Ferdinand de Lesseps remet enfin les pieds sur l’œuvre de sa vie. Au soir du 9 octobre 2020, drapée dans une épaisse couche de plastique blanc, la statue du constructeur français du canal de Suez, achevé en 1869, est sortie de son hangar de Port-Fouad, à l’embouchure septentrionale de la célèbre voie d’eau. Cap sur Ismaïlia, 80 kilomètres au sud. Après une nuit de navigation, le bronze de sept mètres de haut représentant l’ingénieur en complet veston, une carte roulée dans une main, a pris place dans la somptueuse cour du nouveau musée de l’Histoire du canal, construit à l’initiative du pouvoir égyptien, entre 2017 et 2024. Quatre ans après le transfert, et alors que les derniers détails de l’exposition ont été finalisés en janvier dernier, l’inauguration et l’ouverture officielles se font toujours attendre.
Seuls quelques visiteurs triés sur le volet ont pour l’instant eu la chance de contempler à nouveau le monument longtemps controversé, rangé au purgatoire depuis l’indépendance du pays il y a près de soixante-dix ans. Pour ne froisser personne, Mohamed el-Zahabi, le maître d’œuvre, a installé dans le jardin qui surplombe la cour une sculpture en pied de Nasser, plus petite, fondue spécialement pour ce nouveau musée. « Nous avons fait attention à ce que les sommets des crânes des deux hommes culminent à la même hauteur, au centimètre près », s’amuse-t-il. Architecte et scénographe du lieu, il pilote depuis 2017 la transformation de cet édifice qui a accueilli jusqu’au mitan des années 1960 le siège de la compagnie gérant le canal.
« Nous avons voulu rendre hommage aux trois hommes forts de l’histoire du canal :
Lesseps qui a cru au projet, le khédive Ismaïl qui en a pensé l’importance pour l’Égypte et Nasser, qui l’a rendu aux Égyptiens », poursuit l’architecte. C’est que, derrière ce qui ressemble à la réhabilitation d’une figure occidentale longtemps honnie en Égypte, se cache pour le pouvoir l’ambition plus large de redynamiser le passage navigable, source de revenus primordiale pour un pays aujourd’hui en perte de vitesse et au cœur de vives tensions internationales. Avec ce musée, le régime militaire souhaite proposer un récit national à sa propre gloire, tout en attirant les investisseurs.
Les mégaprojets d’Al-Sissi
Depuis 2015 et les derniers travaux d’élargissement de certaines portions du canal, près de 15 % du commerce international y circule. En moyenne, une cinquantaine de navires par jour parcourent les 193 kilomètres de voie navigable après s’être acquittés des taxes et droits de passage de rigueur. Sur l’exercice 2022-2023, cela a rapporté 9 milliards de dollars aux caisses de l’État. Un record qui ne sera certainement pas atteint en 2024 en raison des troubles en mer Rouge liés à la guerre à Gaza : le trafic a chuté de moitié. Les recettes du canal sont aussi incertaines qu’essentielles pour l’Égypte, étranglée par la dette extérieure et ultra-dépendante des importations, notamment pour nourrir sa population. Les 110 millions d’habitants du pays le plus peuplé du monde arabe affrontent depuis 2016 la pire crise économique de leur histoire, entre inflation galopante et monnaie en chute libre, consécutive au lancement des mégaprojets voulus par le président Abdel Fattah al-Sissi pour sa « nouvelle Égypte ». Le Caire veut renflouer les caisses par tous les moyens possibles et court après les devises étrangères.
D’où la volonté du régime militaire de redonner du lustre au canal de Suez et tenter de le rendre moins tributaire de l’instabilité régionale. Depuis son arrivée au pouvoir par un coup d’État en 2014, Al-Sissi n’a de cesse d’imbriquer mythologie nationale et développement du pays, sans craindre la folie des grandeurs. Dans ce tableau, le passage maritime stratégique, « cadeau de l’Égypte [offert] au monde » en 1869, comme il se plaît à le qualifier, a une place de choix : il se doit d’être la colonne vertébrale de l’économie du pays et une source majeure de rayonnement à l’international. Le pouvoir en place projette, à terme, d’organiser à Ismaïlia, cœur battant historique du canal, un forum économique novateur sur le continent : « le Davos de l’Afrique ». Celui-ci a déjà sa vitrine clinquante : le musée flambant neuf bien sûr, mais aussi les marinas pour yachts et hôtels de luxe récemment construits par les militaires, aux manettes du projet comme c’est le cas dans de très nombreuses institutions en Égypte. De quoi attirer des investisseurs fortunés du monde entier dans les quatre zones industrielles, les six ports et les millions de kilomètres carrés de zone franche de la zone économique du canal de Suez, ou SC Zone, créée juste après l’élargissement. Du moins c’est ce que veut croire la Suez Canal Authority, l’entreprise publique qui administre la voie d’eau depuis sa nationalisation en 1956, et qui, très ambitieuse, veut en faire l’une des sept plus grandes zones économiques mondiales à l’horizon 2035.
Réélu fin 2023 pour six ans, après avoir modifié la constitution afin de s’assurer de la possibilité de briguer un troisième mandat, le président égyptien multiplie les grands programmes dispendieux, sur fond de marketing historique. En témoigne de façon emblématique la « nouvelle capitale administrative ». Pas encore nommée mais déjà surnommé « Sissi City », le monstre de verre et d’acier est en cours d’érection depuis 2016 en plein désert, à mi-chemin entre Le Caire et Suez. Coût : au moins 45 milliards de dollars.
Dans ce contexte, la culture n’est pas en reste. Déjà en 2021, Al-Sissi avait accueilli avec les honneurs qu’on réserve habituellement aux chefs d’État, les momies de 22 pharaons, dont celle de Ramsès II : lors de leur transfert depuis le Musée égyptien du Caire jusqu’au Musée national de la civilisation égyptienne – bâti sous son égide –, elles avaient traversé la capitale dans une parade grandiloquente. Par ailleurs, au pied des pyramides de Gizeh, non loin du Caire, les autorités peaufinent les derniers détails du Grand Musée égyptien, modestement annoncé comme « le plus grand musée du monde ».
La statue de Lesseps sort du hangar
Ressortir la statue de Ferdinand de Lesseps de son placard a pourtant de quoi surprendre, tellement le Français a longtemps été conspué. En décrétant la nationalisation du canal le 26 juillet 1956, le raïs Gamal Abdel Nasser a fait du passage maritime un puissant symbole d’indépendance pour le peuple égyptien, et de son concepteur français l’incarnation du colonialisme. À l’époque, l’effigie de celui-ci, en bronze, trône sur son piédestal à l’entrée nord du canal, à Port-Saïd. Son bras droit fièrement tendu, il salue alors comme une vigie le ballet des navires qui s’engouffrent dans la voie d’eau.
En novembre de la même année, l’expédition punitive de Suez en réaction à la nationalisation, menée par la France, la Grande-Bretagne et Israël qui ne voulaient pas renoncer à leurs intérêts commerciaux, se solde par un échec. Les drapeaux britannique et français, placés comme une dernière provocation par des soldats dans la main du « grand Français », doivent tomber. Sous les vivats d’une foule survoltée, la statue du promoteur du canal est dynamitée le 23 décembre. Ses morceaux devaient tomber à l’eau, mais ils ont été récupérés in extremis, avant d’être stockés à l’abri des regards.
Encore aujourd’hui, le nom du diplomate – il a occupé de nombreux postes, dont celui de consul général d’Alexandrie – reste associé au chiffre controversé de 120 000 ouvriers décédés pendant les travaux de percement. Du haut de ses 78 ans, Yehia el-Sadr, qui a grandi entre Ismaïlia et Port Tewfik, non loin de Suez, se souvient de la montée en puissance d’un « sentiment anti Lesseps » attisé au sein de la population pour préparer le terrain à cette décision politique et idéologique. « Cela a commencé à bas bruit dès la révolution de 1952 et l’arrivée au pouvoir de Nasser, avant d’exploser en 1956, alors que la concession occidentale [de 99 ans, débutée en 1869, NDLR] aurait pris fin douze ans plus tard », raconte-t-il.
Célébrer à nouveau Lesseps serait un affront à la dignité et à l’indépendance nationale.
Hamdine Sabahi, politicien en opposition au projet de réhabilitation de la statue de Lesseps
L’histoire du bronze endommagé, notamment documentée dans un article scientifique en 2012 par la conservatrice générale du patrimoine français Marie-Laure Crosnier Leconte, en dit long sur l’ambiguïté du pouvoir égyptien vis-à-vis de l’influence occidentale, française en particulier. Caché, comme jugé maudit, il est longtemps remisé dans un hangar sur la rive est du canal. Redécouvert, aux dires de la conservatrice, par un officier britannique, il devra attendre la fin des années 1980 et la visite de Jacques Chirac, venu inaugurer en tant que Premier ministre la première ligne de métro égyptienne – « offerte » par la France –, pour que la statue sorte timidement de l’oubli. Ni sa restauration dans la foulée par un compagnon du devoir missionné par la France, ni les propositions de rachat par le musée d’Orsay ou la ville de Marseille ne permettent cependant la remise sur pied du personnage, toujours marqué au fer rouge par l’opprobre.
À cette époque, l’Égypte est secouée par une vague d’attentats islamistes, qui culmine en 1997 avec le massacre à Louxor de 62 touristes. Lui-même blessé lors de l’assassinat de son prédécesseur Anouar el-Sadate par le Jihad islamique égyptien en 1981, le président d’alors, Hosni Moubarak, ne veut pas donner de grain à moudre aux courants hostiles à un rapprochement, même symbolique, avec l’Occident. Avec Al-Sissi, la donne change. Accédant au pouvoir en 2014 par un coup d’État sanglant, il écrase les Frères musulmans et purge d’autres mouvements salafistes de leurs éléments les plus radicaux. Dès lors, le retour en grâce de la statue redevient envisageable. En 2020, les autorités de Port-Saïd songent à remettre le monument sur son socle à l’entrée du canal. Le projet soulève un tollé, une vingtaine de personnalités adressent une lettre au président de la République pour s’y opposer.
Hamdine Sabahi faisait partie des signataires de cette tribune, largement partagée sur les réseaux sociaux à l’époque. Dans son bureau du Caire, le politicien de 70 ans, figure tutélaire du parti Al-Karama (« la dignité »), l’un des derniers vestiges du nassérisme à l’ancienne, peste à l’idée qu’on puisse réhabiliter Ferdinand de Lesseps aujourd’hui, même du bout des lèvres. Le soleil vient de se coucher et dehors résonne l’appel à la prière. L’homme en costume trois-pièces s’exécute en silence. Entre lui et La Mecque, un portrait du raïs accroché au mur. « Célébrer à nouveau Lesseps serait un affront à la dignité et à l’indépendance nationale. Un signe d’infériorité devant l’occupant étranger », lâche-t-il en se relevant. Le projet de réinstallation de la statue à Port-Saïd est finalement abandonné et le monument déplacé au musée d’Ismaïlia, dont il devient la pièce maîtresse, sur décision directe d’Abdel Fattah al-Sissi.
Le maréchal rompt ainsi avec le « Lesseps bashing » des manuels d’histoire qui peuplent les présentoirs des librairies. « Il y a clairement un rapprochement des points de vue français et égyptien », se satisfait Bruno Chauffert-Yvart, ancien président et administrateur de l’association du Souvenir de Ferdinand de Lesseps et du canal de Suez, fondée en 1978 par le dernier directeur général de la compagnie française. Si la scénographie du musée d’Ismaïlia a été directement pensée par Mohamed el-Zahabi avec l’approbation d’un comité de scientifiques et d’historiens nommés par le ministère du Tourisme et des Antiquités, cette association – française – a été associée au projet, en apportant ses conseils au maître d’œuvre et en offrant plusieurs pièces exposées, par des actions de mécénat. Tout au long du parcours de l’exposition, Lesseps est ainsi dépeint en aventurier visionnaire, à l’égal de Ptolémée II, l’un des premiers pharaons à avoir eu l’idée de relier les deux mers, ou de l’actuel président.
Croisières de yachts sur le canal
En fin de visite, une longue maquette interactive vante naturellement le tour de force d’Abdel Fattah al-Sissi, à l’origine en 2015 du doublement spectaculaire d’une partie des voies navigables. Un exploit qu’il se verrait bien reproduire sur une nouvelle portion du canal, a-t-il d’ailleurs annoncé en mars en lançant une étude de faisabilité. La mise en scène un brin mégalomane ne doit rien au hasard, comme le confirme Mohamed el-Zahabi, à l’aise comme chez lui dans les 11 000 mètres carrés du musée, en s’engouffrant dans une aile du bâtiment interdite aux visiteurs. Ici se succèdent petits amphithéâtres et salles de réunions aux équipements dernier cri. « Le musée s’inscrit dans une vision présidentielle globale visant à faire d’Ismaïlia une base logistique d’échange pour le développement de l’Afrique », jargonne l’Égyptien de 60 ans. C’est ici qu’il souhaite monter son fameux « Davos de l’Afrique ».
À 500 mètres à vol d’oiseau, coincés entre des chantiers navals et une station essence, directement sur la route des cargos, deux voiliers, l’un battant pavillon italien, l’autre irlandais, sont amarrés au bout d’un pont en marbre rutilant. Le petit port de plaisance, kitsch à souhait avec sa musique d’ambiance et son « cigar lounge VIP » construit dans une ancienne villa coloniale, a été inauguré en octobre. « La plupart de nos clients sont européens, dont plus de la moitié français, et on espère attirer ici 10 % des yachts qui circulent en Méditerranée », explique Mohamed Mohsen, le directeur de la marina qui s’anime à l’évocation des futures croisières de yachts sur le canal, bientôt permises par la construction de deux marinas similaires, à Suez et Port-Saïd.
Lesseps, c’est une marque, pas seulement en Égypte. C’est une personnalité qui inspire beaucoup.
Mohamed el-Zahabi, maître d’œuvre du nouveau musée de l’Histoire du canal
Dans ce contexte, la mutation de Ferdinand de Lesseps en égérie publicitaire, pour mieux séduire de l’autre côté de la Méditerranée, est totalement assumée. Dans la maison à colombages que le Français occupait pendant les travaux de percement du canal, de l’autre côté de la rue, un des hôtels de luxe de la Suez Canal Authority est en passe d’ouvrir ses portes. L’ingénieur hante les lieux. À l’intérieur, un portrait de lui décore chacune des chambres et, au bord de la piscine, la calèche sur laquelle il a défilé lors de l’inauguration en 1869 trône sous une vitrine. « Lesseps, c’est une marque, pas seulement en Égypte. J’en ai entendu parler aux États-Unis, en Asie, à Abou Dhabi. Qu’on soit d’accord ou non avec sa façon de faire, c’est une personnalité qui inspire beaucoup. Certaines entreprises internationales se réfèrent toujours à lui comme un modèle », clame El-Zahabi.
Quatre milliards et demi de dollars ont déjà été injectés dans la SC Zone, qui s’étend jusqu’au port d’Ain Sokhna en mer Rouge, a annoncé en février la Suez Canal Authority. La plupart des capitaux proviennent de Chine, d’Arabie saoudite ou d’Allemagne. « Les trois derniers ambassadeurs de France se sont aussi montrés intéressés », affirme Mohamed el-Zahabi. « Le canal de Suez représente un pilier majeur pour le renforcement des relations égypto-françaises », a en effet déclaré Éric Chevallier, nommé à ce poste au mois de janvier, après une visite officielle de l’exposition d’Ismaïlia. Des entreprises comme EDF ou Air Liquide ont déjà signé des contrats sur place et, en mars dernier, le diplomate a posé la première pierre de la troisième usine de verre égyptienne de Saint-Gobain. Alors que les intérêts hexagonaux sont mis en difficulté en Afrique de l’Ouest, l’architecte se verrait bien miser sur « l’excellente relation entre les deux pays » pour amorcer « son » forum. « Le président aimerait inviter Emmanuel Macron à l’inauguration du musée. Alors pourquoi pas une première édition franco-égyptienne du Davos de l’Afrique ? », suggère-t-il.
Encore faudrait-il pouvoir étrenner le musée. Voulue fastueuse par le pouvoir égyptien, la cérémonie officielle est sans cesse repoussée. « Tout est prêt depuis plusieurs mois, mais Égyptiens comme Français ne peuvent se permettre une inauguration en grande pompe. Cela semble impossible, à 200 kilomètres de Gaza. Tout est suspendu à un cessez-le-feu », analyse Bruno Chauffert-Yvart. En attendant, certains espèrent toujours trouver un remplaçant à Ferdinand de Lesseps pour l’entrée du canal. Pour Hamdine Sabahi, le vieux nassériste, deux choix s’imposent : « Soit une nouvelle statue du président Nasser, soit un hommage aux paysans égyptiens [qui ont été réquisitionnés pour creuser le canal, où beaucoup sont morts, NDLR]. Rien d’autre. » Un bronze de dix mètres de haut d’inspiration pharaonique, représentant « l’Égypte, mère du monde », a bien été inauguré en 2021 au pied de la corniche qui longe le canal à Port-Saïd. À quelques mètres, le piédestal historique du bout de la jetée semble condamné à rester inoccupé.