Quand quatre couillons tentaient d’éteindre leur ville en flammes

Écrit par Robert P. Baird Illustré par Tom Haugomat
Quand quatre couillons tentaient d’éteindre leur ville en flammes
L’incendie a duré dix-sept jours et ravagé 62 000 hectares en Californie. Mais pas Helltown, la « cité de l’enfer », où des hommes ont décidé de lutter seuls en attendant les pompiers. Sans équipement ou presque, ils ont tenté de sauver leur ville. En 2019, « XXI » racontait leur histoire.
Paru en juin 2019
Article à retrouver dans cette revue

Le canyon brûle. Par une nuit noire de début novembre, à la nouvelle lune, des hommes observent depuis le bord poussiéreux de Butte Creek Canyon, sur les contreforts de Chico en Californie, les feux parsemant le territoire qui s’étend à leurs pieds. Dharma LaRocca, Jeb Sisk et Jason McCord ont grandi ici, au sein de la communauté hippie de Helltown. Ils connaissent le coin mieux que personne. En regardant le brasier se répandre comme de la lave entre les platanes et les peupliers centenaires, ils ne peuvent pourtant s’empêcher d’imaginer qu’ils sont ailleurs, sur une terre lointaine et exotique. Hawaï ou la planète Mars.

L’incendie a déjà dévoré plus de 8 000 hectares, l’équivalent de 11 500 terrains de football. Il n’y a plus d’électricité, mais les feux dans le canyon illuminent les kilomètres à la ronde. Les buissons en flammes et les détonations des bouteilles de propane, qui explosent tel un lointain bataillon d’artilleurs, aident les trois amis à s’orienter. Ils devinent la maison de Jason et de sa femme, Maria, noyée dans un nuage de fumée noire. Le long du petit cours d’eau, ils cherchent des yeux les demeures de leurs parents, l’endroit où Jeb vit avec sa fille, et le cimetière où Dharma a enterré sa femme, victime d’un accident de voiture en 2012. De leur poste d’observation, le canyon tel qu’ils le connaissent semble rayé de la carte. « Tout a disparu », répètent-ils, chacun à leur tour. « Tout a disparu. »

« Je ne peux pas partir. Je dois protéger ma maison »

Soudain ils distinguent, en bas, les phares d’une voiture fendre la fumée. Ils se demandent qui cela peut être, puisque les pompiers ont donné l’ordre d’évacuer. Ils finissent par comprendre : c’est leur voisin et ami, un soldat du feu de 39 ans, en permission, que j’appellerai Sam.

Sam est au creux du canyon depuis le milieu de l’après-midi. Comme les trois autres, il a grandi ici et habite juste à côté de Helltown. Plus tôt dans la journée, il se trouvait dans le nord de la ­Californie, à trois heures de là, quand il a reçu un texto lui annonçant que « son » canyon était évacué. Il a tracé à 150 kilomètres/heure. Une fois arrivé, il est passé de maison en maison, évacuant les meubles et les bouteilles de propane loin des vérandas pour priver le feu de combustibles. Et maintenant que les flammes se rapprochent, à bord de son pick-up, il fait la course pour éteindre les départs d’incendie partout où il en repère.

Jason téléphone à Sam :

« C’est bien toi en bas ? Qu’est-ce que tu fais ?

— Je ne peux pas partir, répond Sam. Je dois protéger ma maison. »

Au départ, Dharma, Jason et Jeb avaient grimpé au sommet du canyon pour avoir une vue d’ensemble. Au pire, se disaient-ils, ils verraient leur ville partir en fumée. Si le feu se détournait, ils pourraient redescendre, et libérer les chevaux abandonnés par leurs familles lors de l’évacuation. Aucun ne s’était imaginé découvrir un ami en train de combattre, seul, le pire incendie de ­l’histoire de la Californie.

Des braises grosses comme le poing

Du haut du canyon, les efforts de Sam semblent irréels, pour ne pas dire dingues. Mais le voir ainsi se débattre avec le feu transforme une décision impossible en une soudaine évidence. « Je crois qu’on peut arriver à te rejoindre », lance Jason, en étudiant la route qui descend le long de la paroi du canyon. « Mec, t’es sûr ? », demande Sam. De là où il est, lui aussi peut voir le chemin. « J’ai l’impression que ça brûle. »

Des feux font rage de chaque côté, mais Jason engage lentement son pick-up vers le bord de la paroi. En bas, les trois amis trouvent Sam en train d’abattre une clôture à la tronçonneuse. La chaleur des flammes rend l’air étouffant.

« Trouvez-vous une pelle, n’importe quoi, dit Sam. Les mecs, je ne vous cache pas que je suis heureux que vous ayez réussi ! »

Dharma, Jeb et Jason ne le savent pas encore, mais le feu qu’ils viennent de traverser, baptisé « Camp Fire », d’après le nom de la rue située à proximité de son point de départ, va se révéler être le plus meurtrier de l’histoire américaine.

Le matin du 8 novembre 2018, vers 6 h 15, le fournisseur d’électricité locale a enregistré une coupure de courant involontaire sur une ligne de distribution près de Pulga, une petite communauté d’artistes. Quinze minutes plus tard, un employé a détecté un feu à proximité du pylône supportant la ligne en question. Le service de l’État chargé de la protection de la flore et de la lutte anti-incendie, Cal Fire, n’établit pas encore avec certitude qu’une étincelle était à l’origine de Camp Fire, mais l’électricien a reconnu depuis devant ses actionnaires que ses infrastructures étaient sans doute à blâmer.

Le feu s’est propagé vers l’ouest, consumant la terre à raison d’un terrain de football par seconde. À 9 heures, le déluge de feu qui s’est abattu sur ­Paradise a bouleversé la météo de la ville, et des braises grosses comme le poing – morceaux de livres brûlés, de factures et même de plastique – s’y sont déversé. Dans cette ville densément boisée, des pins de 30 mètres de haut ont fini carbonisés comme de misérables cure-dents noirâtres. À midi, la fumée qui recouvre Chico est si dense que cette municipalité a droit à son éclipse, masquant le soleil et faisant chuter la température ambiante de plusieurs degrés.

En vingt-quatre heures, Camp Fire calcine près de 30 000 hectares, l’équivalent de cinq fois la superficie de Manhattan, et chasse de leurs maisons 50 000 personnes, soit presque le quart de la population totale du comté de Butte. Lorsque le feu est totalement maîtrisé, dix-sept jours plus tard, il a tué 85 personnes, réduit en cendres 62 000 hectares et provoqué plus de 16 milliards de dollars de dégâts, en faisant la catastrophe naturelle la plus coûteuse de l’histoire des États-Unis.

On savait le désastre inévitable

Dharma travaille dans le domaine viticole familial bio et vit au pied du canyon, à 25 kilomètres de Helltown. Lorsqu’il a entendu parler de l’incendie aux infos, il a téléphoné à sa mère, Judy. Elle n’était pas inquiète. Judy et son mari se sont installés dans le canyon en 1975. Végétariens tendance macrobiotique, adeptes du retour à la terre, ils étaient fascinés par ce comté et son esprit d’indépendance. En grande partie rural, fondé en 1850, Butte Creek est un coin qui n’a pas grand-chose à voir avec la Californie de l’imaginaire collectif. C’est un pur produit de la ruée vers l’or. Judy et son mari ont intégré cette communauté de hippies qui jouaient de la musique, nageaient nus dans la rivière, et élevaient leurs enfants tous ensemble. Dharma, Jeb et Jason ont tous fait partie de cette marmaille.

Quand on a vécu dans le canyon aussi longtemps que Judy, on développe un sixième sens par rapport aux incendies. On sait combien il peut faire sec l’été, lorsque les températures flirtent avec les 40 °C, et on sait aussi que les routes étroites qui protègent de l’expansion urbaine de Chico ­ralentiraient considérablement toute aide venue de la ville. On se souvient des feux des années 1980 et 1990 qui se sont propagés dans le canyon, quand les hippies de Helltown avaient instauré des tours de garde de douze heures. Mais on se rappelle aussi que tous ces feux s’étaient engouffrés par l’ouest. Aucun ne s’était pointé de Paradise, par-dessus la crête, à l’est.

Là, à Paradise, le feu est une surprise à laquelle tout le monde s’attendait. La ville s’est développée à l’ombre d’une végétation dense, faite de pins ponderosa et de chênes noirs. Selon une légende, c’est à la forêt et à sa fraîcheur que Paradise doit son nom, quand un colon blanc fuyant la canicule de la vallée a un jour trouvé refuge sous ses arbres – une autre histoire le met au crédit d’une homophonie avec un saloon : le Pair-o’-Dice. Au fil du temps, le lieu est devenu un havre pour retraités, une paisible bourgade de 27 000 âmes où le pouvoir d’achat des pensionnés est plus élevé qu’en bas des collines, à Chico.

La ville est le parfait exemple des zones péri­urbaines où l’imbrication des habitations et de la végétation facilite les départs de feu et leur propagation, tout en compliquant la lutte anti‑­incendie. Cela fait des décennies que les pompiers de la région prédisent que, tôt ou tard, Paradise sera victime d’un feu majeur. Et vu le peu de routes qui y mènent, on savait le désastre inévitable. « Le risque humain est aggravé par le nombre de personnes âgées et d’infirmes, la présence d’un hôpital et de centres de soins, note une ONG locale dans un rapport rédigé en 1998. Si un incendie majeur se déclarait, beaucoup de personnes auraient le plus grand mal à évacuer la ville. » Vingt ans plus tard, des vents violents, six mois sans pluies significatives et une végétation rendue plus sèche encore sous les effets du changement climatique ont fait de ces prédictions une tragique réalité.

« Comme si un dragon vomissait des flammes » 

Quelle distance sépare le paradis de l’enfer ? Dans sa Théogonie, le poète grec Hésiode estime à neuf nuits et dix jours le temps qu’il faudrait à une enclume pour tomber des cieux sur la Terre. Le poète anglais John Milton la fixe à trois fois le rayon de l’Univers. Mais selon l’omniscient ­Internet, la distance à vol d’oiseau séparant ­Paradise de Helltown est inférieure à cinq kilomètres. Vers 17 heures ce premier jour, tandis que Sam s’escrime frénétiquement à évacuer tout ce qui pourrait servir de combustible autour de la maison de sa famille, il voit le feu basculer par-­dessus la crête. ­D’ordinaire, un incendie ne dévale pas une pente comme un cheval au galop, mais là, le vent le propulse dans le canyon à une vitesse terrifiante. C’était, dira-t-il, « comme si un dragon vomissait des flammes. Il a tout gerbé par-dessus la colline ».

Les trois hommes qui le rejoignent ne sont pas équipés pour la tâche qui les attend. Jason, copropriétaire d’une fabrique d’engrais, porte un blouson North Face bleu et des baskets. Dharma et Jeb, menuisier, portent des sweats à capuche et des jeans. Sam, chaussures de randonnée et bonnet, improvise un cours de lutte anti-­incendie. Les feux de forêt progressent en projetant des braises qui se transforment en flammes. Non maîtrisées, celles-ci se propagent jusqu’à rejoindre le corps principal du brasier, lui permettant ainsi de gagner du terrain. Mais le temps qu’il faut à ces braises pour s’enflammer laisse aux hommes un intervalle ­capital : s’ils réussissent à les éteindre – ou au moins à les isoler en ratissant la terre autour –, ils seront en mesure de circonscrire l’avancée du feu.

Sam conseille à ses amis de toujours avoir en tête un plan de repli. Il leur faut mémoriser deux choses, où est le feu, et dans quel sens souffle le vent, afin d’en déduire la direction à suivre pour se mettre à l’abri. Jason laisse son pick-up à l’écart des lignes électriques, le capot dirigé vers la pente. Si les choses devaient mal tourner, ils pourraient se réfugier sous la travée du pont de Steel Bridge, en attendant que le danger s’éloigne. Et si les choses devaient très très mal tourner, ils pourraient se jeter dans la rivière.

La menace la plus pressante vient de l’est, explique Sam. Selon lui, il faut qu’ils tiennent la ligne sur Centerville Road, une rue qui se rapproche d’un pare-feu naturel. S’ils réussissent à empêcher le feu de traverser la route, ça leur laissera une chance de préserver Helltown des flammes jusqu’à l’arrivée des secours. Vu le désastre en cours à Paradise et celui qui s’annonce à Chico, bien malin qui pourrait prédire quand ils ­arriveront.

Une fois ces consignes entendues, Jason fonce chez lui, revient au volant de la minipelle à chenilles dont il se sert sur sa propriété, un engin plus fin qu’une pelleteuse, utilisé sur les chantiers étroits, et creuse des tranchées autour des bâtiments vulnérables. Dharma et Jeb attrapent une pelle et commencent à s’affairer. Avec Sam, ils défoncent les clôtures, ratissent et jettent de la terre sur les braises incandescentes. Ils utilisent des pelles, leurs semelles de chaussures, et même une pagaie de kayak pour venir à bout des petits départs de feu. La tâche est rude mais pas compliquée. Elle les occupe toute la nuit.

Vers 1 heure du matin, Sam prévient les autres que le brasier se rapproche de la vieille école de Centerville, un bâtiment de plain-pied jaune, en bois, construit en 1894. Dans les environs, l’école est ce qui se rapproche le plus d’un centre communautaire. Des groupes de musique y donnent des concerts l’été, le Père Noël y fait un détour en décembre, et on y organise des banquets toute l’année. Jason arrive à la rescousse avec la minipelle. À l’aide de la lame racleuse, il commence à tracer une ligne.

« Surveille mes arrières, lance-t-il à Dharma.

— Mec, t’es cerné, dit ce dernier.

— Pigé. »

Le feu atteint la ligne d’arrêt pile au moment où Jason termine de racler. Il a tout juste le temps d’évacuer son engin, mais l’une des chenilles cède. Et tandis que la minipelle amputée tourne tant bien que mal au coin de l’école, Dharma regarde la ­chenille brisée s’embraser, puis disparaître dans un nuage de fumée noire. Tel un brise-lame, la ligne d’arrêt de Jason stoppe l’avancée du feu. L’école est sauvée.

À 2 heures du matin, les hommes accusent un coup de mou. Les semelles de leurs godasses ont fondu à force de piétiner les braises et leurs vêtements sont constellés de trous. Ils n’ont pas d’eau ; juste deux demi-bouteilles de vin du domaine ­familial de Dharma et quelques-unes de kombucha, une boisson de bobo, faite à partir de thé ­fermenté.

Six heures durant, les hommes tiennent la ligne sur Centerville Road, et six heures durant le feu ne montre pas le moindre signe de faiblesse. Mais au moment même où ils se demandent combien de temps ils vont encore pouvoir tenir, le vent se met à souffler en leur faveur. Dharma pense à sa femme, Kelly, enterrée au cimetière de Centerville, non loin d’une de ses amies, Callie, morte d’une attaque cardiaque à 27 ans. « Callie et Kelly nous donnent un peu de force, dit-il aux trois autres. Elles veillent sur nous. »

« Tout n’a pas encore cramé, demandez de l’aide ! »

À Chico, les familles des quatre hommes n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils sont en train de vivre. L’antenne-relais a brûlé, laissant le canyon sans réseau. Dans la maison d’un ami où se sont rassemblés plusieurs réfugiés de Helltown, la sœur de Dharma, Maria – qui est aussi la femme de Jason – tente de calmer les esprits. Ils connaissent le canyon comme leur poche, les rassure-t-elle. Les cavités des mines d’or abandonnées sont autant de refuges en cas d’urgence. Mais l’inquiétude grandit. 

Tôt le lendemain matin, le 9 novembre, Dharma capte enfin le signal d’une lointaine antenne-relais, et il parvient à joindre sa compagne de Dharma et son fils de 15 ans. « On a besoin d’aide, dit-il. Il y a plein de maisons. Tout n’a pas encore cramé. ­Demandez de l’aide. »

Maria prend alors les dispositions pour qu’un prestataire qui loue des bulldozers à Cal Fire, le département californien des forêts et de la protection contre les incendies, emmène quelques volontaires jusqu’au canyon. Le prestataire, que j’appellerai David – comme Sam, il n’est pas certain que ses patrons verraient d’un bon œil cette petite entreprise free-lance –, saute dans un pick‑up et passe chercher Nyema Jankuska, une amie et voisine, qui emporte des burritos et de l’eau pour les quatre copains de Helltown. Ils approchent de Centerville Road en faisant des embardées entre les poteaux et les lignes électriques tombés au sol, et aperçoivent le Honey Run Covered Bridge. De ce pont construit en 1886, un monument de Chico, il ne reste qu’un tas de cendres.

Foutez le camp d’ici !

Après avoir fait le tour de plusieurs maisons, David et Nyema découvrent les quatre amis. ­Épuisés, armés de pelles et le visage maculé de suie, ceux-ci ne comprennent tout d’abord pas à qui ils ont affaire. Les prenant pour des pillards, ils leur tombent dessus en hurlant : « Foutez le camp d’ici ! » Puis réalisent leur méprise… David se met à creuser des lignes d’arrêt. Nyema fonce vers la maison de sa mère pour abattre les arbres, débroussailler et dégager les feuilles mortes.

Vers midi, les pompiers professionnels débarquent. S’attendant à découvrir les mêmes friches carbonisées que le feu a laissées derrière lui partout ailleurs, ils sont stupéfaits de distinguer une grappe de maisons encore debout. Plus déconcertant encore, la vision de ces civils luttant contre le feu à coups de pelle, de tronçonneuse et d’une minipelle. « On a tenu la ligne d’arrêt ! », s’enflamme Dharma.

À 16 heures ce même jour, le canyon fourmille de soldats du feu et de camions de pompiers, survolés par un hélicoptère. Dharma et Jeb grimpent dans un véhicule qui rentre à Chico. Sam, Jason et Nyema restent pour veiller sur les maisons de leurs familles. Jason, qui a fait de sa propriété le QG des pompiers, bricole des panneaux pour indiquer où les camions peuvent pomper l’eau de la rivière.

Les premiers échos de ce qui se déroule à ­Helltown me parviennent alors qu’ils luttent encore pour sauver leurs maisons. Comme Dharma et les autres, j’ai grandi tout près de Chico, mais de l’autre côté de la ville. J’appartenais à la même équipe de ski que Sam au lycée, et au même groupe de rock amateur que Nyema. La femme de Jason, Maria, était une amie proche de ma voisine, et la sœur de Jeb étudiait quelques années au-dessus de moi à l’école.

Les joues en feu, mais souriants

Les gars de Helltown ont été élevés chez les hippies pendant que je grandissais chez les fermiers, une distinction qui n’a plus vraiment cours mais qui expliquait beaucoup à l’époque. Dans le canyon, des groupes improvisaient des bœufs depuis des décennies, de charmantes cabanes bordaient la rivière et on trouvait de la nourriture bio et des sages-femmes à domicile bien avant que ces modes ne se diffusent partout. En bas dans la vallée, nous avions des vergers d’amandiers et de noyers, des jeans Wrangler coupe bottillon et des boucles de ceinture argentées, des foires agricoles du club des 4-H (ces mouvements de jeunesse qui prônent « l’honneur dans les actes, l’honnêteté dans les moyens, ­l’habileté dans le travail et l’humanité dans la conduite »), nous frottions nos porcs à l’huile pour bébé et ­bouchonnions les queues de nos bœufs charolais avec de la laque pour cheveux. Entre nos deux communautés, au sens propre comme au figuré, s’étendait Chico, qui a longtemps compté sur les agriculteurs pour sa prospérité et sur les hippies pour le folklore.

La première nuit de l’incendie, je suis à ­Brooklyn où je vis désormais. Je reçois un message de l’un de mes meilleurs amis, Joriah Dering, qui habite à Helltown avec son bébé et sa fiancée, la sœur de Nyema. « Notre coin du canyon a commencé à brûler au-dessus de l’école, écrit-il. Putain j’y crois pas. » Les cartes en ligne établies par ­satellite me ­permettent de suivre la progression du feu, presque en temps réel. Je remarque une bande de terre qui n’a pas brûlé, en forme de flèche de harpon.

Je viens d’apprendre que nos potes sont sur place avec des bulldozers à combattre le brasier.

Deux jours plus tard, le samedi, Joriah m’écrit : « Je viens d’apprendre que nos potes sont sur place avec des bulldozers à combattre le brasier. Ils ont passé toute la nuit à lutter contre les départs de feu pour sauver les maisons. Helltown n’a pas encore brûlé. Y a plus qu’à passer le coup de vent prévu cette nuit… » Suit une photo de Dharma, Jason et Jeb. Tous trois les joues en feu, mais souriants.

Helltown semble hors de danger. Sam s’allonge sur son lit et c’est la première fois qu’il dort depuis quarante-huit heures. Jason, qui a dégotté une bouteille de champagne chez lui, fait sauter le bouchon.

Vers 20 heures cependant, David et Jason apprennent que, soutenu par des rafales, le feu a attaqué l’extrémité nord de Helltown, ravageant deux maisons. Le brasier est si intense que les pompiers ont dû évacuer la zone pour sauver leur peau. À cet instant, c’est comme si tous leurs efforts n’avaient servi à rien. Jason passe un coup de fil à Maria : « C’en est fini de Helltown », dit-il.

Peu après minuit, Sam se réveille et, par la fenêtre de sa chambre, aperçoit le rougeoiement au-dessus de la ville. « Bon Dieu, non ! », ­s’exclame-t-il. Il saute dans son pick-up et rejoint les pompiers qui luttent contre les flammes. Constatant que le vent est une fois de plus en train de tourner, un plan lui vient à l’esprit. Il explique aux gars que s’ils réussissent à étouffer le feu là où il est entré à Helltown, il n’aura plus nulle part où aller. « On le coupe là, et c’est fini de ce putain de feu », lâche‑t‑il. L’équipe des bulldozers nettoie alors une large bande de terre à ­l’endroit indiqué par Sam. Une fois de plus, il a raison : le feu, du moins dans le haut du canyon, est mort.

Des évacués en majorité réfugiés à chico

Dans les jours et les semaines qui suivent l’incendie, les journalistes envahissent le comté. Pour quiconque a grandi dans le coin, c’est un spectacle déconcertant. Comme le formule mon épouse médecin, pour une ville comme Chico, prétendre aux honneurs de la presse nationale plusieurs jours d’affilée ne laisse présager rien de bon. Ce n’est pas le genre de bled qui fait les choux gras des médias internationaux lorsque les choses vont bien.

Et là, tout d’un coup, cela va si mal que même notre pantouflard de président se sent obligé de faire le déplacement. Debout entre les troncs de pins ponderosa carbonisés de Paradise, Donald Trump commente la catastrophe : « Avec un peu de chance, ce sera le dernier épisode du genre, parce que celui-ci était vraiment, vraiment méchant. Je pense qu’il faut le voir pour bien comprendre. »

Paradise est une terre trumpiste, et nombre de ses habitants étaient ravis de l’accueillir. Mais le chef de l’État savonne sa propre planche lorsqu’il éprouve le besoin ­d’attribuer la responsabilité de cette catastrophe, du moins en grande partie, à ceux qui en ont le plus souffert. Il prétend ensuite que le président ­finlandais lui a dit que ses compatriotes n’avaient pas de problème de feu de forêt parce qu’ils « passaient beaucoup de temps à ratisser et nettoyer, entre autres trucs ». Ledit président dément rapidement avoir jamais tenu de tels propos. Plus tard ce même jour, Trump enfonce le clou en évoquant la ville de « Pleasure » (« plaisir ») plutôt que ­Paradise.

Vingt-quatre heures après l’annonce que Camp Fire était enfin totalement maîtrisé, je suis revenu à Chico. La ville accueillait la majorité des évacués, car c’était la plus grande dans un rayon de 150 kilomètres – un peu plus de 90 000 habitants. En une nuit ou presque, sa population avait augmenté de près d’un tiers. Camping-cars et caravanes envahissaient les rues. Chambres d’hôtel, appartements à louer via Airbnb ou autres avaient disparu du marché. Les restaurants offraient des repas, les collecteurs de fonds et de vêtements étaient omniprésents et un ancien magasin du centre commercial était transformé en centre d’accueil d’urgence.

Le vent aurait pu leur être fatal

Lorsqu’on abordait le sujet de Paradise, le ton des conversations se faisait mélancolique, parfois désespéré. Plusieurs habitants m’assuraient que dès que la terre ne serait plus polluée, que les arbres carbonisés auraient été abattus et les maisons brûlées, reconstruites, ils y retourneraient. Mais ils avaient bien conscience que ce choix ne leur appartenait sans doute plus. Pour vivre, un individu a besoin de plus qu’une maison : il lui faut des amis, un lieu où travailler, des boutiques. Le temps que le lycée de Paradise rouvre ses portes pour le premier jour de cours – en ligne, et dans un local vacant du centre commercial de Chico –, 350 étudiants, plus d’un tiers de l’effectif avant la catastrophe, se sont inscrits ailleurs. Même les plus ­optimistes estiment qu’il faudra des années avant que Paradise ne retrouve un semblant ­d’autonomie.

« Je ne sais pas s’il faut nous qualifier de “débiles”. On était juste quatre couillons qui n’avaient pas envie que leur famille crame. »

Dans ce contexte, le sauvetage de Helltown apparaît comme une belle et dérisoire histoire. Les autorités, évidemment, n’encouragent pas ce genre d’initiatives, particulièrement de la part de civils. Scott McLean, un porte-parole de Cal Fire qui vit à Chico, dit qu’il comprend la tentation de sauver sa maison mais ajoute : « Je suis étonné que ces gars-là ne soient pas morts à Helltown. Je comprends le raisonnement, mais je le trouve débile. »

« Je ne sais pas s’il faut nous qualifier de “débiles”, dit Dharma. On était juste quatre couillons qui n’avaient pas envie que leur famille crame. » Lui et les autres ont parfaitement conscience qu’ils ont eu beaucoup de chance : à plusieurs moments cruciaux, le vent aurait pu leur être fatal. Ils sont surtout reconnaissants d’avoir eu Sam pour guider leurs efforts. « Il a l’âme d’un pompier, selon ­Dharma. Il disait : “Je pense qu’ici c’est sous contrôle”, et je lui demandais : “Vraiment ? Et ces flammes de 10 mètres, juste là ?” Et lui : “Ouais, ça brûle mais il n’y a plus de combustible. C’est la fin. Ça va aller”. » Et lorsqu’ils revenaient sur place plus tard dans la nuit, le feu s’était éteint. « Et lui lâchait : “Ouais, je le savais”. » Tous ceux qui sont restés derrière n’ont pas eu la même chance. Le feu a fait 85 victimes.

Plus de deux semaines plus tard, une affiche a été collée sur un panneau de Helltown Road. Elle disait : « Un grand merci à tous les pompiers et au personnel des services d’urgence ; aux volontaires de Butte Creek Canyon ; et à notre botte secrète : les champions de ­Helltown. »

Traduction Cyril Gay. « The Hotshots of Helltown », de Robert P. Baird a été publié en anglais dans le « GQ » américain le 17 avril 2019 ©

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