Vous avez été DJ et graffeur à Villefontaine, une ville nouvelle entre Lyon et Bourgoin-Jallieu. Quel regard avez-vous porté sur l’émergence du hip-hop ?
Brice Fusaro : J’étais trop jeune au début des années 1980 et, surtout, trop loin de Paris pour entendre parler de la première vague du rap. J’appartiens à la deuxième génération, celle qui l’a vu réémerger au début des années 1990 grâce à l’émission Rapline, et aux magazines L’Affiche et Radikal. Grâce au graffiti aussi, que je pratiquais en solo. Il y avait des ateliers à la maison de quartier de Villefontaine, l’équivalent d’une MJC [maison des jeunes et de la culture]. Les différents secteurs de cette ville nouvelle étaient reliés par un réseau de tunnels – pour circuler à pied sans croiser de voitures – et la mairie a proposé aux jeunes de recouvrir de graffitis tous ces couloirs.
C’était malin. À l’époque, on voyait les premiers reportages sur les vandales qui dégradaient le mobilier urbain. Nos parents prenaient ça pour de la délinquance. Nous, on trouvait que c’était de l’art, que ça mettait de la couleur dans des coins gris et moches. Mais, au début des années 1990, il restait très difficile d’accéder aux disques de rap. À la Fnac de Grenoble, un gars avait monté un rayon dédié. C’était très rare. J’avais 11 ans. C’est là que j’ai pu acheter ma première cassette, l’album Qui sème le vent récolte le tempo de MC Solaar. Mes premiers concerts, je les dois à des animateurs issus du mouvement de l’éducation populaire, qui les ont organisés à Villefontaine.

Le rap français est-il né dans les MJC ?
De manière générale, le rap des années 1990 doit beaucoup aux MJC, surtout en banlieue parisienne. Je pense notamment au Posse 501, à Villeneuve-Saint-Georges, avec Solaar, Soon E MC, Melaaz, Menelik, Jimmy Jay, Bambi Cruz, Démocrates D… C’est là qu’ils ont débuté. Puis, quand ils sont devenus connus, les rappeurs sont revenus dans les MJC pour animer des ateliers d’écriture. Comme Kery James à Orly, Abd al Malik à Strasbourg, IAM à Marseille, MC Solaar, Menelik… Certains de ces ateliers existent encore. Le réseau des MJC a servi de laboratoire à la culture hip-hop au sens large, que ce soit pour le graff, le rap ou la breakdance. C’est toujours le cas. Regardez qui fait vivre la culture break : les MJC ! C’est ce qui fait que la France est l’un des pays au monde où la pratique est la plus développée et structurée.
La rencontre entre le rap et les MJC a lieu dans les années 1990. C’est également l’époque des premières émeutes de l’ère Mitterrand. Près de chez vous, ça se passe à Vaulx-en-Velin…
Oui, ce fut un tournant. Ce sont les prémices de ce que l’on appelle aujourd’hui la politique de la ville et l’apparition des premières « zones urbaines sensibles ». L’État veut alors à la fois travailler sur le bâti, déjà délabré, et remettre les « sauvageons » dans le droit chemin. En 1993, Charles Pasqua devient ministre de l’Intérieur. Il va manier le bâton – assez durement d’ailleurs – et il faut trouver un dérivatif à la colère. Plutôt que de s’attaquer aux racines du mal, les politiques font le choix d’occuper les jeunes. Les MJC changent peu à peu de rôle.
Elles s’inscrivaient jusqu’alors dans le mouvement de l’éducation populaire, dont le but était d’amener les classes populaires à la culture – qui avait une définition large, allant de la cuisine au théâtre en passant par des conférences-débats. L’idée était d’ouvrir des possibilités aux habitants, peu importe leur âge, de leur permettre d’accéder à une offre culturelle riche. C’étaient des lieux de vie, de liens, de rencontres.
Les premiers rappeurs militaient pour la paix dans les quartiers par l’art, la non-violence et l’éducation.
Avec le tournant sécuritaire, les MJC perdent leur rôle d’éducation populaire pour être plus dédiées à l’occupation de la jeunesse. Ce qui n’a pas empêché le mouvement hip-hop de continuer à fleurir là-dessus. Il faut dire que l’un des slogans originels de cette culture, c’était « Peace, Unity, Love and Having Fun » [paix, unité, amour et s’amuser]. Les premiers rappeurs, à l’instar d’Afrika Bambaataa, militaient pour la paix dans les quartiers à New York par l’art, la danse, la non-violence et l’éducation. Donc, dans l’esprit, il y avait un vrai lien entre les valeurs des MJC et celles du hip-hop. Ce n’est pas un hasard que ça ait « matché ».
Vous rejoignez en 2011 la MJC d’Annemasse, près de la frontière suisse, où vous travaillez pendant une dizaine d’années. Comment voyez-vous évoluer le rôle de la structure ?
Il y avait trois MJC à l’époque à Annemasse, qui ont ensuite fusionné. Je suis arrivé dans la plus petite, dans un quartier sensible. Elle hébergeait une radio associative, Radio Magny. Pendant trois ans, j’y ai tenu une émission consacrée à la culture hip-hop. En 2013, j’ai pris la présidence. J’ai été réélu trois fois, jusqu’en 2021. J’étais l’un des seuls du conseil d’administration à avoir moins de 60 ans. Puis les gens sont restés, mais ils ont vieilli et aucun remplaçant n’est arrivé.
Cette difficulté à trouver la relève concerne tout le milieu associatif. C’est paradoxal parce qu’il y a un vrai besoin pour la population de services publics structurés, d’initiatives collectives. Mais celles qui sont montées restent isolées. Il n’y a pas de volonté de les faire vivre. Pendant quarante ans, on a cassé tout ce qui avait du sens et du collectif, alors forcément, les citoyens ne peuvent pas ramer à contre-courant.

Comment ça se traduit ?
Dans les MJC aujourd’hui, les adhérents viennent pour consommer. Quand l’activité est terminée, ils s’en vont. C’est aussi lié à la façon dont on fait vivre ces lieux. Pour perdurer, les MJC développent une logique consumériste : elles assument d’avoir des activités commerciales comme la Zumba, qui remplissent les caisses, ce qui permet de prendre des risques sur d’autres.
Elles doivent d’autant plus réfléchir en termes de modèle économique que, globalement, les subventions diminuent. Il y a une crise des finances publiques qui, c’est logique, les touche. Même si certaines hébergent encore les projets de quelques passionnés. À Annemasse, l’émission de radio sur le rap que j’animais s’est développée et fait office de référence aujourd’hui dans le bassin genevois. Les deux animateurs organisent des concerts à guichets fermés avec des rappeurs amateurs. On revient aux origines des maisons des jeunes et de la culture : on développe des talents, on forme des musiciens. L’esprit du hip-hop vit encore !