Homs, l’usine chimique rongée
Deux pick-up frappés d’un « Z », symbole de l’invasion de l’Ukraine, pourrissent sur le parking. Les ouvriers syriens hésitent à aller plus loin, comme s’ils craignaient encore leurs gardiens. L’un d’eux s’empare d’un bazooka oublié sous un auvent, un autre agite une bouteille de vodka vide. Dans les chambrées, des fatras de vêtements et de paperasse témoignent d’un départ précipité. Une dizaine de mobile homes, un sauna en bois, une salle de sport tapissée de miroirs… Voilà tout ce qui reste de cinq ans d’occupation russe.
Quelques soixante-dix mercenaires vivaient, ici, à l’ombre des cheminées et des torchères. Ils surveillaient le plus grand complexe chimique de Syrie, la Compagnie générale de fertilisants. « Ils nous commandaient, ils nous fouillaient, ils filtraient nos entrées et nos sorties. Ils étaient très méfiants. Ils pensaient qu’on allait leur sauter à la gorge », raconte Hamom Kasou’a, chimiste de formation et responsable financier de cette vaste cité de métal située à dix kilomètres au sud-ouest de Homs, la troisième ville du pays.
Cité fantôme
Autour, tout est rouillé, branlant, délabré. Le site qui exploite le phosphate, l’une des rares richesses nationales avec le gaz et le pétrole, est à l’arrêt. Les fours gigantesques ne dégagent plus aucune fumée. « En théorie, nous produisons 875 000 tonnes d’engrais par an. Mais cela nécessite beaucoup de gaz et nous en manquons, reconnaît Mustafa al-Aali, le nouveau directeur de cette cité fantôme. De toute façon, nos installations ne sont plus en état de fonctionner. »
Mustafa al-Aali occupe un grand bureau, au troisième étage d’une barre défraîchie aux allures de HLM. Un collier de barbe, les cheveux plaqués en arrière, il porte un pistolet sous sa chemise. Le drapeau blanc du mouvement islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS) pend dans un coin. L’homme originaire d’Idlib, l’ancienne capitale rebelle, n’est là que depuis le début de l’année. Il se tient devant une table étrangement vide, sans dossier ni ordinateur. Son prédécesseur était un Russe. Quelqu’un dont il ignore le nom. Jusqu’en décembre, un portrait de Vladimir Poutine ornait la pièce.
Les Russes sont partis avec nos camions et 54 kg de platine. Ça vaut plus que de l’or.
Hamom Kasou’a, responsable financier de l’usine chimique
Afin de le remercier de son aide militaire, l’ancien dictateur Bachar al-Assad avait inondé le président russe de cadeaux. Guennadi Timtchenko, l’oligarque sans doute le plus proche du maître du Kremlin, était le grand bénéficiaire de ces largesses. Il tenait toute la chaîne du phosphate en Syrie, depuis les mines dispersées autour de Palmyre jusqu’au port de Tartous d’où les cargaisons partaient par bateau. Depuis 2019, il exploitait cette fabrique d’engrais via sa société d’ingénierie, Stroytransgaz, disposant sur place d’une cinquantaine d’experts et d’une petite armée privée, longtemps fournie par le groupe Wagner.
L’homme d’affaires russe semble avoir anticipé la chute du régime syrien avant tout le monde. Dès le 30 novembre 2024, soit trois jours après le début de l’offensive fulgurante des combattants islamistes, ses employés civils ont reçu l’ordre de se replier sur Tartous. Ses miliciens ont déguerpi à leur tour, le 6 décembre, à la veille de l’arrivée des insurgés. « Ils sont partis avec nos camions-citernes, notre ambulance et 54 kg de platine, un métal précieux que l’on utilise comme catalyseur. Ça vaut plus que de l’or », précise Hamom Kasou’a.
Une région contaminée par l’acide
L’immense tuyauterie fuit de partout. Une ligne de production sur deux est inutilisable. « Ici, c’est l’endroit le plus pollué », dit-il en montrant le sol brûlé et les canalisations rongées par l’acide. Du gaz sulfurique s’est échappé de la cheminée pendant des années, contaminant la région. « Les Russes s’étaient engagés à investir et à assurer la maintenance, mais ils n’ont jamais respecté les termes de leur contrat passé avec l’État. Ils prenaient les pièces d’une machine pour faire tourner une autre. Ils voulaient produire coûte que coûte sans respecter les mesures de sécurité. »
Les installations ont été cannibalisées, dépecées, pressurées, poussées à leurs extrêmes limites, au prix d’un désastre écologique. « Aujourd’hui, je ne crois pas qu’elles soient réparables. Il n’y a pas d’autre solution que de les reconstruire », insiste le chimiste. Avant d’ajouter : « Comme toute la Syrie. »
Ta’fish, le grand désossement
Cette histoire part d’un mot : ta’fish, qu’on pourrait traduire par « désossement ». Les Syriens l’utilisent dès qu’ils racontent les ravages qu’ils ont subis. Dérivé de afish, « mobilier » en arabe, ce néologisme désigne bien plus qu’une simple mise à sac des villes conquises par les soldats et les miliciens de Bachar al-Assad au cours des quatorze dernières années. En Syrie, le pillage – cette pratique vieille comme la guerre – a été poussé à un niveau industriel.
Les maisons n’étaient pas seulement dépouillées, mais disséquées, réduites en miettes. Les meubles, les vêtements et les appareils ménagers étaient revendus lors d’immenses brocantes organisées par l’armée. Tout était volé jusqu’aux moindres fils électriques et aux poignées de porte. Les gravats servaient à faire du ciment. La ferraille, elle, était refondue : les barres et les poutrelles sortant des laminoirs terminaient dans des tours et des immeubles destinés à enrichir d’autres affairistes.
Le dictateur et sa douzaine d’oligarques
À la tête de l’État, les Assad prélevaient leur dîme à chaque étape de ce cycle ravageur. Même les Russes ont cannibalisé leur propre usine de Homs, jusqu’au dernier souffle, au prix d’un désastre écologique. À sa fin, le régime de Bachar ne vivait plus que du pillage. Une économie entière fondée sur la destruction.
Derrière ce système de dépouilles, on retrouve une douzaine d’oligarques. Des personnages souvent partis de rien, que personne ne connaissait avant le début du soulèvement. Des profiteurs de guerre devenus richissimes grâce à leur proximité avec le clan présidentiel. La plupart, sinon tous, agissaient pour le compte des Assad. Ils ne sont plus là. Ils ont fui en même temps que leur maître et coulent des jours paisibles à Dubaï ou ailleurs.
Dès sa prise de pouvoir, en décembre dernier, le chef islamiste Ahmed al-Charaa a ordonné le gel de leurs avoirs et confié à un comité le soin de démêler leurs intérêts tentaculaires. Ils laissent derrière eux des entreprises moribondes, évacuées à la va-vite. Des coquilles à moitié vides, administrées mollement par d’ex-insurgés venus du nord qui portent la barbe et se font, le plus souvent, appeler par leurs noms de guerre.
Adra, l’empire de la ferraille
Adossée aux douanes, la zone franche de Damas aligne des portes closes. Iran Trade Center, Cham Wings Airlines, M&G International… Derrière chaque enseigne se trouvaient des obligés du régime déchu. Au bout de l’allée, un édifice de quatre étages abrite un studio de télévision, Sama al-Fan. Le gardien campe dans un hall d’accueil entièrement vide. À part son comptoir et un canapé qui lui sert de lit, il n’y a plus rien.
« Nous avons été dévalisés avant l’arrivée des rebelles », prend-il soin de préciser. Les habitants de Damas venaient d’apprendre la fuite de leur dictateur. « C’était le chaos. Des gens ont débarqué ici et ont pris tout ce qu’ils ont pu, écrans, meubles, ordinateurs. » De peur d’être de nouveau attaqué, il a scotché sur la porte vitrée un petit drapeau de la révolution et une feuille sur laquelle il a écrit : « Nous sommes à l’intérieur. » Le « nous » ne renvoie qu’à lui-même.
Un milliardaire surgi de nulle part
Le jeune homme jette un regard circulaire. « Ici, on recevait plein d’acteurs et de réalisateurs. On se prenait en photo avec eux. C’était formidable ! On produisait des feuilletons diffusés lors du ramadan. » Des drames historiques avec des héros en tarbouche et des répliques pagnolesques. « On avait une série en cours. Le tournage est arrêté. » Quant à son ancien patron, il préfère, visiblement, l’oublier. « Monsieur Hamsho ? On ne le voyait presque jamais. »
Le nom sent le soufre. Mohamed Hamsho, 59 ans, était l’un des affairistes les plus puissants et les plus détestés de Syrie. Son empire s’étendait à l’ensemble de l’économie. Une famille modeste : une mère alaouite originaire de Qardaha, le village des Assad, un père magasinier dans un ministère. Des études d’ingénierie sans éclat. Il faisait partie de ces personnages surgis de nulle part, devenus milliardaires à la faveur de la guerre.
Ses entreprises sont aujourd’hui sous séquestre. Mais, contrairement aux autres, le magnat vit toujours à Damas, dans le quartier chic de Malki, sous la protection ou la garde – c’est selon – de la Sûreté générale, une police formée d’ex-guérilleros. Il espère sauver ses biens à la faveur d’un rebondissement spectaculaire, comme ceux qui rythmaient ses feuilletons télévisés. Il était pourtant au cœur d’un vaste système de prédation.
Carcasses d’hélicos et fragments de missiles
L’origine de sa fortune se trouve en plein désert, à 30 kilomètres au nord-est de la capitale, dans la zone industrielle d’Adra, étalée sur des milliers d’hectares. Entre les cheminées éteintes, les entrepôts désaffectés et les artères vides, des camions remplis de ferraille empruntent tous le même chemin jonché d’ornières menant à des bâtiments rutilants qui tranchent dans ce paysage de poussière et de rouille. Devant, c’est l’embouteillage. Un policier tente sans succès d’y mettre bon ordre en brandissant en l’air sa kalachnikov. Personne ne fait attention à lui.
Les poids lourds, massés à l’entrée, charrient ce jour-là des monceaux d’avions, des carcasses d’hélicoptères, des fragments de missiles, des guérites tordues, des jeeps carbonisées. Un incroyable bric-à-brac, en provenance d’une base militaire quelconque, sans doute bombardée par Israël. « Ça, c’est notre aviation qui termine à la casse », observe avec philosophie un chauffeur en sandales.
Debout à l’ombre de son semi-remorque, l’homme en a vu d’autres. Voilà quatorze ans qu’il transporte des vestiges de guerre. « Avec mes frères, on a cinq camions. On récupère de la ferraille partout. » Comme les autres routiers, il a toujours livré ses déchets ici même. « On va chez Hamsho, s’écrie-t-il. Où veux-tu qu’on aille ? » Il s’agit du plus grand centre sidérurgique de Syrie. Baptisé Hadeed, « acier » en arabe, ce monstre de plus de 200 hectares recycle les métaux usagés. Ses fours à arc électrique et ses laminoirs flambant neufs avalent tout ce qui traîne et le recrachent sous forme de poutrelles, de barres ou de fils destinés au secteur du bâtiment.
Fonderie de nuit
À l’intérieur, pas de Mohamed Hamsho. « L’entreprise a été placée sous tutelle », explique l’homme assis derrière le bureau directorial, qui, comme la plupart des officiels, ne décline que son alias : Abou Walid. Une casquette, la barbe poivre et sel, les lunettes cerclées, un sourire jovial, il fait office d’administrateur provisoire. Il connaissait déjà les lieux. Au début de la guerre, il y exerçait en tant qu’ingénieur. « Je vivais dans le Qalamoun, en zone rebelle. À chaque fois que je me rendais à mon travail, je devais traverser des barrages et je risquais d’être embastillé. J’ai préféré m’enfuir. »
Abou Walid a rejoint Idlib et intégré l’administration civile créée par le futur président Ahmed al-Charaa, embryon de son État. « Je travaillais au ministère de l’Industrie. Après la libération, on m’a chargé de relancer cette usine. » Après une interruption de quelques semaines, les 650 ouvriers ont repris leur travail, le 18 février 2025. La fonderie ne fonctionne pour l’instant que la nuit. De jour, le réseau ne fournit pas assez d’électricité. « On avoisine les 10 000 tonnes d’acier par mois, annonce l’homme. On pourrait produire six fois plus. On manque aussi d’argent, car Hamsho et ses fils sont partis avec la caisse et ont laissé d’énormes dettes. »
Des snipers sur les toits de l’usine
Dans un vieux catalogue en papier glacé, l’entreprise vante l’excellence de ses produits et le dévouement de ses employés. « Nous obtenons les meilleurs résultats possibles en nous appuyant sur des relations d’affaires solides », lit-on au chapitre intitulé « Nos valeurs ». Voilà un point que nul ne contestera. Hamsho bénéficiait d’un appui de taille. « Il était l’homme de Maher al-Assad », raconte Abou Walid. Le frère cadet du dictateur syrien dirigeait alors la 4e division blindée, une unité d’élite. « Ses soldats contrôlaient toute la zone. Il y avait même des snipers sur les toits. »
Mohamed Hamsho et Maher al-Assad étaient des associés de longue date. En 2011, alors que le pays basculait dans une répression sanglante, les États-Unis et l’Union européenne adoptaient une série de sanctions contre ses dirigeants. Hamsho faisait partie des premiers businessmen à être ciblés. Le département du Trésor américain a justifié la mesure en expliquant qu’il servait de « prête-nom » au frangin de Bachar, le soupçonnant de gérer plusieurs sociétés pour le compte de son protecteur, dans le high-tech, les médias, les télécoms. Et, bien sûr, la sidérurgie.
Si tu ramassais le moindre bout de fer sans la permission de ce fils de chien, tu allais direct en prison.
Le chauffeur d’un camion de ferraille
Au bout de la rue se trouve une autre entreprise, spécialisée elle aussi dans les métaux. Mais là, pas un chat. Les gardes à l’entrée semblent surpris de recevoir de la visite. « Le patron ? Il est justement en train de partir », lancent-ils en désignant une voiture, la seule du parking. Un homme aux cheveux blancs sort de son véhicule et nous invite à le suivre. Ammar Malas se présente comme le directeur général de Med Steel, une société détenue par des « capitaux syriens et libanais ».
On le sent désireux de parler. « Cela fait onze ans qu’on nous interdit de travailler », dit-il. En juillet 2014, des hommes de la 4e division blindée ont fait irruption dans ses locaux, ont saisi ses stocks, et lui ont ordonné de cesser son activité. Pourquoi ? Il hausse les épaules tant la réponse paraît évidente : « Parce que Maher et Hamsho contrôlaient toute la ferraille. »
Les chauffeurs qui attendent devant le portail de Hadeed le confirment : « Si tu ramassais le moindre bout de fer sans la permission de Maher, ce fils de chien, tu allais direct en prison, éructe l’un d’eux. On était obligé de travailler avec ses soldats. Ils nous disaient où aller chercher leur camelote et ils nous escortaient jusqu’ici. » Maher al-Assad régnait alors sur des pans entiers de la Syrie, conquis par sa garde prétorienne puis réduits en miettes. Il s’enrichissait en détruisant. Grâce à lui, Hamsho le ferrailleur jouissait d’une matière première gratuite, quasi illimitée.
Marota City, les gratte-ciel en friche
Des gravats sur des kilomètres. Au loin, un portique : « Bienvenue à Darayya. » Coupable d’avoir abrité les premiers rassemblements pacifiques, cette banlieue de Damas gît à terre. Bombardée des années durant, puis rasée, broyée, triée jusqu’au moindre résidu. Le champ de mort est l’œuvre de la 4e division blindée, là encore. En 2017, une fois les derniers habitants expulsés vers le nord, la ville a été interdite d’accès pendant deux ans. « Les soldats en ont profité pour tout dérober, jusqu’aux fils électriques et à la tuyauterie, raconte Mohamed Ghazan, un ancien manifestant revenu dans le sillage des combattants islamistes. Après, ils ont fait sauter à la dynamite les maisons encore debout. »
Au bout de cette mer de sable, on aperçoit des gratte-ciel en construction. C’est Marota City, le plus grand projet immobilier de Bachar al-Assad, érigé sur les ruines de Bassatine al-Razi – un autre quartier rebelle – et avec ses propres débris, comme un cycle qui se boucle. Le président syrien rêvait de bâtir une sorte de Dubaï à quelques encablures du vieux souk. Sa skyline, réservée à une clientèle privilégiée, devait célébrer son pouvoir retrouvé, une Syrie de verre et d’acier, enfin débarrassée de ses protestataires.
Squelettes de béton
Le dictateur a lui-même posé la première pierre en 2016. Neuf ans plus tard, sa ville nouvelle se réduit à de grands trous et une poignée de squelettes de béton. On cherche en vain quelque chose qui ressemble à un tracé de rues. Des grues immobiles. Des bétonneuses couvertes de poussière. Pas un bruit, pas un mouvement. Le seul bâtiment terminé est une station essence étincelante de la marque Golden Gate. Une société impliquée par le passé dans un important trafic d’hydrocarbures.
Jusqu’en 2019, l’État islamique (Daech) contrôlait la plupart des champs pétrolifères du nord-est de la Syrie. Une manne dont Bachar al-Assad avait un besoin vital. Plutôt que de commercer directement avec une organisation terroriste, il préférait passer par des intermédiaires. Comme Hussam et Baraa Katerji, deux frères originaires de Raqqa. Dans cette région excentrée, ils connaissent tout le monde, et leur entreprise Golden Gate possède des camions.
Dès 2014, ils achètent le pétrole brut aux combattants djihadistes pour le transporter jusqu’aux raffineries de Homs et de Banias. Les deux frères ont importé par les mêmes canaux du coton et du blé. En quelques années, ils ont amassé une fortune colossale.
168 tours prévues à l’origine
Avec eux, la contrebande et la guerre s’entremêlaient. Sur Internet, ils aimaient poser en treillis, avec leur montre en or au poignet, aux côtés des combattants qui protégeaient leurs convois. Ils finançaient une milice, la « Résistance syrienne pour la libération du Golan », qui montait de temps en temps des opérations contre Israël pour le compte de l’Iran et du Hezbollah. Des accointances dangereuses. En juillet 2024, Baraa Katerji a été tué par un drone – sans doute israélien – alors qu’il circulait en voiture près de la frontière libanaise.
Reste son frère, un homme réputé très proche de Bachar et de son épouse Asma. Les Assad savent récompenser leurs serviteurs les plus fidèles. À Marota City, Hussam Katerji et son entreprise Asourya Towers devaient construire près d’un tiers des 168 tours prévues à l’origine. « Une dizaine à peine » sont sorties de terre et « elles ne dépassent pas quatre ou cinq étages », confie l’un des ingénieurs croisé au siège de la société, qui trône au milieu du chantier. « On espère pouvoir les achever un jour. Mais, ajoute-t-il avec le sourire, il y a la pompe à essence. » Le symbole de la maison.
Sur la musique de « Game of Thrones »
L’employé peut ironiser sans crainte. Celui qui était surnommé le « Tsar du pétrole » n’est plus là : Hussam Katerji se serait réfugié aux Émirats arabes unis. Depuis son exil, il dénonce sans relâche les « vols » commis dans ses fermes et ses usines par ceux qu’il appelle des « éléments d’Idlib », du nom de l’ancien fief d’Ahmed al-Charaa. Sa page Facebook montre des gens en armes emportant son bétail ainsi que des stocks de ciment, de blé et de sucre, sur la musique de Game of Thrones.
À Damas, ses sociétés ont été saisies. Dans chacune d’elles, on tombe sur des représentants du nouveau pouvoir, dépourvus de titre officiel et aux attributions obscures. Comme Yassin al-Safadi, un jeune homme rencontré au siège d’Asourya Towers et qui, avant la chute du régime des Assad, étudiait l’architecture à l’University College de Londres. « Je suis revenu en février, explique-t-il. On a tous eu la même idée : nous devons aider à reconstruire ce pays. » Un collier de barbe, une chemise blanche, il raconte dans un anglais impeccable faire de la « planification urbaine », sans autre précision, puis me reconduit avec politesse mais fermement jusqu’au portail, en évitant de serrer la main de la femme qui m’accompagne.
Immeubles de luxe sans eau courante
« On a repris le travail le 15 mars, après trois mois d’interruption, explique le directeur d’une autre filiale du groupe Katerji, qui souhaite rester anonyme. Le gouvernement a nommé quelqu’un pour nous diriger et nous a dit : continuez à travailler jusqu’à ce que l’on décide qui est votre propriétaire. » Malgré la consigne, il règne dans ses bureaux un certain laisser-aller. Un chat malingre miaule dans le hall entre des projets restés à l’état de maquettes. Les plantes vertes sont mortes et le personnel est totalement désœuvré.
Ça ne date pas de la fin de la dictature. Voilà des années que le chantier de Marota piétine. « C’est le cambriolage du siècle ! » s’insurge Amjed Akked, qui a construit trois tours au milieu du terre-plein. Il fait partie des rares promoteurs indépendants associés à l’opération. « Après avoir expulsé les gens, rasé les maisons et distribué des lots à ses amis comme les frères Katerji, le régime s’est octroyé la moitié des parts. En échange, il devait aménager les rues, poser des câbles et des canalisations. Il espérait se rembourser en vendant des appartements sur plan. Comme les acheteurs ne sont jamais venus, il n’a rien fait. En l’absence d’infrastructures, Katerji et les autres escrocs ont préféré arrêter les travaux. Ils n’ont pris aucun risque. Qui va investir dans un immeuble de luxe sans eau courante ni électricité ? »
Quelqu’un qui avait de l’argent risquait d’être kidnappé par des gangs liés au régime.
Amjed Akked, promoteur immobilier
En arrivant chez le promoteur, on croit s’être trompé d’adresse. Amjed Akked nous reçoit dans un deux-pièces, au bas d’un immeuble en béton cru, à Bab Sreijeh, un faubourg populaire de Damas. Pas de numéro. Des paquets de fils électriques pendent de part et d’autre d’une ruelle défoncée. « On est du quartier, explique-t-il. C’était plus sûr de rester ici. » Pas moins de six écrans permettent à sa secrétaire de surveiller les moindres mouvements extérieurs. « Quelqu’un qui avait de l’argent et pas de protection risquait d’être kidnappé contre une rançon par des gangs liés au régime. Il fallait être le plus discret possible et, surtout, ne pas montrer de signes de richesse. » Il a gardé l’habitude.
Pour échapper aux appétits des Assad et de leurs comparses, les vieilles familles possédantes vivaient hors du pays ou menaient une existence semi-clandestine. « Durant cette guerre, nous avons été remplacés par des va-nu-pieds », soupire l’une des rares femmes d’affaires à avoir maintenu un volant d’activités, en parlant des affairistes qui se sont nourris de cette économie de la ruine. « Dès qu’ils investissaient quelque part, ils bénéficiaient d’un monopole de fait. Pour chaque demande, il fallait verser des pots-de-vin. »
Elle poursuit d’une voix lasse : « Les sanctions internationales interdisaient les transferts d’argent et l’import-export de produits finis. Donc la situation économique était très mauvaise. » Seuls les Hamsho et les Katerji parvenaient à s’enrichir grâce au pillage et à la contrebande. « Les uns travaillaient pour Maher al-Assad, les autres pour Asma al-Assad. Au final, tous servaient la famille », conclut-elle.
Un discret retour à Damas
Mohamed Hamsho a trouvé un autre protecteur. Le 7 décembre 2024, le ferrailleur a fait appeler au téléphone un responsable de l’usine sidérurgique Hadeed afin de lui demander de décrocher les portraits des Assad. Autant ne pas insulter l’avenir. Au même moment, il fuyait au Liban. Il a regagné discrètement Damas début janvier.
Depuis, il tente de trouver un arrangement avec les nouveaux dirigeants syriens. « Il a pu conclure avec eux toutes sortes d’amnisties », assure un avocat d’affaires. « C’est du donnant-donnant, détaille Abou Walid, l’administrateur provisoire de l’usine. Le gouvernement garde la porte ouverte à ces gens, car il a besoin d’eux pour relancer l’économie. »
Appui de l’émir du Qatar
Et Mohamed Hamsho dispose d’une carte maîtresse : par l’intermédiaire de son cousin Moutaz al-Khayyat, un géant qatari du BTP, l’ex-oligarque jouit de l’appui de l’émir du Qatar. Or, ce dernier compte parmi les principaux soutiens du nouveau président Ahmed al-Charaa. « Ce sont les Qataris qui ont poussé Hamsho à revenir », estime Jihad Yazigi, rédacteur en chef de la lettre économique Syria Report.
Alors qu’on le dit en résidence surveillée, Hamsho se déplace librement en ville, escorté par des hommes de la Sûreté générale. Il vient d’intenter une procédure en diffamation contre un influenceur qui, sur les réseaux sociaux, avait critiqué son retour. L’impudent a été convoqué par la police. Mais le ferrailleur n’est pas tiré d’affaire. Pour avoir suscité les destructions de Darayya et d’ailleurs, il pourrait être poursuivi « pour complicité de crime de guerre », prévient un avocat syrien.