Qui est vraiment Pavel Dourov, le fondateur de Telegram ?

Écrit par Régis Genté Illustré par Claire Malary
Qui est vraiment Pavel Dourov, le fondateur de Telegram ?
Habillé tout en noir comme le personnage de Matrix, Pavel Dourov est devenu le héros ambigu des libertés du monde connecté. En 2019, « XXI » mène l’enquête sur l’homme derrière Telegram, la messagerie cryptée qui inquiète le Kremlin.
Paru en juin 2019
Article à retrouver dans cette revue

1984. C’est leur seul point commun. Une année de naissance en signe de clin d’œil, pour deux hommes qui ont donné chair au Big Brother de George Orwell. L’Américain, avec Facebook, a imaginé un réseau social étudiant permettant de draguer plus facilement. Le Russe, avec VKontakte puis Telegram, voulait confronter les idées, provoquer, moquer. Mark Zuckerberg porte baskets et sweat-shirts. Pavel Dourov traverse les jours en noir, comme le personnage de Matrix, la trilogie culte des adolescents des années 1990. Même la coiffure en est ­inspirée, tantôt discrète raie de côté et rouflaquettes lui donnant des airs de jeune prêtre, tantôt chevelure éclatée, plus rock. 

Le premier est partout. Le second, nulle part. Pavel Dourov ne donne pas d’interview. En 2018, Zuckerberg était convoqué par les parlementaires américains. Devant le Congrès et les chaînes de télévision, il a dû reconnaître ses « erreurs » en matière de protection des données. En Russie, Dourov refusait de transmettre aux services secrets les clés de cryptage qui auraient permis au Kremlin de lire les messages des utilisateurs. Un tribunal a décidé le blocage de son application, Telegram a tenu bon. Et Dourov a revêtu, en boomerang, l’ambigu costume du héros des libertés du monde connecté.

Telegram compte 200 millions d’utilisateurs, surtout dans les pays autoritaires. L’Iran a longtemps été son premier marché. Pour comparaison, la messagerie sécurisée concurrente, Signal, qui ne communique pas de chiffres, compterait cinq fois moins d’utilisateurs. Le géant WhatsApp, qui n’est pas crypté, compte 1,2 milliard de fidèles. Pavel Dourov figure parmi les « personnalités de l’année 2018 » du quotidien d’affaires de référence en Russie, Vedomosti : en plus d’avoir résisté au ­Kremlin, il a réuni l’équivalent de 1,5 milliard d’euros pour développer la blockchain de TON (Telegram Open Network), sorte de superordinateur décentralisé qui permettra d’échanger des « gram », sa propre cryptomonnaie.

Le nez dans une glace ou dans un téléphone portable, les passants ne voient tout d’abord pas l’argent tomber du ciel.

Par ailleurs il est beau, musclé, posant comme Vladimir Poutine torse nu sur un cheval, et manifestement habile pour écrire sa propre légende, à seulement 35 ans. Un roman russe, qui s’ouvre avec une pluie de billets volant dans le ciel gris de Saint-Pétersbourg, à l’angle de la perspective ­Nevski et du canal Griboïedov. Une bande de minots aux poches pleines, l’équipe de VKontakte, le « ­Facebook russe », les lance de la fenêtre du cinquième étage. Ilya Perekopsky, 28 ans alors, cofondateur et vice-président, vient d’empocher un joli bonus. Il assure : « Je ne travaille pas pour l’argent. C’est l’idée, le projet qui m’intéresse. » Pavel Dourov, bravache : « Alors s’il n’y a que l’idée qui t’intéresse, jette ces billets ! » Ilya s’exécute. Pavel, d’un geste, avec son autorité de chef de bande : « Stop ! Fais-le au moins de manière créative ! » L’histoire ne dit pas s’ils ont bu ni si le jeu tient plus de la bêtise que du romantisme. Pavel plie en forme d’avion les billets de 5 000 roubles (125 euros) et les lance dans l’embrasure. En ce samedi 26 mai, la foule déambule sur la perspective Nevski, comme inlassablement les héros de Dostoïevski. Le nez dans une glace ou dans un téléphone portable, ils ne voient tout d’abord pas l’argent tomber du ciel.

Après l’étonnement vient la bousculade. « Ce n’est pas correct ! s’alarme Anton ­Rozenberg, ami d’enfance de Nikolaï, le frère de Pavel, dont il est l’adjoint à la direction technique. Si ça se sait, notre image sera désastreuse. » Ilya ne voit pas le souci : « L’argent est consumérisme, l’avion est liberté… Nous, nous avons juste transformé le consumérisme en liberté. » Quelques années plus tard, l’avion de papier est devenu le logo de Telegram. Et Telegram s’est envolé.

Un portrait de Khodorkovski dans les toilettes

Le 10 octobre 2006, jour de son 22e anniversaire, Pavel Dourov lance VKontakte (VK), le « Facebook russe » donc. Pour le nom, il s’est inspiré du slogan de l’Écho de Moscou, la radio contrôlée par le pouvoir mais où on laisse s’exprimer les idées libérales : « V’polnom kontakte c informatsei » (« En plein contact avec l’information »). L’idée de « contact » est neutre, fédératrice. La mise en page, le logo bleu, la police de caractères sont fortement inspirés par Facebook. En quelques années, VK devient le réseau social le plus fréquenté du monde russophone, se disputant la vedette avec ­Odnoklassniki (« De la même classe ») ou Moï Kroug (« Mon cercle »). Sur ce marché à ciel ouvert, on pirate tous ses rêves de musique et de cinéma.

Le site ne rapporte pas un rond. « Les Dourov vivaient chez leur mère, loin du centre, raconte Anton Rozenberg en avalant un plat aseptisé dans un de ces restaurants de chaînes qui pullulent en Russie. On passait les soirées à jouer au Monopoly ou à “6 qui prend”. Je me souviens des toilettes où était accroché un grand portrait de Khodorkovski, l’oligarque que Poutine venait de jeter en prison. Quand je partais, après minuit, Albina ­Alexandrovna demandait à ses garçons de me raccompagner au métro pour les arracher à leur écran d’ordinateur. »

Pavel est né au milieu des idées, dans une famille ni riche ni pauvre, mais foncièrement intellectuelle. Albina Alexandrovna, la mère, a sacrifié sa carrière de journaliste pour élever ses trois enfants : le premier, fruit d’un premier mariage, puis Nikolaï et Pavel. Le père, Valeri Semenovitch, latiniste de haut vol, a écrit les biographies de Jules César et de Néron, et quantité d’articles érudits sur Juvénal ou la satire romaine. Pavel fera rééditer Néron, l’artiste sur le trône avec une certaine fascination pour le fantasque despote.

Valeri est si réputé qu’il est invité en 1988 à enseigner en Italie, à l’institut de langue russe de Turin. Le premier souvenir d’enfance de Pavel est une tour en dominos, construite à quatre pattes sur le sol. Devant le journaliste Nikolaï Kononov qui rédige sa biographie, Kod Durova (« Le code ­Dourov »), il tire une rapide conclusion : dans sa vie, « les pseudo-valeurs de la société de consommation » ne sont jamais venues remplacer ce « désir frénétique de créer » propre à l’enfance.

Les parents ­Dourov font jouer le carnet d’adresses pour que Pavel entre dans l’une des plus prestigieuses écoles de la ville, le Gymnase académique.

Le retour en Russie est rude. Salles de classe et cours d’école décatis dans la Saint-Pétersbourg des années 1990, enseignants stricts et pas toujours au niveau, corruption permanente. Les parents ­Dourov font jouer le carnet d’adresses pour que Pavel entre dans l’une des plus prestigieuses écoles de la ville, le Gymnase académique. Il intègre la section « linguistique-mathématiques », où sont enseignés le latin, l’anglais, l’allemand, le français. Le directeur de l’institution, Grigory Mednikov, se souvient d’un garçon très doué. « Il a traduit “La Guerre des Gaules” de Jules César. Lorsque nous demandions à la classe d’inventer un petit jeu informatique, nous leur donnions une dizaine de jours. Pavel revenait lendemain et disait : “Voilà, je n’ai pas dormi de la nuit, mais j’ai terminé”. » L’homme, l’esprit entièrement dévoué à la cause de l’éducation de l’élite pétersbourgeoise, est aussi fier de son petit génie qu’amer de ne plus avoir de ses nouvelles.

L’école est financée par des fonds publics et privés, et les cours ont lieu sur les parquets grinçants du palais Anitchkov, au croisement du canal de la Fontanka et de la Nevski. L’argent venant à manquer, on emménage dans des locaux mal chauffés ou à la maison de la culture Narva, édifice constructiviste des années 1920, où, s’amuse M. Mednikov, « la crème de la vieille élite intellectuelle de Saint-Pétersbourg devait rendre la classe à 16 heures pour que le club des alcooliques anonymes tienne sa réunion hebdomadaire ».

Le directeur accepte quelques menus compromis. Lorsqu’un mafieux géorgien qui règne sur les établissements de jeux de la ville se pointe dans son bureau pour inscrire d’office son morveux, Slava, sans passer le redoutable concours d’entrée, M. Mednikov accepte, en échange des loyers de l’école. La limousine et les gardes du corps se feront discrets à l’approche de l’établissement. La vieille élite intellectuelle fricote avec la pègre, et c’est partout pareil dans Saint-Pétersbourg. Pavel et Slava fréquentent les mêmes bancs, mais ils ne deviennent pas copains, pour la simple raison que Pavel n’a guère d’amis. « Il avait une relation compliquée, distante, avec la classe. On sentait qu’il avait une grande ambition et le goût de se mesurer aux autres en étant à contre-courant des idées dominantes. Il voulait être influent. Former les esprits. » Lors d’un cours sur Oblomov, le chef-d’œuvre d’Ivan ­Gontcharov, une satire de la noblesse oisive, Pavel sort de sa réserve, raconte le directeur : « Il a dénoncé ce classique qui poétise la paresse et l’enracine dans la prétendue âme russe. Il a soutenu qu’il devrait être retiré des programmes car c’était à cause de cette mentalité, selon lui, que la Russie était sous-développée ! »

Il n’est pas impossible que le souvenir atavique de deux grands-pères ayant perdu l’un ses terres, l’autre son commerce après la révolution bolchevik ait conduit le jeune homme à nourrir une haine féroce à l’égard des ijdiventsi, les leaders rouges, qui n’ont jamais rien construit eux‑mêmes, et à ­s’imaginer en bâtisseur d’industrie. M. Mednikov invitait des sommités, des sages à la barbe broussailleuse, pour parler de leur spécialité devant ses protégés. Pavel appréciait les psychologues et les environnementalistes, comme Alexeï Routkevitch ou Evgeny Nienbourg. Il en a retenu de noires leçons sur la liberté toute relative de l’homme, la facilité avec laquelle il se laisse manipuler et fait des choix irrationnels. Ilya Perekopsky, l’homme qui jette les billets par les fenêtres, confirme avec réticence : « Pavel a toujours voulu être connu et manipuler les esprits. Du moins, il voulait créer de grandes choses, reprises par quantité de gens. »

« Un totem d’Internet »

Alors que Pavel étudie au Gymnase, son frère Nikolaï, de quatre ans son aîné, s’assied sur les bancs de la très célèbre école de mathématique et de physique n° 239. Une fabrique à génies d’où est sorti quelques années plus tôt Grigori Perelman, l’homme qui a résolu la conjecture de Poincaré, remporté puis refusé la médaille Fields, le prix Nobel de mathématiques, puis le prix du ­Millénaire de l’institut Clay, malgré la promesse d’une bourse de 1 million de dollars. Dans les escaliers de la vénérable institution, le nom de Nikolaï Dourov figure lui aussi sur les plaques de marbre gravées en lettres d’or des vainqueurs d’Olympiades. En l’occurrence, celles de 1996-1998 en informatique.

Nikolaï est l’un des grands artisans du succès de Pavel. Il s’occupe du développement technique et des protocoles de chiffrement qui font le succès de VKontakte et de Telegram. C’est lui qui a initié son petit frère à la programmation. Dès 11 ans, Pavel pouvait coder ses propres versions du jeu Tetris. Un peu plus tard, il pirate les ordinateurs du Gymnase académique, faisant apparaître le portrait d’un professeur honni, assorti de la douce mention : « Doit mourir ». À la fin de ses années au Gymnase, lors d’une soirée chez le directeur, les jeunes s’amusent à filmer avec un caméscope les réponses de chacun à la question « Comment tu t’imagines dans dix ans ? » Pavel, l’adolescence ambitieuse, répond mystérieusement : « Un totem d’Internet. »

Il entre en 2002 en faculté d’anglais, à l’université d’État de Saint-Pétersbourg où enseigne son père. Mettant à profit ses quatre années d’études qui s’annoncent roboratives, il crée deux projets : Spbgu.ru, un forum pour les étudiants, et Durov.com, une bibliothèque électronique où l’on trouve manuels et résumés de cours. Il y met toute son énergie et code les pages de ses sites en écoutant les discours de ses « grands orateurs » préférés, Martin Luther King, Malcolm X ou Mussolini.

Une petite bande s’agrège autour des Dourov. Quand je rencontre Ilya Perekopsky, dans une minuscule cafétéria du centre de Moscou, mon temps est compté : l’homme enchaîne les rendez-vous, il est en transit, arrive de Tokyo et repart pour Barcelone, où il réside aujourd’hui. Il garde des airs d’étudiants, avec son physique maigrelet, sa coiffure en brosse pas toujours d’équerre et ses costumes sur pull-over. Il se souvient qu’à l’époque, Pavel s’était pris de passion pour Matrix, où le héros, Neo, tente de sauver une humanité prisonnière de cybermachines. Comme le personnage principal, Pavel s’habille déjà tout en noir, la couleur de la mission, du secret. Le logo de son site, Durov.com, un livre couleur or sur fond sombre, a de furieux airs de symbole maçonnique. « Réveille-toi, Neo, tu es l’élu… »

Pavel peaufine sa légende, le héros russe, maudit, brillant, obsédé par le triomphe de son idée.

« À ce moment-là, Pavel se rêve en modérateur suprême », raconte le journaliste Nikolaï Kononov. Le forum Spbgu.ru enregistre de plus en plus d’utilisateurs. La photo du « Neo russe » apparaît sur chaque page sous le pseudonyme « L’Architecte ». Il peaufine sa légende, le héros russe, maudit, brillant, obsédé par le triomphe de son idée. Il impose les thèmes de discussions, le libertarisme, ou « l’amitié est-elle possible entre garçons et filles ? ». Il évite les débats consensuels, pousse les étudiants à argumenter. Il a compris que donner le pouvoir à ceux qui ne l’ont pas, encourager chacun à revendiquer sa liberté est en réalité le meilleur moyen de les manipuler, ou du moins mobiliser les énergies. « Pavel fait juste du business », assure au contraire Anton Rozenberg, qui a rejoint la bande quelque temps plus tard comme bénévole, avant d’assister Nikolaï sur les aspects techniques. Il a depuis rompu avec les frères Dourov, qu’il considère comme des princes du cynisme et du marketing.

Les affiches que Pavel colle sur les murs de l’université parlent d’émancipation. Sur l’une d’elles, il évoque « la libération par les réseaux sociaux » en la transposant à celle des Noirs ­d’Amérique, qu’il appelle les « nègres » comme cela se fait encore en Russie. Il leur conseille de se faire payer leur dû pour les trois siècles d’esclavage : « Laisse-nous te montrer comment vous réveiller et commencer une véritable révolution ! Arrête de remuer ta langue. Tu n’as pas besoin de parler, tu as besoin d’action. » « Si Pavel est génial, c’est d’abord parce qu’il sent ce dont les gens ont besoin. Il le perçoit avant les autres. Il a conçu Spbgu.ru sans savoir qui était Zuckerberg, peut-être même avant lui », souligne Ilya.

Quatre ans après, il crée VK. Mais à la différence du fondateur de Facebook, Pavel refuse d’en faire une plate-forme marchande. Il cherche des investisseurs qui miseront sur l’explosion de la valeur de l’entreprise. Il appelle une vieille connaissance : Slava. Ou plutôt, son père, le mafieux géorgien. La famille Mirilachvili prend 70 % des parts de la société. Slava convainc aussi Lev Leviev, un copain rencontré en Israël, d’en prendre 10 %. Pavel se réserve les 20 % restants. Quand l’équipe décide toutefois de générer quelques revenus publicitaires, Ilya est embauché pour s’occuper des « business operations ».

Alors que les médias commencent à le surnommer le « Zuckerberg russe », Pavel emmène son équipe aux États-Unis. Ils doivent rencontrer de potentiels investisseurs, comme Twitter ou des fonds de capital risque, et nouer des partenariats, avec Mark Pincus notamment, le fondateur de Zynga, une société de jeux pour mobiles, qui n’en est qu’à ses débuts et les invite dans une modeste pizzeria (Pincus pèse aujourd’hui 2 milliards de dollars, selon le magazine Forbes). Les Russes se moquent un peu : eux sont là pour flamber. Le journaliste Nikolaï Kononov, qui s’est fait raconter l’équipée par Pavel et Andreï Rogozov, un collaborateur devenu depuis le patron de VK, raconte qu’ils font des « zigzags sur le continent américain », décidant la prochaine destination dans le taxi qui les mène à l’aéroport.

Zuckerberg, un « frère révolutionnaire »

Ils finissent par se poser en ­Californie. Hôtel surplombant la baie de San Francisco. Une visite des locaux de Facebook est organisée, un match Zuckerberg-Dourov. Les responsables marketing du réseau social américain prennent de haut leurs interlocuteurs, leur faisant comprendre que leur site n’est qu’un clone du leur. Les développeurs en revanche sont curieux : comment avez-vous fait pour que VK télécharge si rapidement ? Quid du chiffrement ? Dourov et ­Zuckerberg s’observent en chiens de faïence. Dans son parfait anglais, le premier tente de savoir si Facebook va s’attaquer au marché russe. ­Zuckerberg ne répond qu’à moitié, se disant intéressé par les économies en expansion.

L’Américain invite finalement tout le monde à dîner chez lui. Il sort la cravate et fait appel aux services de son excellent cuisinier, débauché de chez Google. De la viande, du gras, du sucré… Pavel passe la soirée à se tortiller sur sa chaise. Il est végétarien, ne mélange pas les aliments pour produire moins de suc gastrique, ne boit pas d’alcool. Pendant ce temps, Rogozov scrute leur hôte et en conclut que c’est un « type très étrange […] qui a les yeux fous lorsqu’il s’adresse à vous. Les muscles de son visage ne bougent pas lorsqu’il parle ».

En 2010, VK caracole en tête des médias sociaux les plus fréquentés de Russie, avec 100 000 abonnés, loin devant Facebook.

Dans l’avion du retour, Pavel confie à son équipe qu’il apprécie Zuckerberg. Il sent en lui un « frère révolutionnaire », un libertarien. L’État est obsolète. Les réseaux sociaux sont une superstructure de l’humanité. Ils permettent à l’information de se propager par-delà les frontières et les contrôles, afin de mieux servir le bonheur et la liberté de tous. Pavel loue aussi le pouvoir d’analyse de ­l’Américain, sa stratégie de développement, sa capacité à apprendre de ses erreurs. Il l’estime – même si au fond, explique Nikolaï Kononov, « comme manager, il préfère Steve Jobs, qui est plus autoritaire » – mais déteste par contre son bébé, Facebook, vendu aux marchands, saturé de bannières publicitaires. La coupable est désignée : « l’ADN de Facebook est défini en dernier ressort par Sheryl Sandberg », la n° 2 de l’entreprise, ancienne lobbyiste à Washington.

En 2010, VK caracole en tête des médias sociaux les plus fréquentés de Russie, avec 100 000 abonnés, loin devant Facebook. Un an plus tard, les législatives de l’automne sont marquées par des fraudes massives. Vladimir Poutine va briguer la présidence pour un troisième mandat. Le petit bricolage ayant consisté à confier pendant quatre ans le fauteuil à Dimitri Medvedev, personnage falot qui avait donné un ton plus libéral à la politique du Kremlin, a suscité un sentiment d’humiliation dans la classe moyenne. Le 10 décembre, 50 000 personnes dénoncent en chœur le « parti des escrocs et des voleurs », slogan ciselé par l’opposant Alexeï Navalny. C’est la plus importante manifestation depuis la chute de l’URSS, qui se disperse pacifiquement alors que les amplis crachent « Peremen » (« Changement »), chanson culte de Viktor Tsoï, la regrettée star du rock soviétique.

« L’Internet russe mourra »

Le Kremlin panique. Les services de sécurité, le FSB, ordonnent à l’application de fermer les pages de l’opposition. Dourov répond en tweetant la photo d’un chien, emblème du réseau, vêtu d’un sweet-shirt et tirant la langue. Il publie dans la foulée les scans des requêtes officielles des héritiers du KGB. Le lendemain, il annonce qu’il a fait reparamétrer son site pour permettre aux « groupes VK » d’être plus visibles, permettant ainsi de propager la contestation.

Loin de lui l’idée, pourtant, de s’engager en politique. Ironique, réaliste, il douche les espoirs de l’opposition russe dans une lettre ouverte à la fin de l’année 2011 : « Soudain, je suis devenu le héros des libres penseurs. […] En ces jours de décembre, alors que la jeunesse et les forces spéciales jouaient avec enthousiasme les révolutionnaires et les réactionnaires, nous nous sommes engagés en faisant notre métier prosaïquement, capturant simplement les demandes du public. […] Si des sites web étrangers continuent ­d’exister librement et que les sites russes commencent eux à être censurés, le Ru.net mourra sur le Net. »

Le pouvoir ne se voit pas d’autres choix que d’attaquer. Il multiplie les moyens de pression : il demande à Pavel Dourov des informations sur des manifestants ukrainiens pendant le conflit, l’accuse d’avoir heurté un agent de police en voiture, répand la rumeur que l’application collabore avec les autorités et conduit un raid musclé dans son appartement de Saint-Pétersbourg. Deux jours après cette perquisition, le 17 avril 2013, Mirilachvili le mafieux et Leviev son ami cèdent 48 % de l’entreprise au fonds UCP (United Capital Partners), un faux nez du pouvoir. Bientôt les cartes sont abattues : Alicher ­Ousmanov, oligarque d’origine ouzbèke et homme du Kremlin dans le secteur désormais si stratégique des télécommunications, prend directement le contrôle du capital de VK. Le « Facebook russe » vaut alors 3 milliards de dollars. Pavel Dourov est évincé. En 2014, il empoche autour de 300 millions de dollars et 2 000 bitcoins, pour les 12 % de parts qui lui restent. En avril, il s’envole pour Buffalo, aux États-Unis. Avec un nouveau rêve en poche : une application de messagerie instantanée. Sécurisée.

Telegram, une arme de combat 

« You say that WhatsApp sucks ? », demande, quelques mois plus tard, le journaliste incrédule qui anime une conférence de la Tech Crunch Disrupt, la grand-messe des start-up de San Francisco. « Vous dites que WhatsApp, c’est de la merde ? » « Absolutely », répond Pavel Dourov, tout sourire, avant d’enchaîner sur les avantages de Telegram, à commencer par la qualité du chiffrement inventé par Nikolaï. « Nous sommes en 2015, on est supposés avoir des voitures qui volent, mais si votre batterie est à plat, vous ne pouvez même plus accéder à vos messages WhatsApp ! »

Dans cet Olympe des start-up californiennes, Pavel crâne. Détente affichée, petites touches de provocation et d’humour, anglais parfait, arrivée sur musique techno. Rien ne trahit dans ce discours si maîtrisé les fantasmes de l’étudiant se rêvant en « modérateur suprême », sinon sa tenue plus Neo que jamais, veste col Mao ce jour-là. « Aujourd’hui, c’est juste que c’est plus pratique. Le matin, il n’a pas à se demander comment s’habiller », assure Ilya Perekopsky, devenu entre-temps vice-président de Telegram en charge du développement des affaires et des relations investisseurs.

L’époque a changé. L’affaire Snowden a éclaté deux ans plus tôt. L’ancien agent de la CIA et consultant de la NSA a révélé les programmes d’écoute aux États-Unis, Facebook et consorts sont soupçonnés de complicité. L’Architecte avait d’ailleurs proposé à Edward Snowden, son « héros personnel », de rejoindre l’équipe de VK. Refus poli. Le dissident, réfugié en Russie, soutient aujourd’hui une application concurrente, Signal. La plus sûre, selon lui.

Le système de cryptographie de Nikolaï ne serait-il qu’un argument de vente ? Ses détracteurs l’affirment, assurant que le succès de l’application tiendrait plus de ses fonctionnalités, comme la possibilité d’y créer des « chaînes » (où l’on « poste » des messages lus par les abonnés) ou des « chats secrets » (qui permettent d’envoyer des messages chiffrés de bout en bout). Quoi qu’il en soit, Pavel, le « modérateur suprême », a réussi à questionner les limites du pouvoir des États à l’ère numérique.

Quand Pavel Dourov se voit critiqué parce que sa messagerie a permis au groupe État islamique de diffuser sa propagande, il poste une photo de lui déguisé en djihadiste à la barbe fleurie, kalachnikov à l’épaule.

Après l’Inde et sans doute l’Iran, où Telegram a été interdite en mai 2018, mais désormais devant la Malaisie, l’Italie ou l’Ukraine, la Russie est un marché de plus de 10 millions d’utilisateurs. La messagerie y est influente dans tous les milieux, et surtout en politique où elle s’est imposée comme une arme de combat. « Des gens comme ­Viatcheslav Volodine, le président de l’Assemblée, et Sergueï Kirienko, qui assure la direction politique au sein de l’administration présidentielle, achètent des posts sur des chaînes Telegram jusqu’à 10 000 dollars pièce. D’autres achètent des chaînes ou paient des gens pour en animer. La Russie n’est pas une démocratie. Alors, bien sûr, l’anonymat que permet ­Telegram et la sécurité que Dourov dit garantir en font un outil très utile pour cibler les faiseurs ­d’opinion », explique Alexeï Tchadaïev tout près de la place Pouchkine, dans les locaux vieillots de son Institut du développement du parlementarisme, structure qui n’emploie guère que lui-même et via laquelle il met son savoir de « politechnologue » au service de quelques puissants.

Quand Pavel Dourov se voit critiqué parce que sa messagerie a permis au groupe État islamique de diffuser sa propagande et de collecter de l’argent, le trentenaire poste sur sa page YouTube une photo de lui déguisé en djihadiste à la barbe fleurie, kalachnikov à l’épaule. « Notre droit à l’intimité est plus important que notre peur que de mauvaises choses arrivent, comme le terrorisme. […] Les gens de l’EI trouveront toujours des moyens de communiquer. […] Nous devons donc d’abord protéger l’intimité de nos utilisateurs. » Après les attentats de Paris et Saint-Denis, le 13 novembre 2015, il suspend pourtant de lui-même des dizaines de comptes liés au groupe djihadiste.

En mars 2018, Roskomnadzor, le Service fédéral de supervision des communications, des technologies de l’information et des médias de masse, donne quinze jours à Telegram pour fournir au FSB ses clés de chiffrement afin de se mettre en conformité avec la loi Yarovaïa, adoptée en 2016 pour renforcer l’arsenal antiterroriste russe… et, comme partout, museler l’opposition. Dourov y va de sa petite note d’humour habituelle, publiant la photo d’une lettre par laquelle il informe le patron du FSB qu’il peut désormais accéder aux secrets du chiffrement de sa messagerie. Dessus, deux grosses clés en métal.

Le 16 avril, Roskomnadzor tente de bloquer 18 millions d’adresses IP. Mais Telegram demeure largement accessible. L’État bloque alors aussi des adresses IP de Google, par lesquelles les utilisateurs parvenaient à accéder à la messagerie cryptée. Un pays entier ne peut plus communiquer. Des milliers d’entreprises voient leur activité affectée, voire paralysée : systèmes de paiement, services d’enregistrement des compagnies aériennes, applications de sociétés de taxis, bibliothèques électroniques. Les autorités russes reculent. Le 30 avril, des milliers de Moscovites défilent dans les rues armés de petits avions de papier qu’ils font voler tandis que Pavel se dit fier « d’être né dans le même pays » qu’eux.

Un ascète en jet privé

Aussitôt après avoir abandonné VK et compris qu’il n’était peut-être pas prudent de traîner en Russie, Pavel Dourov s’est offert un passeport de Saint-­Christophe-et-Niévès, en échange d’une ­contribution de 250 000 dollars dans la Fondation pour la diversification de l’industrie du sucre de ces îles des Caraïbes. Il peut voyager sans visa dans 150 pays. Ou plutôt : dans 150 villes. L’Architecte aime les villes autant qu’il déteste les pays. San Francisco bien sûr, mais aussi Paris, Dubaï, ­Barcelone, Londres ou Riga. Une vraie vie de nomade par-delà ces « frontières féodales » qui n’ont plus de raison d’être au xxie siècle.

La tribu de Telegram, vingt, trente employés, ne reste que quelques mois dans un lieu, histoire de donner le moins de prise possible aux services de renseignements locaux. Trois mois à New York, Paris ou Berlin, trois autres au fin fond de la forêt finlandaise, ou on ne sait où. Les serveurs informatiques sont discrètement placés dans plusieurs pays tandis que les noms de certains collaborateurs sont tenus secret.

Pavel Dourov aime se décrire comme un « ascète », mais voyage volontiers en jet privé. Son compte Instagram raconte l’errance d’un homme qui prend le pouls du monde sans jamais rencontrer âme qui vive. Un jour à Venise dans un palais avec vue sur le Canale Grande, un autre dans un hôtel à la décoration minimaliste donnant sur ­Central Park, bientôt le voilà au pied d’une statue de Vishnou à Bali ou torse nu dans le désert émirati, dans une pose évoquant 300, désormais son film favori, « l’histoire de 300 Spartiates luttant pour défendre la liberté de leurs compatriotes ». « Il passe énormément de temps à lire les messages des utilisateurs des réseaux sociaux », voudrait rassurer Ilya Perekopsky. « Pas du tout, il aime juste le luxe,rétorque Anton Rozenberg, qui a décortiqué son compte pour savoir combien dépense son ex-ami : 11 000 euros par nuit pour la suite Vendôme du Ritz, et je ne parle pas de sa Mercedes-Maybach blanche, ou du château médiéval qu’il a loué en Italie pour fêter son 32e anniversaire. »

Pavel Dourov cache tout de sa vie privée, laissant entendre qu’il vit seul, quand plusieurs sources assurent qu’il est marié et a trois enfants. Il dit aussi que malgré les propositions miro­bolantes de rachat de Telegram par les grands noms de la Silicon Valley, il ne cédera pas. « Même pour 20 milliards de dollars. » Il ne veut pas non plus d’investisseurs extérieurs, ni de publicité, et entend continuer à financer son projet seul, avec l’argent tiré de la vente de ses parts de VK. Les intérêts des 300 ­millions de dollars récoltés en 2014 contribuent à faire tourner Telegram. « Ne jette pas ton argent par la fenêtre comme ça. Tu dois le faire de façon créative », recommandait, à une autre époque, Pavel à son ami Ilya en plein Saint-Pétersbourg.

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(2/3). Semaine après semaine, Sebastian passe au crible la province de Nangarhar, en Afghanistan. Elle est devenue son terrain de chasse.
Soixante minutes pour oublier la guerre
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(3/3). Si les images en HD de corps en charpie hantent certains, la vraie menace pour les équipages de drone, c’est le burn out.
Porto Rico, terre promise de la Silicon Valley
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Sur l’île balayée par les ouragans, de jeunes millionnaires se rêvent en prophètes. Mais la technologie n’achète pas tout.
OneCoin, monnaie virtuelle et escroquerie bien réelle
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La mésaventure de Jennifer McAdam qui a choisi d’investir l’héritage de son père sur le futur. Une arnaque mondiale à 2 milliards d’euros.
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John est atteint d’un cancer incurable. Son fils veut continuer à converser avec lui après sa mort.
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Dans le paradis du milliardaire Richard Branson, une poignée de milliardaires se retrouvent pour définir l’avenir. Rien de moins.
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Qui se cache derrière Samvel Karapetyan, et pourquoi la pluie de sanctions européennes le contourne-t-elle ?
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La chasse aux achats immobiliers douteux pâtit d’un manque chronique de moyens, dit le secrétaire national de Solidaires finances publiques.
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Elena Chernyshova a embarqué avec les employés du géant de l’énergie russe Gazprom, sur la ligne de train la plus septentrionale du monde.