Journaliste depuis quelques années, j’ai décidé de devenir également marin pour prendre part aux histoires que je raconte. Pour ne pas être cantonné à un rôle d’observateur. C’est ainsi que je suis arrivé à Paimpol en novembre 2022 pour une formation de matelot, qu’il m’attristait de suivre en louant une chambre à terre. Vite, j’ai remarqué Kamak, le plus grand voilier du port, et sa banderole « Expéditions polaires ». De retour du Nunavut, dans l’Arctique canadien, j’y ai vu une drôle de coïncidence et une belle occasion de discuter, alors j’ai contacté Jean Bouchet par message.
Sa réponse, depuis les États-Unis, était curieuse : « Je ne sais pas si vous connaissez ou avez déjà entendu parler de l’histoire ou la genèse de “Kamak”, mais peut-être que cela vous intéresserait si nous trouvons le moyen de nous rencontrer... C’est moi qui suis à l’origine de cette aventure qui a réussi miraculeusement à survivre à trois années de cauchemar mais qui doit poursuivre sa destinée… » Jamais je n’aurais pu imaginer où me mènerait ce SMS.
Le Don Quichotte de Paimpol
J’ai donc habité son magnifique voilier pendant deux mois, d’abord seul, missionné pour des réparations – que j’étais incapable de réaliser – par un homme que je ne connaissais que par sa photo de profil sur WhatsApp. La situation, absurde et magnifique, annonçait le personnage : un doux rêveur déconnecté de toutes les règles de prudence, un grand fou prêt à tout envoyer balader pour son idéal. Je suis évidemment tombé sous son charme et j’ai plongé, comme dans un conte, dans son récit, viscéral, qu’il m’a raconté presque en apnée. Lui-même semble parfois égaré à la lisière entre le réel et la fiction.
À l’époque, dans une librairie de Paimpol, j’étais tombé sur les premières pages d’Une histoire de vertige de Camille de Toledo, qui évoquait ces « êtres d’histoires, d’encodages, qui voudraient échapper au verdict de la vie, mais n’y parviennent qu’en produisant des langages, des récits qui la recouvrent. » Son exemple, c’était Don Quichotte, bien sûr. Moi aussi, je voyais Jean comme l’une de ses incarnations contemporaines : un petit chevalier bataillant pour de belles histoires, armé d’une lance en bois et d’une armure un peu ridicule, se dressant malgré tout face à un monde perçu comme triste et sans issue.
Moi, un petit Jean ?
Puis nous avons largué les amarres, à quatre. À peine certifié matelot, j’étais à bord, émerveillé par le clapot de la mer du Nord, la démesure des couchers de soleil, la puissance du vent et le savoir-faire de l’équipage, sur le pont par quarante nœuds. Je ne sais pas si toutes les rencontres avec la mer sont belles, mais celle-ci tenait de la magie, résultat d’une succession de hasards à la hauteur de mes plus grandes espérances. En débarquant à Bodø après huit jours de navigation, une amie m’a dit : « Mais vous êtes un peu pareil avec Jean, non ? Tu vas aller avec lui en Antarctique ? » J’ai balayé la comparaison, et j’ai repris la route à la recherche d’un bateau de pêche pour m’embarquer le mois d’après.
Mais sa réflexion m’a trotté en tête et, dans le bus qui m’a ramené vers le Sud, je me suis interrogé : est-ce que moi aussi, influencé par mille livres, effrayé par le monde d’aujourd’hui et assoiffé d’aventures, je ne suis pas un petit Jean ? Si je me jette si facilement dans toutes ces histoires, n’est-ce pas parce qu’elles sont autant de fuites possibles ? Finalement, je crois que je suis surtout touché par sa fidélité à ses rêves, et « l’envie furieuse d’en réaliser quelques-uns ».