Portrait  |  Pouvoirs

Éric Benzekri, l’homme qui fantasmait la guerre civile

Écrit par Ramsès Kefi et Clément Fayol Illustré par Jules Magistry
16 mars 2025
Éric Benzekri, l’homme qui fantasmait la guerre civile
Il aurait prédit les Gilets jaunes, il annonce maintenant le chaos. Ancienne plume du PS, le scénariste des séries « Baron noir » et « La Fièvre » séduit les politiques. Mais sa vision d’une France déchirée entre extrême droite et gauche radicale fait débat.
Article à retrouver dans la revue XXI n°68, Gauche cherche prophète
24 minutes de lecture

En juin dernier, alors que la France est surprise par la dissolution de l’Assemblée nationale, le monde politico-médiatique se gargarise des fulgurances d’un homme : Éric Benzekri. Le scénariste vient tout juste de déposer un nouveau mot dans le lexique de la com’ politique : « fièvre ». Emmanuel Macron lui offre une réclame de luxe. Dans son discours de dissolution, le président de la République parle d’une « fièvre qui s’est emparée ces dernières années du débat public et parlementaire dans notre pays ». La France a chaud et Macron s’érige en docteur contre « les extrêmes », à sa droite et à sa gauche. Entre deux pronostics sur l’issue de ces législatives anticipées, Le Figaro publie un article titré « La Fièvre, cette série qui a intoxiqué Emmanuel Macron et ses conseillers ». L’affaire est belle. La fiction inspirée de faits réels laisserait place à son contraire, une réalité tirée de la fiction. Et ce serait « Benzek » – c’est son surnom –, cheveux gris, voix éraillée et dégaine d’instit’, au stylo.

Chapitre 1

L’envol d’une plume nostalgique

L’armoire à concepts est pourtant déjà remplie à ras bord, mais le scénariste jouit d’un statut à part. Des journalistes, des élus et des conseillers ministériels lui prêtent le pouvoir de prévoir les situations dans ses fictions – des crises, des alliances, des vainqueurs. Alors, ils discutent et dînent avec lui pour stimuler leur inspiration et repartir, pourquoi pas, avec une vision après le dessert. Depuis peu, Benzek transporte dans les contrées du chaos, en particulier celle de la guerre civile en France.

Diffusée sur Canal+ en mars 2024, La Fièvre raconte, en six épisodes, les conséquences d’une embrouille entre un footballeur noir et son entraîneur blanc. Lors d’une cérémonie, le joueur lâche un improbable « sale toubab » – « occidental » en malinké, « blanc » en argot. Et envoie un coup de boule à son coach, devant les caméras. L’affaire dégénère sur les réseaux sociaux avant de métastaser dans toute la société. Le pays est à un tweet du conflit armé à cause de l’extrême droite d’un côté et de la gauche radicale de l’autre, mises au même niveau dans la série, à quelques nuances près.

Tatouages et déclin de la France

Mais Samuelle « Sam » Berger, l’héroïne, trouve une façon de sauver la paix. Communicante HPI – « haut potentiel intellectuel », selon le vocable à la mode –, elle est la seule à voir que le monde peut s’effondrer et que les politiques ont délaissé le socle commun, la République, celle-là même qui garantirait son lopin d’égalité et de fraternité à chacun, pour peu que les questionnements identitaires soient minorés. Sam prône la concorde laïque et le collectif comme religion unique. Pour elle, l’augmentation du nombre de personnes tatouées est à « verser au dossier du déclin de l’unité de la société française ». Par exemple. Se tatouer, c’est participer à la « promotion de soi, [au] besoin de distinction, [au] narcissisme » de « l’époque ». Tout est lié.

Alors la jeune femme prêche, feutre Velleda sur tableau blanc, dans des salles de réunion aux allures de labos. Elle anticipe les coups de son adversaire et alter ego, Marie Kinsky, ancienne communicante reconvertie en influenceuse identitaire sauce Hanouna – l’animateur apparaît d’ailleurs dans la série. Le cerveau de Sam établit des connexions et du jargon à toute heure, à la vitesse des comètes. Son hypersensibilité lui vaut des séjours en hôpital psychiatrique, où son médecin la sermonne : « Vous ne pouvez pas attendre que le monde guérisse pour vous guérir vous-même. Aucune personne ne peut porter ça sur ses seules épaules. » Et l’héroïne de répondre, comme un acte de foi : « Mais je ne suis pas seule. »

Qui est capable d’avoir une vision de la société ? Par paresse, certains se raccrochent à un scénariste.

Le député socialiste Emmanuel Maurel

Sam est inspirée d’un personnage réel, qui a décliné notre demande d’entrevue : Éric Benzekri lui-même. Le scénariste, ancien militant et cadre socialiste, assume publiquement sa nostalgie. La gauche, dont il a arpenté les cuisines, « c’était mieux avant ». Les mobilisations, les partis et le football aussi, à certains égards. Le club qu’il met en scène est une coopérative, sur le modèle de la démocratie corinthiane brésilienne des années 1980 – l’organisation collective d’un club de foot de São Paulo, qui est devenue symbole de résistance à la dictature. Son président fictif est raisonnable et cultivé ; son entraîneur, un type fort sympathique à l’accent du sud. C’est le récit d’un mode de fonctionnement que le business et le capitalisme sauvage rendent obsolète. Le choix du foot comme toile de fond n’est pas anodin. Avec l’école, l’auteur le considère comme l’un des derniers espaces de fraternité.

À la terrasse d’un café de gare, Emmanuel Maurel, député socialiste du Val-d’Oise et copain de Benzek, alterne entre tabac et vapoteuse, références littéraires et cinématographiques : « La gauche a toujours été nostalgique. En réalité, c’est dans son histoire. Elle est nostalgique de luttes du passé qui, paradoxalement, se sont souvent soldées par des échecs. » Et, il en est certain, la raréfaction des grands intellectuels capables de parler au plus grand nombre explique cette croyance en un oracle : « Qui est capable, désormais, d’avoir une vision de la société et de porter une idée ? Par paresse, certains se raccrochent à une série et à un scénariste, certes brillant. » Il sourit : « Lorsqu’on a 50 ans aujourd’hui, qu’on évolue en politique et qu’on est de gauche, il est très difficile d’aimer l’époque actuelle. »

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Chapitre 2

Un louveteau aux dents aiguisées

Éric Benzekri en a 51. Enfant de la petite classe moyenne, il grandit à Montesson, dans les Yvelines, à vingt bornes de Paris. Il aime le foot, les bals du 14-Juillet et les motions de censure du PS – il est précoce. Le pavillon familial est le QG de la CFDT, du club de foot et de la gauche du coin. Après Sciences-Po Strasbourg, il renonce à l’ENA et prend part aux mobilisations étudiantes en 1990 contre un Jospin à l’image déjà écornée par sa loi de 1989 sur la réforme du système éducatif. Dans la foulée, il rejoint l’Union nationale des étudiants de France (Unef) et le Parti socialiste – les deux sont liés. Benzek fait partie de la bande « à » Julien Dray, dit « Juju », réunie dans un bout d’Essonne, en banlieue sud. De dix-huit ans son aîné, Juju est un mentor pour Éric Benzekri et d’autres louveteaux à la dentition aiguisée. Ils se convainquent que ce département, entre tours et champs, riches agriculteurs et classe ouvrière, est un terrain où peut se jouer le futur de la gauche. Avec Jean-Luc Mélenchon ou encore Marie-Noëlle Lienemann, ils forment en 1991 la Gauche socialiste, un courant du PS qui se réclame du progressisme, et met le social au-dessus de tout.

L’équipe est dans les petits papiers de François Mitterrand. Le président de la République compte sur le commando pour s’assurer une image de réformateur auprès de la jeunesse, mais aussi des quartiers populaires. Une décennie plus tôt, à l’automne 1983, la marche pour l’égalité et contre le racisme – dite « marche des Beurs » – a donné lieu à des mobilisations hors norme. Elle a envoyé un signal à la classe politique : une partie des personnes immigrées et de leurs descendants se sentent discriminés. La gauche au pouvoir a répondu l’année suivante en créant SOS Racisme, autour d’un slogan : « Touche pas à mon pote ». Juju en était l’une des figures. Benzekri fait partie de l’aventure.

Benzekri est un animal politique. Je l’ai eu comme assistant, je sais.

Le socialiste Julien Dray, ancien mentor d’Éric Benzekri

L’association se spécialise dans le combat contre l’extrême droite. Coluche et Daniel Balavoine soutiennent, Bernard-Henri Lévy œuvre à sa popularité en organisant meetings et conférences de presse. Les concerts organisés tous les ans par « SOS » réunissent des dizaines de milliers de personnes. L’association multiplie les testings à l’entrée des boîtes de nuit ou lors de visites d’appartements pour mesurer l’ampleur des discriminations. Côté politique, elle sert de vitrine à ses cadres, comme Harlem Désir ou Malek Boutih, qui intégreront le gouvernement.

En 1996, à la mort de Mitterrand s’ouvre une guerre d’appareil et, donc, de pouvoir. « On se battait pour les mots d’ordre, pour imposer des courants aux congrès », se souvient Jean-Christophe Cambadélis, alias « Camba », ex-secrétaire national du PS. C’est l’époque où les guerres intestines sont une banale journée au travail. À ce jeu, Benzek excelle. Il est le protégé de Julien Dray, qui nous en dresse un portrait flatteur : « C’est une personnalité, un animal politique. Je l’ai eu comme assistant, je sais. C’est un bosseur. » D’autres se rappellent un négociateur redoutable, cultivé, capable d’écrire avec finesse des discours plus vite que son ombre. « Benzekri est issu de cette culture où faire de la politique, c’était faire de la tactique. Ses séries sont l’expression de la politique d’une époque révolue », poursuit Camba – qui signe ses messages « J2C » comme un DJ.

Les égos se tendent, les amitiés s’effritent

Au début des années 2000, Benzek intègre le cabinet de Jean-Luc Mélenchon, ministre délégué à l’enseignement professionnel du gouvernement Jospin. C’est l’osmose. Les deux hommes participent même à la rédaction d’un roman politique, Sept jours dans la vie d’Attika (éd. Ramsay, 2000) – l’histoire d’une gosse d’immigrée rêvant de devenir prof. En 2002, les socialistes échouent au premier tour de la présidentielle. Jean-Marie Le Pen est en finale. C’est le cataclysme. Les égos se tendent, les amitiés s’effritent, comme celle de Dray et Mélenchon – il y a un coq de trop. En 2008, la justice ouvre une enquête sur le train de vie de Juju, épinglé pour son goût pour les montres de luxe payées en liquide. La bande explose, le respect pour le père avec. Dray et ses fils spirituels se chamaillent pour une circonscription, chez eux en Essonne, au moment des législatives de 2012. Jean-Luc Mélenchon a déjà quitté le PS, qu’il accuse de ringardise dès qu’il en a l’occasion. Benzek, lui, bascule dans le cinéma.

Il reste plume, mais désormais au service de Canal+. Le presque quadra collabore d’abord à l’écriture de Maison close – sur un lupanar du XIXe siècle – et de Lascars – une série animée sur quatre banlieusards. Son projet de fiction autour d’un Obama français tombe à l’eau, mais il persévère. La politique le démange toujours. Benzek co-écrit Baron noir, que la chaîne cryptée diffuse à partir de 2016. Un succès, autant qu’une revanche, qui lui apporte la part de gloire et de lumière dont la politique pure et dure l’avait privé.

Tirer les ficelles et bousiller sa famille

La série retrace la trajectoire de Philippe Rickwaert, un élu du Nord mi-truand mi-sincère, incarné par Kad Merad. Rickwaert tire les ficelles dans l’ombre, fomente des coups, bave sur le pouvoir, bousille sa famille pour la politique. Dans les grandes lignes, il est inspiré de Juju, qu’on surnomme « Baron noir » dans le milieu. Les trois saisons subliment le rôle des petites fédérations du Parti socialiste, des politiques cultivés et bagarreurs, des utopistes de gauche qui renversent un scrutin en une nuit de boulot. Rapidement, les journalistes constatent l’effet galvanisant de Baron noir sur des élus de tous bords, même à toute petite échelle, qui se revendiquent de Rickwaert ou tentent de copier ses stratégies.

Baron noir propulse Benzek au rang d’« oracle » pour avoir prévu l’ascension jusqu’à l’Élysée d’une élue centriste issue du PS. Une frange politico-médiatique y voit Emmanuel Macron. En parallèle, il met en scène un mouvement populaire qui surprend tous les partis et bouscule l’équilibre politique. Un proche conseiller de Gérald Darmanin en est convaincu, « il a prédit les Gilets jaunes » ! C’est une interprétation : le scénariste en personne explique s’être inspiré de Donald Trump aux États-Unis et de Beppe Grillo en Italie. Mais qu’importe. Ainsi se construisent les mythes.

La série « Baron noir » raconte la nostalgie d’un monde où le PS écrasait tout.

Le député socialiste Arthur Delaporte

Des journalistes commencent à vénérer Benzek parce que, in fine, il les flatte. Dans Baron noir, il place la corporation au centre du jeu, comme à l’époque où les kiosques ne fermaient pas et qu’Internet pesait si peu. Dans le jargon médiatique, l’expression « baron noir » fait une percée, apparaissant pour décrire un personnage qui, dans l’ombre, démêle des situations complexes dès qu’une tension se manifeste. Arthur Delaporte, député socialiste du Calvados, historien de formation, a décortiqué les épisodes dans un article universitaire. Il nous dit : « On pourrait appeler ça le “soçtalgisme”, une nostalgie du socialisme d’antan. Cette série arrive dans un contexte où le PS s’est effondré dans les urnes. Éric raconte déjà sa nostalgie d’un monde qui s’en va, celui où son PS écrasait tout. »

Il poursuit : « La Fièvre reste dans cette veine. Au travers de cette fiction, il nous livre un scénario du pire, qui, de mon point de vue, va beaucoup trop loin. Néanmoins, il nous dit “Voilà ce qui pourrait arriver. Que pouvez-vous faire pour éviter ça avant qu’il soit trop tard ?” » En off, des proches insistent : la génération de Benzekri, élevée dans la trinité PS-Unef-SOS Racisme, est traumatisée par l’extrême droite, qui fut l’un des socles de son engagement politique. Et se trouve aujourd’hui fort démunie de n’avoir pas pu éviter sa montée.

Chapitre 3

La prophétie préférée de l’extrême droite

dessin d’une voiture en feu dans une cité

La Fièvre est un prolongement pessimiste de Baron noir, avec cette fois des femmes, des écrans et des communicants de crise au sommet de la chaîne alimentaire. Une militante féministe envisage de prendre les armes contre les hommes pervers, tandis que le coup de boule du footballeur engendre des tensions identitaires. La maison du jeune homme est brûlée, des cités HLM s’échauffent et menacent de tout cramer, en représailles. Le téléspectateur est projeté dans une bulle d’angoisse et de surinformation, où les concepts de com’ et de sociologie transforment certaines séquences en cours magistraux. Benzek est sorti de son habitat naturel – la politique des tambouilles – pour s’attaquer aux réseaux sociaux, auxquels il accorde une puissance démesurée. Comme si le pouvoir s’y jouait totalement désormais, alors que des cadors en ligne ne pèsent rien dans la vie réelle.

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Rémi Lefebvre, politologue, analyse : « Le niveau d’écriture est toujours élevé. Mais c’est une série très technique. Beaucoup de gens ignorent ce que signifient des concepts comme le wokisme ou encore le décolonialisme… » Emballé par Baron noir, il l’est moins par La Fièvre, à qui il trouve une lacune de fond : l’absence de contexte économique, nécessaire selon lui pour aborder la question du communautarisme. En ressort une vision de la société dans laquelle les mouvements populaires sont de grandes masses informes, presque bestiales, que des tacticiens manipulent habilement.

Un fantasme de conflit ethnique

Mais La Fièvre a un allié : les médias. À chaque fait divers, et dès que la question de l’appartenance religieuse peut s’immiscer, le fantasme du chaos, dans lequel la France imploserait, envahit les plateaux télé et les sites d’information. Dans la veine de l’affaire de Crépol quand, mi-novembre 2023 – quelques mois avant la diffusion de la série –, Thomas, 16 ans, est tué dans une fête de cette petite commune drômoise. Les suspects sont issus d’une cité HLM voisine.

Les militants d’extrême droite identitaires et leurs alliés s’emparent de l’affaire. Les réseaux sociaux bouillonnent. Certains journalistes valident la thèse d’un affrontement en gestation entre ruralité et quartiers populaires, entre « Blancs » et « musulmans ». Des semaines plus tard, l’enquête policière n’écarte plus la théorie d’une bagarre entre ados qui dégénère. C’est trop tard. Le fantasme d’un conflit « village contre quartier populaire », avec son vernis ethnique, a fait son chemin. Mais n’a pas débouché sur des scènes de violence comme dans La Fièvre. La prophétie préférée de l’extrême droite ne s’est pas réalisée. La guerre civile n’a pas eu lieu.

« Le réel a échappé à la gauche »

Veste en tweed, chemise ouverte et chaîne en or, Ian Brossat soupire fort en décrivant un dilemme : « L’extrême droite a installé un climat. Que doit-on faire, en tant que responsables politiques ? Rebondir sur un fait divers ou une polémique qu’elle a lancée, ou bien ignorer en se laissant accuser de ne pas s’intéresser à ces sujets et de fermer les yeux ? » Devant la bibliothèque de son grand bureau, le sénateur et conseiller communiste de Paris renchérit : « La série a un bienfait, à mon sens : elle montre que le réel a échappé à la gauche et provoqué un désarroi dans nos rangs. »

Dans Le Nouvel Obs, Sandrine Rousseau a signé en avril 2024 une tribune consacrée à La Fièvre. La députée écologiste s’est reconnue dans la figure de la féministe radicale, dépeinte comme une fournisseuse de voix au RN. En substance, elle trouve que les personnages d’extrême droite sont mieux travaillés que ceux de gauche, hors PS. Elle loue l’« écriture au cordeau » du scénariste, mais critique tout le reste. Éric Benzekri a lu sa tribune. Il lui a proposé un café, qu’elle a accepté. Cette invitation a donné lieu à un article dans Libération, preuve s’il en fallait de l’importance prise par Benzekri dans le jeu des alliances.

Éric Benzekri évoque la perte du « collectif », mais il ne critique pas le courant de la gauche qui l’a affaibli.

La députée écologiste Sandrine Rousseau

Dans son bureau de l’Assemblée nationale, des exemplaires de son nouveau bouquin sont empilés, et un poster d’En Place est accroché au mur. Un autre univers : cette série télé là est une comédie qui retrace l’ascension accidentelle d’un éducateur noir de cité jusqu’à l’Élysée. Si Sandrine Rousseau préfère garder secrets les termes exacts de leur rencontre, elle en propose un résumé : « Éric Benzekri ne fait qu’évoquer la perte du “commun” et du “collectif”. Mais, à aucun moment, il ne fait la critique du courant de la gauche dont il est issu : cette frange du PS, les sociaux-démocrates, qui a contribué à l’affaiblissement des services publics, or c’est la base du commun, du collectif… »

La députée cite des passages de son livre à elle (Ce qui nous porte, éd. Seuil, 2024), pile dans le sujet de la discussion – elle y propose des solutions pour éviter la catastrophe écologique et sociétale en France. Avant de poursuivre sur La Fièvre : « Dans cette fiction, on a l’impression que le danger et la puissance de frappe sont identiques entre nous et nos adversaires. Or des milliardaires soutiennent l’extrême droite en France, quand des féministes sont obligées d’organiser des cagnottes en ligne pour monter des événements. Je le lui ai dit mais, face à moi, j’ai eu l’impression d’avoir un professeur. »

Chapitre 4

« Les gens me disent que je prédis l’avenir »

dessin du scénariste Eric Benzekri

Pour explorer la société, Éric Benzekri boit à la même source que les politiques qui le consultent : les statistiques. Il est féru d’études qualitatives (les « qualis »), inventées à l’origine pour les spécialistes du marketing et autres vendeurs de yaourts. Jérôme Fourquet, essayiste et directeur du département opinion de l’Ifop, est un copain, mais aussi un « expert » choyé par les médias. En octobre dernier, il a défendu l’un de ses « qualis » à la radio : le dimanche, la virée à Ikea aurait remplacé la messe en province – alors qu’Ikea est fermé le dimanche en dehors des grandes agglomérations. Benzek adore.

Dans les bureaux des prolifiques Olivier Nakache et Éric Toledano, dont la société de production finance La Fièvre, le scénariste s’abreuve tellement de l’actualité qu’il pourrait la réciter comme un poème. Peu de chances qu’il ait raté les sondages, les tribunes et les articles où la formule « guerre civile » s’est invitée durant l’année de mobilisation des Gilets jaunes. Tout comme il serait inconcevable qu’il ait manqué ce texte de militaires et de généraux à la retraite, soutenus par Marine Le Pen, évoquant le même risque sur le site de Valeurs Actuelles.

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Tout comme un candidat en campagne

Quand Benzekri prépare une série, il consulte aussi à tout-va, comme un candidat en campagne. Il a par exemple visité un centre de la SNCF pour observer les écrans et la collecte de données en temps réel, omniprésents dans La Fièvre. Pour s’inspirer, le scénariste entretient des relations en très haut lieu, qui lui octroient des privilèges. Comme de tourner des scènes à l’Élysée, par l’entremise de Bruno Roger-Petit, conseiller au rôle flou du Président.

Dans un café chic, « BRP » nous fait l’inventaire des détails qu’il a suggérés pour rendre La Fièvre plus vraie. Parfois, il digresse et, quand il raconte une entrée au Panthéon ou une initiative présidentielle, il donne du « on », comme s’il était le ventriloque d’Emmanuel Macron. L’ancien journaliste aux faux airs de Galabru justifie l’importance de Benzekri par une formule : « Éric est un sociologue opportuniste. » Dans cette catégorie, il classe aussi Yassine Belattar, qui a fait partie de la délégation officielle d’Emmanuel Macron au Maroc fin octobre 2024. À son échelle, l’humoriste serait un « baron noir » de l’Élysée, sur les quartiers populaires et l’islam.

Je me sentais extrêmement seul. C’est ça qui est émouvant, de ne plus être seul.

Éric Benzekri

C’est probablement à la fondation Jean-Jaurès qu’Éric Benzekri s’est le plus livré. En mai dernier, le think tank proche du Parti socialiste l’invite pour une conférence, quelques semaines après la sortie de sa série, et d’un livret intitulé Sur La Fièvre, enseignements politiques d’une série (éd. Fondation Jean-Jaurès, 2024). Cent seize pages, écrites par une trentaine d’universitaires et de politiques – dont Arthur Delaporte, Jérôme Fourquet, Anne Sinclair ou encore Giuliano da Empoli. Jean-Marc Ayrault, l’ancien Premier ministre et président de la Fondation, joue les maîtres de cérémonie : « Je suis heureux du succès de sa série parce que l’audience est remarquable et c’est devenu un sujet de débat politique. C’est ce que la Fondation Jean-Jaurès a voulu prolonger ce soir. »

Assis derrière un pupitre, pull bordeaux à col rond et lunettes à monture argentée, le scénariste savoure sa consécration. On écrit des livres sur lui. L’émotion le gagne. Derrière lui, un visuel : « La France peut-elle s’embraser ? » Benzek étouffe un sanglot. « C’est une grande victoire, pas personnelle, mais de la culture démocratique dans le champ de bataille qu’est devenue la conversation publique aujourd’hui », dit-il au micro, d’une voix chevrotante. En route pour se dévoiler. « Je me sentais extrêmement seul. » Il pleure. « C’est ça qui est émouvant, de ne plus être seul. »

Le monde politique dont il est issu a fondu. Le PS n’a pas atteint les 2 % à la dernière présidentielle. L’Unef est en confettis, en proie aux scissions et aux crises de pouvoir. SOS Racisme a fêté ses 40 ans en octobre dernier dans l’anonymat le plus total. L’association, qui a raté le tournant des réseaux sociaux et souffert de scandales financiers, a été supplantée par des militants qui dénoncent un racisme systémique, à l’opposé de la croyance de la bande à Juju, attachée à l’universalisme républicain.

Le griot et le rabbin d’Odessa

Est-ce à toutes ces années que pense Benzekri quand il se confie devant le parterre d’invités ? Quand survient un moment mystique. Raphaël Llorca, communicant, cadre de la Fondation Jean-Jaurès et coordinateur de l’ouvrage collectif, lui demande s’il est « un oracle ». Benzekri réfute, évidemment, comme il l’a fait maintes fois par le passé. Mais cette fois, il réfute comme un oracle, en racontant l’une de ses dernières séances avec son psy. « Les gens me disent que je prédis l’avenir », aurait-il lancé à son thérapeute. Ce dernier lui aurait répondu par une parabole que Benzek, à la façon d’un griot, offre au public.

C’est l’histoire d’un rabbin d’Odessa considéré comme un prophète. Autour de son lit de mort, les disciples s’attroupent en attendant les derniers mots. Dans un râle, le vieux sage lâche un énigmatique « la vie est une flèche ». Le bon mot fait le tour des synagogues. Il est répété, interprété, décortiqué par les plus grands savants juifs du monde. Finalement, pas encore mort et pressé de dissiper le trouble, le rabbin rassemble ses dernières forces : « Peut-être que la vie n’est pas une flèche. » Et Benzekri de conclure : « C’est ma réponse sur la guerre civile. »

Gauche cherche prophète

La révolution, le communisme, l’universalisme ne fédèrent plus à gauche. Pour prendre des décisions, nous avons besoin, en tant qu’individus et citoyens, de nous projeter. Nous avons besoin d’un futur, imaginé, désiré. Quel projet collectif et attractif imaginer ? De nouveaux hérauts sont-ils nécessaires ? Pour son numéro de printemps 2025, la revue XXI s’est lancée dans cette quête d’un candidat-prophète. Et s’est penchée sur trois cas emblématiques. Celui d’Éric Benzekri, le scénariste de Baron noir – l’homme, qui écrivait dans sa jeunesse des discours pour le PS, murmure aujourd’hui à l’oreille des politiques. Celui d’Azzedine Zoghbi, ancien directeur de la MJC d’Orly, figure de l’éducation populaire à l’heure de la naissance du rap français. Celui enfin de François Ruffin, incarnation d’une troisième voie défendant « la France des bourgs » contre « la France des tours ».

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« Les courants illibéraux des États-Unis ont davantage d’influence que ceux de Russie »
Poutine, Trump, Le Pen… La politiste Marlène Laruelle décortique l’essor du courant « illibéral », prompt à éroder l’État de droit.
Entretien  |  Juillet 2024 | Pouvoirs