Big Brother s’invite dans le salon des Ouïghours

Écrit par Darren Byler Illustré par Romain Gautreau
Édition de janvier 2020
Big Brother s’invite dans le salon des Ouïghours
À partir de 2016, le gouvernement de Xi Jinping a envoyé des centaines de milliers de « grands frères et sœurs bienveillants » surveiller les Ouïghours à domicile. En 2020, l’anthropologue Darren Byler plonge, pour « XXI », au cœur du totalitarisme chinois.
Article à retrouver dans la revue XXI n°49, Dans la tête d'un pilote de drone
23 minutes de lecture

Elle salive à l’idée d’un polo, un riz pilaf à l’agneau, aux carottes et au cumin. Expatriée aux États-Unis, Lu Yin, Han élevée en terre ouïghoure, dans le nord-ouest de la Chine, ferme les yeux et hume le souvenir de ce plat typique de la région. Bientôt les vacances, les visites aux proches restés dans le Xinjiang. Elle apporte des films, les dernières chansons à la mode, et rentre avec un goût d’enfance et de cumin dans le cœur. Elle atterrit dans une ville du sud de la province, célèbre pour ses réserves de pétrole, et l’oncle qui l’accueille roule en direction d’un village dont elle tait le nom. Lu Yin réclame : un polo !

L’oncle veut bien faire, mais désormais le polo se mérite. Tous les restaurants ouïghours du village-tenu-secret ont fermé. À leur arrivée en ville, à quarante-cinq minutes de là, l’auberge est déserte. Lu Yin a entendu parler des camps de « rééducation » dans lesquels le gouvernement interne les Ouïghours, musulmans et turcophones, mais elle suppose que le nombre de personnes enfermées est gonflé par la presse étrangère. « Où sont passés les gens ? », demande-t-elle. L’adresse est réputée, la salle résonne encore des rires et des conversations de la foule. Absente.

Quelques jours après, l’oncle propose à Lu Yin d’aller dîner avec sa tante dans une famille ouïghoure de sa connaissance. Eux pourront lui offrir le polo si désiré… La nuit est tombée quand il gare son 4×4 devant une petite hutte de terre. La maison n’a pas l’eau courante, une unique ampoule pend du plafond. Le repas est prêt. Lu Yin pense immédiatement qu’il a dû leur coûter une fortune. Le couple lui propose la meilleure partie de l’agneau, le gigot. Les formules de ­politesse expédiées, sa tante s’exclame : « Les Ouïghours sont si mauvais ! » Et leur hôte reprend : « Oui, les ­Ouïghours sont si mauvais ! »

« Les Ouïghours sont si mauvais ! »

Très vite, le couple évoque en mandarin l’existence des « centres de rééducation » : « Dans ces endroits, les gardiens demandent : “Qui vous donne votre pain quotidien ?” “Xi Jinping !” Si tu ne donnes pas la bonne réponse, tu n’as rien à manger. » Leur ton banal et résigné déstabilise la jeune femme, comme le silence consentant de sa tante. Elle se ratatine sur sa chaise. Le reste du repas se déroule sur fond de phrases toutes faites, slogans de propagande, sur l’harmonie entre les peuples et la nécessité de combattre les forces diaboliques « du séparatisme, de l’extrémisme et du terrorisme ». Dans les blancs de la conversation se glisse ce refrain aussi anodin qu’un mot sur le temps qu’il fait : « Les Ouïghours sont si mauvais ! »

Au moment de remonter dans le 4×4, Lu Yin demande à sa tante comment elle et ce couple ouïghour sont devenus amis. Face à elle, la femme semble se demander si sa nièce n’est pas devenue stupide. Ils ne sont pas « amis ». La famille ouïghoure leur a été « assignée ». Devenus, dans la novlangue du Parti, leurs « grands frères et sœurs bienveillants », ils sont chargés de leur « ­rééducation ». Comme un million d’autres civils han envoyés dans les maisons ouïghoures. 

Lu Yin ne trouve plus le sommeil. Pour se confier, elle choisit l’anonymat, par peur des représailles contre son oncle et sa tante. La machine totalitaire chinoise n’a pas seulement pénétré les cuisines du Xinjiang, elle a aussi infiltré l’esprit d’une jeune femme confortablement installée aux États-Unis, où je vis. J’ai passé deux ans dans cette province autonome du nord‑ouest de la Chine. ­

Plus de 49 millions de visites à des frères et sœurs ont permis de réaliser 11 millions de rééducations idéologiques.

En tant qu’anthropologue, j’ai étudié les interactions sociales entre les Han et les Ouïghours. En 2018, je suis revenu à Ürümqi, la capitale régionale, et j’ai enquêté sur ce programme gouvernemental baptisé « Une grande famille unie ». J’ai interviewé des Chinois impliqués dans ce projet. Des « espions », pour la plupart des ­Ouïghours. ­Certains étaient des amis. Quand je suis rentré chez moi à Seattle, j’ai publié un article sur le site ­d’information China File. Les ­langues se sont ­déliées. Des dizaines de nouvelles personnes m’ont contacté. Des fonctionnaires han, des Ouïghours dévastés par la violence de ce programme de surveillance, mais aussi des expatriés aux États-Unis, comme Lu Yin, dont un père, un oncle ou un frère collaborent. Même de loin, ils se sentaient responsables. Coupables. 

L’oncle de Lu Yin est un fonctionnaire local qui a toujours vécu dans le Xinjiang. D’autres sont venus de loin pour espionner leurs compatriotes. Le Global Times, le tabloïd chinois fidèle à la ligne du Quotidien du peuple, le journal officiel du Parti communiste, a écrit en novembre 2018 que 1,1 million de fonctionnaires avaient été assignés à plus de 1,7 million de citoyens issus des minorités ouïghoures et kazakhes. Il fait les comptes : plus de 49 millions de visites à des frères et sœurs ont permis de réaliser 11 millions de rééducations idéologiques depuis le début du programme, en 2016. 

Internement de masse

En réalité, tout commence deux ans plus tôt. Dès 2014, 200 000 membres du Parti sont chargés de « visiter le peuple, élever le peuple et rassembler les cœurs des peuples » en séjournant dans les villages ouïghours. En 2016, 110 000 fonctionnaires supplémentaires sont envoyés dans les familles qui comptent un membre emprisonné ou tué par la police. 

Un million de civils travaillant pour le Parti ou pour des entreprises d’État sont mobilisés à partir de 2017, pour aider l’armée et la police dans leur campagne de surveillance et d’occupation des foyers musulmans. Le gouvernement veut mener une « politique douce », fondée sur des programmes de « compréhension mutuelle » au sein des « grandes familles ». Un mensonge d’État : les « grands frères et sœurs bienveillants » peuvent recommander d’envoyer hommes et femmes dans des camps de « rééducation ». Un million et demi de personnes y croupiraient aujourd’hui, sur près de 12 millions de Ouïghours. Le plus grand internement de masse du XXIe siècle.

Les voici donc qui débarquent dans les villages en groupes, les bagages remplis de nourriture, de bouilloires électriques, de cuiseurs de riz et autres cadeaux jugés utiles pour leurs hôtes. ­Souvent, les fonctionnaires han portent un équipement de randonnée flambant neuf : montagneux et désertique, le territoire du Xinjiang peut paraître hostile. Il est situé à la frontière de huit pays, dont l’Inde, la Russie, le Pakistan et ­l’Afghanistan. Le gouvernement maoïste a vite compris que pour commercer il devait étouffer toute volonté d’indépendance. Une politique de peuplement est orga­nisée : en 1949, la région compte 200 000 Han. En 2015, ils sont 10 millions. 

Avec le lancement des grands travaux ­d’infrastructures nécessaires à la nouvelle route de la soie, les terres et les entreprises des ­Ouïghours sont redistribuées à des Han. ­L’inflation explose, la pauvreté et le ressentiment avec. ­Manifestations, répression… Quelques attaques violentes attribuées à des groupes ouïghours  « résistants » pour les uns, « séparatistes » pour les autres, donnent les derniers arguments à de plus fortes punitions. Des  « centres éducatifs », véritables camps d’internement, poussent dans la ­région. Le gouvernement de Xi Jinping considère ­aujourd’hui que la plupart des Ouïghours et un nombre significatif de Kazakhs sont des ­terroristes en puissance. Un « ­cancer » à soigner. Des bombes ­humaines à désamorcer. À rééduquer.

Pour seule formation, les « grands frères et sœurs bienveillants » parachutés dans le Xinjiang reçoivent un manuel. Celui de la préfecture de ­Kachgar, à la frontière avec le ­Kirghizistan, indique par exemple qu’ils doivent « faire baisser la garde » de leurs « protégés ». Se montrer « chaleureux ». « Ne leur faites pas la morale tout de suite ! », est-il écrit. Pour gagner la confiance des parents, il est conseillé d’apporter des bonbons aux enfants. À cela s’ajoute une liste de questions du genre : « Quand vous entrez dans la maison, les membres de la famille se montrent-ils fuyants, méfiants ? », « Y a-t‑il des emblèmes religieux sur les murs ? » Ils doivent aussi expliquer à leurs « petits frères et sœurs » que leurs communications téléphoniques et électroniques sont ­surveillées et qu’il ne leur sert à rien de mentir sur leur pratique de l’islam. Le manuel ordonne enfin d’aider les villageois à lutter contre la pauvreté « en leur donnant des conseils pour gérer leur bourse et leur travail ».

Si un hôte accueille un voisin d’un « salam aleykoum», cela doit aussitôt être consigné.

Les enfants sont les premiers à réagir à l’arrivée des étrangers. Ils écoutent les salutations hésitantes des visiteurs, et quand ils voient les ­drapeaux brillants et le visage rond du chef de l’État épinglé à leur veste, ils savent d’instinct ce qu’il faut répondre : « J’adore la Chine ! J’adore Xi Jinping ! » Très vite, les émissaires de l’État les prennent sous leur aile. Le matin, ils chantent pendant le lever du drapeau devant le bureau du Parti. Le soir, ils assistent aux leçons sur « la Chine nouvelle ». Entre deux, ils discutent en mandarin, regardent des émissions homologuées, s’exercent à la calligraphie chinoise et entonnent des chants patriotiques. 

Les fonctionnaires prennent des notes et évaluent le niveau de loyauté des ­Ouïghours. Si un hôte accueille un voisin d’un « salam aleykoum», cela doit aussitôt être consigné. ­Est-ce un exemplaire du Coran, là, qui traîne dans la maison ? La famille prie le vendredi et jeûne pendant le ramadan ? Une petite sœur porte une robe trop longue ? Un petit frère a une barbe irrégulière ? Et pourquoi personne ne joue aux cartes ni ne regarde de films ?

Bien sûr, il arrive de séjourner dans une ­famille laïque « saine ». Peut-être a-t-elle un portrait de Xi Jinping ou des drapeaux chinois aux murs. Peut-être même que leurs enfants parlent le mandarin sans qu’on le leur demande. Les signes les plus importants ne sont pas toujours visibles. Alors les visiteurs sont priés de poser des questions. Leurs hôtes ont-ils des parents qui habitent dans des « régions sensibles » ? ­Ont-ils des connaissances à l’étranger ? Parlent-ils l’arabe ? Le turc ? Vont-ils à la mosquée en dehors de leur village ? Si les adultes ne répondent pas clairement aux questions, ou qu’ils semblent cacher quelque chose, il est impératif de questionner les enfants. 

L’épreuve de la bière

Par moments, les « grands frères et sœurs » se méfient des Ouïghours : malgré leur accueil chaleureux et leur loyauté envers la nation chinoise, malgré leurs sourires et leur laïcité affichée, ils peuvent prêter de sombres allégeances, avoir des inclinations indésirables pour des religions « maladives ». Il existe des moyens simples de les mettre à l’épreuve. Par exemple, leur offrir une cigarette ou une gorgée de bière. Tendre la main à une personne du sexe opposé, en guettant un éventuel tressaillement. On peut aussi aller acheter de la viande fraîche au marché et demander à la famille de préparer des boulettes. Si les Ouïghours demandent si par hasard ce ne serait pas du porc, ils sont cuits.

Toute anomalie est consignée dans un calepin, puis sur une application en ligne, l’Ijop (Integrated Joint Operations ­Platform), dont je retrouve des traces de l’existence depuis 2016. Les fonctionnaires indiquent des éléments biographiques simples sur les « petits frères et sœurs ciblés », mais aussi des renseignements précis sur leur formation, leur religion et leurs précédents emplois. ­L’application recoupe ces informations avec les données bancaires et médicales, ainsi que l’historique de navigation de chaque individu sur les réseaux sociaux. Elle répertorie aussi la consommation électrique de la famille, l’utilisation de la voiture, et les invités reçus à la maison. La reconnaissance faciale permet ensuite aux caméras de surveillance, aux points de contrôle et aux GPS de vérifier si chacun participe bien aux activités de « rééducation », comme l’apprentissage du chinois et des chants patriotiques. Ces micro-indices permettent de déterminer si les hôtes sont autorisés à rester chez eux, ou s’ils doivent être envoyés dans des « centres éducatifs » pour que leurs défaillances soient corrigées par l’État. L’Ijop surveille toute la région.

Wang Lei participe avec enthousiasme à ce programme de surveillance. Originaire du Guangdong, le jeune homme a emménagé récem­ment dans le Xinjiang. Il demande à me rencontrer, probablement pour pouvoir exercer son anglais, étudié à l’université, et me parler de ses films américains préférés. Attablé devant un polo dans un restaurant animé de Kachgar, une ville traditionnelle ouïghoure remplie d’« ­espions » comme lui, il m’explique : « J’ai entendu dire qu’au début des travailleurs han ont été tués dans un village ouïghour. Quand les femmes sont allées se promener après le dîner, des hommes leur sont tombés dessus et leur ont tranché la gorge. » Il se passe le doigt au ras du cou. « Les gens ordinaires comme nous ne mesurent pas l’ampleur de la menace terroriste. Il faut agir. »

Le jeune homme estime le danger du terrorisme aujourd’hui écarté, même si les « grands frères et sœurs » n’ont toujours pas le droit de se promener seuls quand ils séjournent chez leurs « hôtes ». On leur demande de se déplacer par groupes de trois, avec au moins un fonctionnaire masculin. 

Wang Lei est fier de jouer le rôle de « grand frère » et d’apporter la civilisation han à la société ouïghoure. « Ils manquent d’instruction, dit-il. Ce n’est pas de leur faute s’ils pratiquent des formes ­extrêmes d’islam. Ils sont influencés par des fanatiques. Ils ne se rendent pas compte. » Pour lui, les camps ressemblent à des centres de désintoxication : très pénibles pour les internés, mais absolument nécessaires. Reprenant le vocabulaire utilisé dans les médias chinois, il assure que l’islam radical est une « maladie » qu’il faut à tout prix « éradiquer »

Les chats et Lady Gaga

S’il aime les films américains, d’autres me disent adorer les productions chinoises. Le film d’action nationaliste Wolf Warrior 2, qui raconte comment un soldat chinois sauve des civils ­africains d’une bande de « terroristes », est souvent cité. Dans le ­Xinjiang, j’ai entendu des habitants s’appeler « camarades », un terme qui n’est plus employé dans le langage courant depuis la fin de la période maoïste, dans les années 1970. La persécution des musulmans nourrit le souffle ­patriotique. 

Zhang Mei aime les chats et Lady Gaga. Comme Lu Yin, la jeune femme qui a découvert le calvaire des Ouïghours en cherchant à déguster un polo, elle vit aujourd’hui aux États-Unis. Elle m’écrit pour partager le vécu de son père, cadre moyen dans une entreprise d’État à Ürümqi, envoyé dans des villages « sensibles » parmi les premiers, dès 2016. D’après elle, son père a été « forcé » d’accepter cette mission. Il a dû sacrifier une partie de sa vie privée, renoncer à son travail de bureau. D’autres m’ont raconté que leur emploi de médecin, d’éditeur… et que leur vie citadine leur manquaient. Tous affirment qu’ils auraient perdu leur poste s’ils avaient refusé de participer au programme de rééducation. Tout en avouant qu’à la fin du projet « Une grande famille unie » ils bénéficieraient d’une promotion. La surveillance est chronophage. Selon Zhang Mei, son père dort à peine six heures par nuit en moyenne. 

Il faut recueillir les informations, remplir les formulaires, assister aux réunions, pas le temps de se reposer. « Tous les jours, il me dit combien il est pénible d’être là-bas. Et pourtant, il doit faire son devoir, tout en tentant de réconforter les Ouïghours. Vous pensez sûrement que ce n’est rien comparé aux musulmans qui ont perdu leur famille. Mais à mes yeux, mon père est un héros qui se bat contre l’injustice. » 

 Mon père n’est pas un espion. Il fait de son mieux. La dernière fois que je l’ai vu, il avait perdu 5 kilos à cause du stress.

Zhang Mei

Plusieurs jours après cet échange, je rapporte ces propos à mes amis ouïghours. Ils ont un rire amer : le père de Zhang Mei prétend-il vraiment ménager les sentiments des villageois tout en surveillant leurs moindres faits et gestes ? De leur point de vue, lui et les autres sont des espions du gouvernement. S’ils les accueillent chez eux et se montrent amicaux, c’est juste par peur de représailles. 

Je partage leurs réactions avec Zhang Mei qui m’écrit en retour : « C’est facile de se moquer et de se méfier de tout le monde, pourtant il existe encore des gens qui cherchent des solutions. » Pour elle, son père « résiste ». Il tâche de se montrer compréhensif quand le gouvernement lui demande d’être inflexible. « Mon père n’est pas un espion. Il fait de son mieux. La dernière fois que je l’ai vu, il avait perdu 5 kilos à cause du stress. Tous les jours, il me répète que sa position est très difficile. » 

À mesure qu’elle défend son père, Zhang Mei tient des propos de plus en plus islamophobes. Elle est persuadée que le Xinjiang a longtemps été un « terreau pour le terrorisme », car les villages très pauvres favorisent la montée du « fanatisme ». Son père sécurise la région, tout en aidant les musulmans à comprendre l’importance de la laïcité. Ceux qui éprouvent des difficultés à s’intégrer à la « culture dominante » doivent être envoyés dans des camps « d’éducation » ou sommés de suivre des cours d’instruction civique le soir et le week-end. Les valeurs laïques et la langue chinoise sont la solution. « Le Xinjiang pourrait devenir le nouveau Yunnan ! », ­dit-elle en évoquant une province prospère qui attire de nouveaux habitants. « ­Malheureusement, les ­Ouïghours ont perdu toute confiance en notre gouvernement et ses représentants. »

La peur dans les deux camps

On trouve sur Internet des « articles » écrits par des employés han. Leurs histoires racontent la « grande famille unie » chère au chef de l’État. Les photos montrent des sourires, des repas partagés, des enfants fiers posant devant le portrait de l’« oncle Xi », des visages encadrés par deux émissaires du gouvernement, des corps serrés sur des canapés, figés devant des programmes télé censurés. Une « grande sœur » raconte qu’elle a demandé à un vieux Ouïghour de regarder avec elle l’allocution d’un dirigeant du Parti. « J’avais l’impression d’être sa fille ! », s’extasie-t-elle, sans ironie.

Quand je leur pose la question, les fonctionnaires avouent être obligés de publier leur vécu sur ce type de site. Tous reconnaissent qu’en public ils doivent exprimer leur soutien inconditionnel à la campagne. Certains comparent l’époque avec la Révolution culturelle. Si vous refusez la ligne du Parti, vous êtes ostracisé et risquez la prison. Si vous collaborez, vous avez une chance de vous en sortir. Dans ce régime totalitaire d’un nouveau type, la peur habite chaque camp. 

D’autres font du zèle. Sur Internet, une certaine « Xingyun Cao » raconte qu’elle se rend tous les jours dans les mosquées construites « illégalement ». Pendant le ramadan, elle faisait partie de ceux qui vérifiaient que les villageois ne priaient pas « en cachette » et ne possédaient pas l’un des « 26 signes d’extrémisme », qui incluent des objets de piété et des matériaux inflammables. Elle a « par hasard » intercepté des fermiers avec des allumettes. Une véritable « menace terroriste ». Elle a aussitôt racheté les trois cents boîtes et les a détruites.

Quand les fonctionnaires reviennent, ils ne comprennent pas pourquoi leurs offrandes sont cachées par les familles ouïghoures.

Certains font des cadeaux, malgré les instructions du manuel : « Surtout, ne reniez pas vos principes, ne liez pas d’amitiés, ne vous ­laissez pas influencer. » Quand ils « accueillent » un espion, les Ouïghours s’activent en cuisine, nettoient la maison, travaillent moins, et le dédommagement prévu par le gouvernement (7 euros) ne compense pas les frais engagés. ­Certains fonctionnaires offrent un peu d’huile, du riz, des tables, des lampes de lecture, « à la chinoise », alors que les ­Ouïghours préfèrent poser simplement une nappe sur un meuble bas. Dans leurs rapports, des visiteurs décrivent cette tradition ancienne comme une « aberration ». Ils offrent des meubles bon marché, sortis de la chaîne d’usines chinoises. Des « hôtes » posent avec leurs « grands frères et sœurs » sur des canapés de mauvais goût, sourire crispé. Parfois, les familles ouïghoures entreposent les cadeaux dans un coin. Quand les fonctionnaires reviennent, ils ne comprennent pas pourquoi leurs offrandes sont cachées et guère utilisées. 

Deux « espions » racontent se sentir parfois rejetés par certaines familles du Xinjiang. Ils espéraient que cette cohabitation se transformerait en amitié. Le ­slogan ne disait-il pas :  « Visiter le peuple, élever le peuple et rassembler les cœurs des peuples » ? Ils se disent « attristés » du « manque d’ouverture » de leurs compatriotes musulmans. Auparavant, ils n’avaient jamais rencontré de ­Ouïghours. S’ils ­savaient à quoi ressemblait leur vie avant leur arrivée, ils comprendraient peut-être leur colère. Mahmoud, un jeune Ouïghour qui requiert aussi l’anonymat, s’émeut : « Peu de fonctionnaires han ressentent de la sympathie pour nous, fermiers, après avoir été témoins de nos conditions de vie misérables. En général, ils nous méprisent encore plus. Leur sentiment de supériorité en ressort renforcé. »

Envoyer des émissaires du gouvernement dans chaque maison ouïghoure est aussi une manière de saper l’autorité des parents, de briser les familles. Les témoignages que je recueille parlent d’infantilisation, d’humiliation et d’effroi. ­Mahmoud se désespère : « Maintenant qu’ils nous prennent nos familles et notre religion, il ne nous reste plus rien. » Chez lui, tous les enfants suivent une « scolarité patriotique ». « Ils ne répondent plus en ouïghour, seulement en chinois », se lamente-­t-il. Dans de nombreuses écoles, le mandarin est la seule langue enseignée. De nombreux enseignants ouïghours ont été envoyés dans les camps, accusés d’être « hypocrites » par rapport à la politique gouvernementale. « Un peuple, deux visages », dit le Parti… 

Rééduqué à cause de vacances en Turquie

« Ils veulent nous prendre nos enfants ! », tremble Alim, un autre jeune homme, jean slim, montre connectée, chinois courant. Son frère aîné a été envoyé dans un camp en janvier 2018. Sa faute ? Des vacances en ­Turquie. Sa belle-sœur, depuis, se ­méfie des fonctionnaires qui ­séjournent chez elle. Alim a peur qu’elle ne se montre pas suffisamment coopérative, et qu’elle soit envoyée à son tour en rééducation. ­Qu’adviendra-t-il alors de leurs enfants ? Alim voudrait s’occuper de ses nièces et de son neveu, mais il sait que le gouvernement ne le laissera pas faire. Il a entendu tant de témoignages de familles à qui l’on a interdit de prendre en charge les enfants de parents placés en détention… « Si cela arrive, les petits deviendront pupilles de l’État. » Écœuré, il évoque son neveu de 8 ans, qui ne parle presque plus depuis la « disparition » de son père. « La dernière fois que je l’ai vu sourire, on lui avait offert un cadeau en lui disant que ça venait de son père. On répétait qu’il était en mission à Pékin pour le travail. Il était tellement heureux, ce jour-là… »

Lu Yin, la jeune femme qui ne goûtera plus jamais de la même manière le polo, se souvient qu’un jour, qui lui semble tout à coup très lointain, englué dans un passé moite, sa tante avait été émue aux larmes par une femme ouïghoure qui nettoyait la rue, vêtue en orange, un masque sur le visage pour se protéger de la poussière et de la honte. Elle se désolait de voir que même les personnes instruites ne pouvaient trouver mieux qu’un travail de balayeur ou de vendeur de kebab. Lu Yin se souvient, et ne comprend pas comment en si peu de temps le racisme a pu s’infiltrer partout, même dans les esprits des proches, de ceux qu’on croyait intelligents, à l’abri. 

Aux États-Unis, la jeune femme travaille pour les droits des minorités. Noirs, métis, Hispanos…, il lui semble de son devoir de les défendre. En Chine, sa famille ne bâtit aucun parallèle : les ­Ouïghours, assurent-ils, sont « bien pires que les Noirs ». Et puis, de toute façon, ils ne lui parlent plus de la situation politique. Ils ne parlent plus de rien. Ils entonnent des phrases toutes faites qui la paralysent. Écrasés par la grande machine totalitaire, ils ont arrêté de penser. (Traduction de Carole Delporte)

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