Pour une fois, l’article publié sous la mention « exclusif » sur le site des Échos n’intéresse pas que les lecteurs des pages économiques. Il concerne un des sujets les plus électrisants d’Internet : l’esport, c’est-à-dire les compétitions de jeux vidéo. « Karmine Corp valorisé près de 50 millions d’euros », titre le grand quotidien ce 4 février 2025. Le club d’esport le plus suivi de France, cofondé par deux célébrités d’Internet, Kameto et Prime, est « sur le point » de réaliser une levée de fonds d’« entre 5 et 10 millions » avec l’entrée au capital de Paris Entertainment Company, la société qui gère le palais omnisports de Paris-Bercy (« Accor Arena ») et le Bataclan. À la manœuvre, précise l’article, « la banque d’affaires Grandeur Company d’Iris Alameddine ».
Seul problème, tout est faux. Paris Entertainment Company n’a pas mis un centime, et n’a pas l’intention de le faire. Juste après sa publication, la représentante de la société s’est ruée sur son téléphone pour démentir et obtenir la suppression de son nom dans la version en ligne de l’article. La chuchoteuse de ce faux scoop est lris Alameddine, une jeune banquière d’affaires qui ne recule pas devant les tactiques cavalières.
Foot, influence et MMA
À l’exception des fans les mieux informés de la Karmine Corp, le grand public ne la connaît pas. Mais l’élégante businesswoman est une familière du monde du football, des tapis rouges de la cérémonie du Ballon d’or aux loges VIP du Real Madrid. Rouge à lèvres toujours impeccablement gloss, longues mèches châtains qui frisent sur les épaules, sourcils dessinés au crayon, Iris Alameddine consume ses journées dans le financement de tout ce qui est tendance sur les réseaux. Soit le foot, l’influence, les arts martiaux mixtes (MMA) et, bien sûr, l’esport. Sollicitée à plusieurs reprises par XXI, elle n’a pas donné suite.
Avant de se mettre à son compte, la trentenaire a fait ses classes au sein du Raine Group. Lorsque l’industrie du divertissement signe de très grosses affaires, cette banque n’est jamais loin. Créée en 2009 par deux anciens de Goldman Sachs et d’UBS, la firme a notamment géré en 2022 la vente du club de foot londonien Chelsea par l’oligarque russe Roman Abramovitch, alors menacé du gel de ses avoirs à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Elle a aussi supervisé, l’année dernière, la fusion entre les deux principaux mastodontes des sports de combat, la World Wrestling Entertainment (WWE, spécialisée dans le catch) et l’Ultimate Fighting Championship (UFC, pilier du MMA).
« Conquérir le monde »
C’est sur présentation de cette carte de visite qu’Iris Alameddine s’est introduite dans l’esport. Avec une ambition : faire entrer ce secteur en pleine croissance dans le royaume des grands. La jeune banquière le sait, l’esport déchaîne les passions – ou, pour le dire dans le langage que comprennent les gens de son monde, « les créateurs de contenu du secteur génèrent des taux d’engagement inouïs ». Mais c’est aussi une économie chaotique où de jeunes vingtenaires sont propulsés au rang de célébrités, à peine sortis de la chambre à coucher depuis laquelle ils se sont fait connaître. Et se retrouvent soudainement confrontés à des montages financiers en millions d’euros.
En 2022, elle forge un pacte avec son ami Amine Mekri, blogueur vidéo connu sous le nom de Prime et devenu rappeur au million d’abonnés sur YouTube. Elle en devient formellement la manageuse et la conseillère. Mekri possède à l’époque un asset de taille, comme dirait un banquier : 45 % des actions du club le plus à la mode en France, la Karmine Corp, fondé en 2021.
Dans un séminaire de la Banque publique d’investissement (BPIFrance), Iris Alameddine déploie le storytelling de son protégé. La marque de vêtements au nom éloquent – Narcissique – lancée par Prime n’est pas une simple ligne de prêt-à-porter, corrige-t-elle, « c’est un mouvement culturel ». À quoi doit penser un entrepreneur pour la convaincre d’investir en lui, s’interroge-t-on dans l’audience ? À « conquérir le monde », répond-elle entre deux séquences de franglais qui, même au royaume de la « French Tech », sonnent too much. Son propre récit de vie se veut aussi inspirant que celui de son champion : « Je me suis mariée très jeune, raconte-t-elle. Je n’ai pas suivi la filière du bac général, j’ai porté le voile très tôt… Je n’étais pas dans une configuration idéale pour faire une grande carrière. »
Quitte à s’incruster
Sous les dorures de La Réserve, un palace parisien où elle a l’habitude de donner ses rendez-vous, la banquière démarche des personnalités des médias ou d’Internet. Ceux qui ont travaillé avec elle, au sein de la Karmine Corp ou en dehors, le disent constamment : Iris Alameddine est une créature de « calls » et de rendez-vous d’affaires, à l’aise avec les mots et les pitchs. Elle dégage un charisme difficile à ignorer. À son champion Prime, elle fait découvrir les hautes sphères. Leurs agendas indiquent qu’elle obtient pour lui des rendez-vous au siège de l’UEFA en Suisse, ou avec Pedro Iriondo, alors directeur général de l’Olympique de Marseille. « C’était hallucinant, se souvient un banquier qui les a croisés à cette époque-là. Elle organisait le rendez-vous et Prime débarquait comme si c’était une star internationale. Un vrai traquenard. »
Iris Alameddine a ses entrées dans le club de football le plus titré d’Europe, le Real Madrid, par l’intermédiaire de Julien Piwowar, responsable de l’innovation. Dans son réseau d’affaires se trouve aussi Pierre-Antoine Capton, l’influent directeur du géant de l’audiovisuel Mediawan, qu’elle présente comme un client. Quitte à s’incruster dans ses intérêts économiques, assurant avoir agi en conseil de Capton sur le « deal historique » d’achat du club Stade Malherbe Caen par Coalition Capital, le fonds de Kylian Mbappé. En réalité, le magnat de l’audiovisuel n’était qu’indirectement concerné, puisque ce n’est pas lui qui a vendu ses parts mais Oaktree Capital Management, un fonds californien.
La carpe et le lapin
En 2022, au début de l’alliance d’Amine Mekri et d’Iris Alameddine, la banquière invite les troupes de son protégé à travailler dans les bureaux du Raine Group. Dans le cossu 8e arrondissement de Paris, rue François-Ier, deux mondes se rencontrent et se reniflent. Des costumes de la finance se retrouvent en colocation forcée avec des influenceurs tatoués, baskets de créateurs au pied. Parfois, les rendez-vous se tiennent dans un loft à Saint-Denis, où les forts effluves d’herbe qui émanent de la bande de Prime sont mieux tolérés.
Les petites mains prennent des notes à l’écoute des plans de bataille d’Iris Alameddine pour attirer des investisseurs. Ou de ses projets pour faire de l’entreprise de Prime, baptisée Kelawin (littéralement : « Que de la gagne »), une « écurie de gestion de talents » – c’est-à-dire une agence d’influenceurs. Des documents internes témoignent des cibles prestigieuses que se fixaient à l’époque cette alliance de la carpe et du lapin : Victor Wembanyama, le basketteur star de la NBA, Morgan Charrière, combattant à l’UFC, ou le rappeur Kekra, invité la même année au grand rassemblement des fans de la Karmine Corp à Bercy.
État d’urgence permanent
Au conseil d’administration de la Karmine, le rôle d’Iris Alameddine consiste à veiller sur les intérêts de Kelawin, actionnaire du club et vaisseau commercial de Prime. Mais représenter Amine Mekri est devenu un état d’urgence permanent depuis que celui-ci a été le protagoniste – et, surtout, le perdant – d’une lutte longtemps cachée pour le contrôle du club d’esport.
Les premières hostilités remontent au mois d’août 2022. Une mise en demeure de Kamel Kebir, alias Kameto, cofondateur et président de la Karmine, convoque Prime à une réunion en vue de sa « révocation ». Lui sont reprochées l’opacité de « l’ensemble des opérations de merchandising correspondant à l’exploitation de la marque Karmine Corp » – jusqu’alors son domaine réservé – et « la confusion créée par Monsieur Mekri dans son intérêt exclusif » entre ses activités personnelles et celles qui engagent le club. Pire, le courrier fait part du « soupçon d’une manœuvre volontairement frauduleuse ».
Heureusement, l’entregent d’Iris Alameddine offre à son client acculé une diversion idéale. Un mois plus tôt, elle lui a arrangé une rencontre avec l’investisseur danois Nikolaj Nyholm, lui aussi lié au Raine Group, dans un restaurant huppé de Londres. Cet homme qu’elle connaît bien détient la clé du futur de la Karmine : une place au sein du LEC, le championnat d’esport le plus prestigieux du continent, sur le jeu League of Legends. Cette rencontre est la première pierre des négociations qui permettront à Karmine Corp de poser le pied dans l’élite européenne des jeux vidéo, au prix d’un endettement considérable.
Des photomontages assassins
En novembre 2024, quand la revue XXI révèle les coulisses de cette guerre secrète, c’est encore Iris Alameddine qui bataille pour son youtubeur. Les fans de la Karmine s’insurgent de la mauvaise gestion et des avantages personnels qu’a essayé de s’octroyer Prime au détriment du club d’esport. Sur les réseaux, ils enchaînent les photomontages assassins, saturent X-Twitter de commentaires ironiques. Au grand rassemblement KCX4 à l’Accor Arena, dans une salle comble de 28 000 personnes, des tifos – ces animations visuelles organisées par les supporters en tribune – demandent sa démission. La banquière le sait : pour un influenceur, un tel bad buzz se paye cash par une fuite des annonceurs. Autant dire un game over dans ce milieu qui en tire l’essentiel de ses revenus.
Pourtant, dans ce tourbillon, Iris Alameddine renouvelle ses vœux de fidélité à Prime. « Bon apparemment, je suis la manageuse de Bernard Tapie 😁 ! tente-t-elle d’ironiser sur Instagram. Grosse force le meilleur, tu es déjà une légende qui a inspiré toute une génération, et toute la mauvaise foi du monde ne pourra jamais retirer ça. »
Dix jours plus tard, elle échafaude une contre-offensive : Paris Match publie une autre « exclusivité », l’annonce d’une plainte en diffamation déposée par Prime contre la revue XXI, avec plusieurs citations de proches du youtubeur. Un an plus tard, nous n’avons toujours aucune nouvelle d’une telle plainte.
Réunion clandestine
Ces effets de manche médiatiques risquent de ne pas suffire à éteindre l’incendie qui couve. Arthur Perticoz, alors directeur général de la Karmine Corp – lui-même introduit dans le club par Alameddine après le conflit de 2022 –, peut bien évacuer devant son audience LinkedIn nos révélations comme « des désaccords passés (et réglés) ». Mais les mouvements des protagonistes racontent une tout autre histoire.
Le 16 novembre 2024, dans un café d’une rue adjacente aux bureaux de la Karmine, Kameto et son bras droit Zouhair Darji, alias Kotei, organisent une réunion qui a été tenue secrète jusqu’à aujourd’hui. « Il était temps que ça sorte », lance le président du club aux personnes présentes. Autour de la table, plusieurs anciens salariés de Prime, collaborateurs historiques de la Karmine Corp, qui ont chacun accumulé des griefs contre le créateur de contenu : salaires impayés, licenciements abusifs, comportements inappropriés.
L’une des participantes décrit l’emprise qu’aurait exercée Prime sur elle tout au long de l’année 2019, et affirme être prête à témoigner contre lui. Elle lui reproche de l’avoir menacée de licenciement à plusieurs reprises s’il ne lui accordait pas de « faveurs sexuelles ». Visiblement déterminé à se débarrasser de son cofondateur, Kameto assure l’assemblée de son soutien sans réserve si la parole devait se libérer publiquement. Mais, rapporte une personne présente, il leur demande d’attendre quelques semaines pour que la Karmine puisse boucler sans heurts ni fracas une levée de fonds essentielle à sa survie. Situation d’autant plus inextricable que l’opération est gérée par… Iris Alameddine.
« Recensement des casseroles »
Interrogée à propos de cette réunion et des accusations d’anciens employés qui y ont été compilées, la banquière n’a pas répondu à nos questions, qu’elle a qualifiées de « misogynes ». Tandis que l’avocat d’Amine Mekri, Alexis Rutman, a réfuté « avec la plus grande fermeté » tout comportement déplacé « sur quelque collaboratrice et/ou compagne que ce soit ».
L’une des personnes présentes lors de la réunion secrète la décrira après coup, auprès de XXI, comme une « séance de recensement des casseroles de Prime et d’Iris ». Ce trentenaire était chargé de la comptabilité de Kelawin, la société de Prime, et de la Karmine Corp entre 2021 et 2022. Il est aujourd’hui au cœur d’une procédure aux prud’hommes contre son ancien patron. Contrairement à d’autres employés qui ont préféré transiger, sa procédure ne sera pas retirée. Et pour cause : il est mort. Criblé de dettes, victime d’une escroquerie sentimentale, il réclamait plus de 150 000 euros pour des salaires impayés et autres indemnités. Le 7 janvier 2025, il s’est tiré une balle dans la tête.
Jusqu’au bout
Sur des feuilles de papier imbibées de sang, on déchiffre son testament. Deux pages de reconnaissance de dette sur lesquelles il a inscrit sa volonté de « continuer les poursuites contre Kelawin ». Volonté qu’a décidé d’honorer sa mère. Le 10 octobre 2025, une première audience s’est tenue devant le conseil des prud’hommes de Paris. « Monsieur Mekri [l’]estimait énormément. Il est donc évidemment peiné de son décès tragique », affirme Me Rutman, l’avocat de Prime, interrogé à ce sujet.
Si sa mort n’est pas directement liée à son ancien employeur, mais à l’arnaque dont il a été victime, sa mère nous a confié sa détermination à aller « jusqu’au bout ». « Ce sont ses histoires avec la Karmine Corp qui ont préparé le terrain pour qu’il commette l’irréparable », analyse-t-elle. Alertée peu après le décès par Arthur Perticoz, Iris Alameddine a dû activer une énième fois le mode de gestion de crise. Mais, cette fois-ci, extinction des écrans. Ce petit monde qui vit de gloire virtuelle et de coups de com’ permanents est rattrapé par le réel. Les rêves de grandeur ont des airs de cauchemar.