Ce soir, Antoni Trenchev fait son retour. Chevelure impeccablement peignée, barbe de trois jours, dans un costume gris à deux rangées de boutons, le trentenaire est l’hôte d’une soirée intitulée Trump Business Vision 2025… en Bulgarie. Nous sommes fin avril 2025, seulement quelques semaines après l’intronisation de Donald Trump. L’hôtel Balkan Palace de Sofia, la capitale, a les atours d’une scène de convention républicaine, le bling-bling américain comme injecté au cœur de la vieille Europe.
« Les États-Unis sont à nouveau un endroit où l’innovation est aimée, et non persécutée, s’enflamme Trenchev. Où ceux qui innovent sont accueillis et non écrasés par les privilèges d’une poignée d’élites en place. » Avant d’enchaîner avec sa grande annonce : Nexo, sa plateforme d’échange de cryptomonnaies, revient aux États-Unis. Et de terminer, certain de son effet, par un « L’Amérique est de retour, Nexo aussi ! ».
Au premier rang, l’œil brillant, Donald Trump Jr savoure. Le fils aîné du président est la star du show, et son portrait géant s’affiche en fond de scène pour cet événement privé. Comme pour une première partie de spectacle, la ministre israélienne de la science et des technologies, Gila Gamliel, a chauffé la salle. Puis « Don Junior » a joué sa partition devant le gratin de la crypto des Balkans : celle d’un héritier sans rôle politique officiel, mais chargé de veiller aux intérêts économiques de son clan. Autant dire, vu les appétits familiaux, une sorte de ministre de l’enrichissement personnel.
Sulfureux far west numérique
Pour Antoni Trenchev, cette soirée est une revanche, sonnant l’avènement d’une nouvelle ère où les puissants viennent se frotter à ceux qui étaient encore, il y a peu, les sulfureux bandits d’un far west financier numérique. Un an et demi plus tôt, ce fils à papa était claquemuré à Dubaï, en fuite, son entreprise interdite aux États-Unis, la justice bulgare sur le dos. C’était en janvier 2023. Une éternité quand on compte en années Trump.
Entre-temps, une favorable alternance à la tête du pouvoir en Bulgarie et, surtout, le retour du milliardaire new-yorkais à la Maison Blanche ont changé la donne. L’enquête judiciaire bulgare a été classée sans suite et Trenchev réclame désormais 3 milliards de dollars à son pays, en réparation du préjudice réputationnel causé.
De blockchain à « bribechain »
Le cas Antoni Trenchev mérite qu’on s’y attarde, tant il est emblématique d’un moment où les « cryptobarons » du monde entier se pressent auprès du clan Trump, en quête d’absolution et d’argent facile. Un milieu qui n’a rien perdu de sa dimension interlope, et que l’un de nos contacts a judicieusement rebaptisé bribechain. Mélange du jargon « blockchain » (la technologie sur laquelle reposent les cryptomonnaies) et de l’anglais bribe, qui signifie… pot-de-vin.
Le sujet, hautement sensible, fait d’ailleurs bégayer nos sources haut placées – l’une d’entre elles raccroche même en nous glissant de « faire gaffe ». Dans l’univers de la crypto, la violence est une menace sourde, constante : mi-novembre, un couple russe, figure du milieu, a été retrouvé démembré et enterré dans le désert émirati, à la sortie de Dubaï.
Fils d’un espion et d’une businesswoman
Trenchev est né en 1987, dans le pays d’Europe de l’Est le plus loyaliste à Moscou. Son père est un espion, un temps en poste en Allemagne, proche des plus hautes sphères politiques avec lesquelles il aurait construit, d’après la presse locale, des liens d’affaires historiques avec l’ancien Premier ministre Boïko Borissov. Sa mère est une prospère businesswoman : à la chute de l’URSS, elle a fait fortune à la tête d’une société qui revendait des marques de luxe en Bulgarie, notamment Balenciaga, Benetton ou Armani. Avant de devenir un magnat de la crypto, Antoni Trenchev s’est lancé en politique dans le parti proche du paternel. Diplôme en poche de la London School of Economics, creuset des élites du monde entier, il se fait élire député en 2014, à seulement 27 ans. Au Parlement, disons qu’il ne marque pas l’histoire.
En 2018, avec d’autres enfants de la nomenklatura locale, il se lance dans une nouvelle vie d’entrepreneur. Comme souvent dans ces aventures tech, elle est accompagnée de son lot de légendes invérifiables. « Les fondateurs de Nexo sont des pionniers du bitcoin, des visionnaires qui ont été les premiers à proposer des cartes Mastercard pour détenteurs de cryptomonnaies », explique la responsable de la communication de l’entreprise. C’est parfaitement faux, mais peu importe. Dans ce nouveau capitalisme crypto, la vitrine n’est jamais trop belle.
Dubaï et îles Caïmans
Les premiers millions affluent. En 2020, l’un des fondateurs se brouille avec Trenchev et les autres associés, et part avec les codes d’un compte qui gère plusieurs millions de dollars. Puis il accuse le groupe de collusion avec le crime organisé et de blanchiment. En 2023, des perquisitions sont ordonnées par le parquet local, visant bureaux et domiciles des personnalités liées à Nexo. Trenchev, recherché, se réfugie à Dubaï.
Les affaires vont mal. Son entreprise est blacklistée et contrainte de payer 45 millions de dollars d’amende à la SEC, le gendarme de la bourse américaine, pour avoir proposé des investissements sans les autorisations nécessaires. Antoni Trenchev s’accroche. Ses salariés travaillent aux quatre coins du monde, derrière leur ordinateur, continuant à prodiguer conseils et services à ses clients les plus fidèles.
Le siège social de Nexo, aux îles Caïmans, est de toute façon intouchable. Dans un post sur son blog, la société conclut l’annonce de nouveaux services par un énigmatique « Soyez prêts pour une toute nouvelle ère Nexo ». Sûr de ses solides appuis dans son pays d’origine, le jeune homme disparaît des écrans. Il attend. Le parquet bulgare abandonne finalement l’enquête, justifiant sa décision d’un laconique « manque de preuves ».
L’essor des « shitcoins »
Nexo repart à l’assaut. Auprès de XXI, l’entreprise revendique 11 milliards de dollars en gestion, sans que l’on puisse vérifier la réalité de ces chiffres. Son activité, nous dit la chargée de com’, est « à mi-chemin entre le gestionnaire de patrimoine et la banque ». Le créneau est malin : alors que les cryptos se démocratisent, le secteur est une jungle. Le succès du bitcoin est inimitable et la célèbre devise décentralisée est devenue une institution – son cours a dépassé les 100 000 euros en 2025. Mais cette révolution monétaire n’a en réalité profité qu’à une infime minorité ayant acheté très tôt cet équivalent digital du lingot d’or. Désormais s’échangent une infinité de produits numériques plus ou moins fiables que l’on peut acheter, vendre ou dépenser sur des plateformes dédiées.
Parmi eux, on trouve les stable coins (jetons indexés), qui s’appuient sur les cours de monnaies traditionnelles. Mais il y a aussi pléthore de ce que les initiés appellent shitcoins, littéralement « jetons de merde ». C’est-à-dire des devises qui, loin d’être décentralisées, sont en réalité contrôlées par leurs fondateurs. Des centaines de projets voient le jour, lancés par des influenceurs, des combattants célèbres d’arts martiaux, voire des États peu regardants comme la République centrafricaine.
Certains sont de bêtes arnaques, d’autres des aventures entrepreneuriales bancales, sans que l’on sache toujours discerner le mauvais grain de l’ivraie. Dès lors, pour qu’une nouvelle devise perce le mur de l’indifférence, elle doit être capable de mobiliser les foules, et le chemin le plus court est le parrainage par des personnalités influentes. La plus puissante d’entre elles étant… Donald Trump.
L’arbre généalogique du clan
Trenchev ne s’y est pas trompé. « L’élection [américaine] a suscité un engouement sans précédent pour un cadre réglementaire favorable aux cryptomonnaies, euphémisait sa société sur son blog, fin décembre 2024. Les bases posées devraient ouvrir la voie à une clarification réglementaire significative en 2025, renforçant ainsi la confiance dans le domaine des actifs numériques. »
En réalité, c’est une fièvre crypto qui s’est emparée de la Maison Blanche, au bénéfice des Trump. Et Antoni Trenchev est loin d’être le seul – ni le plus influent – des cryptobarons à avoir senti le vent tourner. Tous rêvent du marché américain, et d’une publicité planétaire offerte par l’enthousiasme du président de la première puissance mondiale. Il suffit désormais de trouver sa place dans le sillage d’un des nombreux projets portés par les Trump. Pas dur. Recenser les cryptomonnaies qu’ils ont lancées revient à dérouler l’arbre généalogique du clan – du $TRUMP au $MELANIA, en passant par le familial $WLFI (« World Liberty Financial »). À chaque membre son produit dérivé. La liste donne le tournis, amenant le conflit d’intérêts – et avec lui les risques de délit d’initié – à des niveaux inédits.
Plus les revirements de Donald Trump sont forts, plus les gains sont importants pour ceux qui peuvent les anticiper.
Dans le petit milieu des devises numériques se murmure déjà la légende d’un spéculateur surnommé le « Trump insider ». Il serait caché derrière des comptes anonymes, comme le relève un analyste spécialisé. Le 10 octobre 2025, le mystérieux investisseur réactive un vieux portefeuille digital et en ouvre un nouveau. 110 millions de dollars y sont virés pour shorter (parier sur la chute) des cryptos dont les cours sont impactés par la conjoncture économique et les cours réels. Quelques heures plus tard, Donald Trump annonce de nouvelles taxes douanières sur la Chine, faisant dévisser la bourse – et les cryptos avec. L’investisseur occulte encaisse au passage 260 millions, soit un gain net de 150 millions.
« Shorter la crypto, ce n’est pas le plus intuitif, mais si t’es au courant à l’avance de tarifs douaniers majeurs, ça reste le trade le moins risqué légalement », nous explique un expert de la lutte contre les fraudes aux cryptomonnaies. Pire : c’est en créant de l’instabilité que le clan Trump pourrait s’assurer de gagner à tous les coups dans ce secteur. « Les gens les plus proches du président ont un intérêt monétaire important non pas dans la direction du marché, mais dans sa volatilité. Plus ses décisions sont imprévisibles et spectaculaires, mieux c’est. Impossible de gagner des centaines de millions de dollars sur une annonce attendue de baisse des tarifs douaniers. » En somme, plus les coups de braquet et les revirements de Donald Trump sont forts, plus les gains sont importants pour ceux qui peuvent les anticiper.
De miraculeuses suppressions de sanctions
Les intérêts des Trenchev du monde entier sont intimement liés à cette bribechain qui rôde autour de la Maison Blanche. Autrefois – c’est-à-dire l’an dernier – interdits d’exercer aux États-Unis, ils défilent désormais à Washington. Justin Sun, fantasque milliardaire chinois, était sous le coup d’une enquête de la SEC. Des poursuites mystérieusement gelées après qu’il a investi 175 millions de dollars dans des shitcoins Trump.
Kris Marszalek, fondateur de la plateforme Crypto.com, a lui pris les devants et rencontré Donald Trump le mois précédant sa réélection. À l’époque, il était engagé dans un bras de fer avec le régulateur américain. En mars 2025, la SEC a abandonné ses poursuites. Puis, fin octobre, TruthSocial, le réseau social de Donald Trump, a signé un partenariat exclusif avec Crypto.com pour de la « prédiction de marché ». La liste est longue de ces personnalités qui ont miraculeusement obtenu le relâchement de la pression réglementaire ou la suppression de sanctions, juste après avoir annoncé des investissements qui enrichissent le clan Trump.
Antoni Trenchev, lui, joue avec ses armes et mise tout sur le fils aîné Don Junior. Après la soirée de Sofia, c’est en Écosse, dans un décor de boiseries et de single malt, que les deux hommes se sont retrouvés, aux abords du Trump Golf d’Aberdeen. Fin juillet, l’été est presque partout dans l’hémisphère nord, mais pas ici. Sponsor de l’un des plus grands circuits de golf professionnel, le DP World Tour, Nexo aurait dépensé, d’après l’agence Reuters, 10 millions de dollars pour parrainer l’événement. En mettant ainsi la main au portefeuille, le Bulgare a pu déjeuner en petit comité avec le président américain lui-même, et le montrer sur les réseaux sociaux. Un signal de plus du prochain retour de sa compagnie sur le marché étatsunien – et, cette fois, dans la légalité. « Nous avons une clientèle haut de gamme, il est normal que nous soyons sponsors du golf ou du tennis », jure la porte-parole de la société pour justifier la coïncidence.
Un pont avec la Russie
L’aventure ne fait que commencer. Début septembre 2025, c’est le même Trenchev qui a organisé la venue de Don Junior à Monaco, après une visite VIP secrète du Louvre révélée par la revue XXI. Sous les dorures monégasques de l’Hôtel de Paris, aux côtés de sa flamboyante mère, qui a ses habitudes sur le Rocher, l’oligarque bulgare a tenu une nouvelle soirée Trump Business Vision 2025. Cette fois, dans la foule, plusieurs hommes d’affaires d’Europe de l’Est en délicatesse avec les États-Unis pour leurs liens présumés avec la Russie de Poutine. À eux aussi, il a été proposé d’investir dans les cryptos familiales trumpiennes.
Dès 1938, face aux risques d’ingérences étrangères, les États-Unis inventaient le Foreign Agent Registration Act (FARA), une loi imposant aux intérêts étrangers de se déclarer aux autorités. La tornade Trump n’a que faire de la vénérable institution. À quoi bon passer par un contraignant registre, quand quelques millions investis dans des cryptos vous assurent les bonnes grâces du président ?