestait contre l’apartheid et se forgeait un destin à Washington. Retour sur le parcours de Kamala Harris, initialement paru en 2021 dans la revue « 6Mois ».
Article à retrouver dans la revue 6Mois n°22, Histoire de la violence masculine
À 18 ans, elle manifestait contre l’apartheid et se forgeait un destin à Washington. Retour sur le parcours de Kamala Harris, initialement paru en 2021 dans la revue « 6Mois ».
Article à retrouver dans la revue 6Mois n°22, Histoire de la violence masculine

Nous sommes en 1982. À droite sur la photo, cette jeune femme de 18 ans défilant contre l’apartheid n’est autre que Kamala Harris. Qui se doutait que quarante-deux ans plus tard cette jeune femme, aujourd’hui vice-présidente des États-Unis, se retrouverait propulsée candidate démocrate à la présidence ?

À l’époque, Kamala Harris vient d’entamer un cursus en sciences politiques à l’université de Howard, à Washington. L’institution, fondée en 1867 pour accueillir les anciens esclaves et leurs descendants, est un symbole. Celle qui se destine à être avocate manifeste les week-ends avec ses camarades. Mais elle reste prudente, gardant ses distances avec les activistes radicaux.

Sa prestigieuse université deviendra son « alma mater ». L’expression latine, « mère nourricière », formule consacrée pour désigner l’université qui vous a formé, prend chez elle une teinte particulière. Car elle qui dit « se tenir sur les épaules de géants », parmi lesquels l’icône de la déségrégation Rosa Parks, s’est d’abord hissée sur celles d’une autre grande figure : sa mère indienne. De son père jamaïcain, Donald Harris, Kamala parle assez peu. C’est Shyamala Gopalan qui a forgé sa combativité. « Ma mère avait très bien compris qu’elle élevait deux filles noires. Elle savait que son pays d’adoption verrait en [ma sœur] et moi des filles noires et elle était déterminée à faire de nous des femmes noires fières et confiantes », écrit-elle dans ses mémoires The Truths We Hold, publiées en 2019.

« Vous étiez soit noir, soit blanc »

Kamala Harris est née à Oakland, aux États-Unis, ce pays marqué à vif par un passé ségrégationniste et par le principe, aujourd’hui aboli, de la « règle de la goutte de sang » – la présence d’un ancêtre noir dans une lignée – qui légitimait les discriminations. « Dans les années 1960, vous étiez soit noir, soit blanc, témoigne une amie de sa mère dans le Washington Post. Il n’y avait pas vraiment de distinction entre Caribéen ou Indien. »

Cela, Shyamala l’a bien compris et ne ménage pas ses efforts pour éveiller la conscience de la jeune Kamala : manifestations en faveur des droits civiques, soirées au centre culturel noir Rainbow Sign où se succèdent les grandes figures du mouvement, discussions autour de la table du dîner... Quand elle est aux fourneaux, c’est Aretha Franklin qui l’accompagne sur le tourne-disque familial.

Ces jalons ont mené Kamala Harris à Howard, ce lieu où elle est « devenue adulte ». Dans cette institution historique, les élèves sont formés au leadership. À Washington, surnommée Chocolate City – 70 % de la population étant issue de minorités –, la jeune Kamala comprend qu’ « être noir n’est pas une niche en Amérique». Elle s’inscrit aux concours d’éloquence du campus, prend part à des manifestations et intègre la plus ancienne sororité noire américaine, Alpha Kappa Alpha. « C’était la beauté de la fac de Howard, se souvient-elle. On nous envoyait le signal que nous, les étudiants, pouvions tout accomplir, que nous étions “jeunes, doués et noirs”, et que nous ne devions rien laisser entraver notre réussite. »

Procureure plutôt qu’avocate

Tout accomplir, y compris s’engager dans l’action publique à la fin des années 1980, alors que le taux d’incarcération des Afro-Américains connaît une nette augmentation. Devenir procureure et être en charge de l’accusation, plutôt qu’avocate. Trente ans plus tard, en 2017, lors d'un discours devant les étudiants diplômés de Howard, le poids de ce choix qu’elle a dû défendre auprès de ses proches est encore palpable. « La vérité, énonce-t-elle, les yeux plantés dans ceux de son auditoire, c’est que pour la plupart des sujets quelqu’un prendra une décision, alors pourquoi pas vous ? »

Son ascension politique – sénatrice, candidate à la présidence, puis vice-présidente et aujourd’hui candidate démocrate à la Maison Blanche – attise les curiosités sur son identité et son héritage culturel. Dans une tribune du Jamaica Global parue en 2018, son père, Donald, mentionne leurs racines jamaïcaines, en lignée directe de « Hamilton Brown, connu comme planteur et propriétaire d’esclaves ». Indienne, jamaïcaine et descendante d’esclavagiste. Alors que Kamala Harris essuie des commentaires racistes, relayés par la famille Trump, où on l’accuse de s’inventer une identité noire américaine, une fraction de la communauté afro-américaine s’interroge sur sa légitimité à les représenter.

Un matin de février 2019, un mois après avoir annoncé sa candidature à l’investiture démocrate, la sénatrice en campagne était l’invitée du Breakfast Club, une émission radio de divertissement. Dans le studio encombré de références à la culture hip-hop, sa veste sombre et son collier de perles détonnent. Mais Kamala Harris est à l’aise. La conversation se déroule à bâtons rompus ; elle vante ses talents de cuisinière, sa bolognaise et ses petits légumes. Son hôte, l’animateur noir Charlamagne tha God, s’en étonne : les auditeurs vont se demander si elle est bien noire. Kamala Harris s’interrompt. La voix posée, elle répond : « Je suis noire et fière de l’être. Je suis née noire. Je mourrai noire et je ne vais pas m’en excuser auprès de ceux qui ne le comprennent pas. » Et la conversation sur la cuisson de la dinde aux légumes reprend.

La photo en tête de page est extraite d’archives personnelles, et a été publiée dans le livre « Nos vérités, mon rêve américain » (éd. Robert Laffont), de Kamala Harris.