On s’est incrustés dans la « ferme du futur » de Niel

Écrit par Catherine de Coppet Illustré par Julie Michelin
En ligne le 19 janvier 2025
On s’est incrustés dans la « ferme du futur » de Niel
À grand renfort de publicité, « le plus grand campus agricole au monde » – à la fois ferme pilote et incubateur de start-up – a ouvert ses portes en 2021 dans les Yvelines. À sa tête le patron de Free, Xavier Niel, et l’entrepreneuse Audrey Bourolleau. À la faveur d’un cocktail, « XXI » a pu s’inviter dans le domaine d’Hectar, dont la communication reste très verrouillée. Alors, entre deux coupes de champagne et quelques brins de novlangue, à quoi ressemble vraiment cette ferme du futur, qui laisse perplexes nombre d’associations, d’élus et de paysans ?
21 minutes de lecture

C’est une terre devenue en quelques décennies un paradis pour familles d’industriels fortunés, qui la partagent avec de gros exploitants céréaliers. Dans le sud-est des Yvelines, au milieu des collines et des forêts de feuillus, à quelques minutes en voiture des zones d’activités bétonnées et des gares du Transilien qui mène à Paris, la Haute Vallée de Chevreuse doit sa préservation à la création du parc naturel régional, en 1985.

À Dampierre-en-Yvelines, le château et ses 400 hectares forestiers ont été rachetés en 2018 par Franky Mulliez – fondateur de Kiloutou et membre de la famille fondatrice d’Auchan –, qui a depuis rouvert le domaine au public. Un peu plus au sud, à Auffargis, près de Rambouillet, Vincent Bolloré a un temps posé ses valises. À Coignières, les Dassault possèdent 110 des 170 hectares de terres agricoles que compte la commune. 

Quant au domaine de la Boissière-Beauchamp, à Lévis-Saint-Nom, c’est Xavier Niel, déjà à la tête d’un empire techno-médiatico-immobilier, qui y a implanté dès 2019 son projet Hectar. Avec sa comparse Audrey Bourolleau, ils n’ont pas voulu faire comme leurs voisins et venir passer leurs week-ends entre chasse et feux de cheminée. Ni observer de loin les travailleurs agricoles de la ferme qui se trouvent sur leurs nouvelles terres – et que la famille de Félix Amiot, grand industriel de l’aviation puis du naval militaire, a longtemps possédées. Pour eux, s’installer ici et y bâtir leur laboratoire de l’exploitation innovante a pour ambition affichée de répondre à la crise agricole actuelle. Ne serait-ce pas surtout l’occasion de dérouler un tapis rouge aux acteurs de la finance, qui misent sur le secteur ? Au risque de promouvoir un modèle hors sol. Et de braquer agriculteurs, résidents et élus locaux, pour qui le projet reste bien opaque. 

Pigeonnier et tennis

Une fois entré dans le parc régional, impossible de manquer sur le plateau, au bout d’un ruban d’asphalte truffé de nids de poule, l’immense ferme des Néfliers et ses bâtiments imposants disposés en carré. Tout autour, des terres cultivées constellées d’herbes folles. Plus loin, de hautes grilles et des hêtres pourpres centenaires annoncent le château de la Boissière, bâtisse en meulière du XVIIIe siècle. Son parc, qui abrite notamment un pigeonnier et un tennis, est bordé de bois, où cerfs et sangliers sont chassés. En contrebas, au lieu-dit des Godets, sous les pommiers, une dizaine de vaches paissent. Les Néfliers, le château, les Godets… Les trois points névralgiques du domaine de la Boissière-Beauchamp, 600 hectares, dont 300 de terres agricoles. 

Difficile de savoir qui de Xavier Niel ou d’Audrey Bourolleau a entendu parler le premier du domaine. Dans son livre Une sacrée envie de foutre le bordel (éd. Flammarion, 2024), le premier raconte qu’il a d’abord cherché à racheter une ancienne école d’agronomie (la ferme de Grignon de l’ex-INA-PG, devenu Agro Paris-Tech), avant de jeter son dévolu sur « Lévis », comme on dit ici. La seconde raconte lors d’une conférence TedX en juillet 2024 que c’est elle qui a trouvé ce site « aux portes de Paris », avant de demander à Xavier Niel d’investir pour concrétiser « son idée » (à elle),  « monter une ferme pilote, un accélérateur d’innovation, susciter des vocations – comme il l’avait fait avec 42 pour les métiers du code. » Interrogé par XXI sur la réalité des faits, Xavier Niel botte en touche : « Il faut demander à Audrey ! »

Dans cette même vidéo, la quadragénaire au ton solennel en profite en tout cas pour mettre en avant ses origines rurales et ses efforts passés pour ouvrir les vignobles français à l’international – après une école de commerce, elle a dirigé Vin & Société, lobby de la filière, avant d’entrer à l’Élysée, comme conseillère du président Emmanuel Macron sur l’agriculture. 

Audrey Bourolleau assure que le milliardaire s’en tient à la gestion du foncier : c’est elle qui a transformé le domaine en campus.

Au final, la vente s’est conclue pour la coquette somme de 18,4 millions d’euros, indique l’heureuse co-acquéreuse. Qui est aujourd’hui propriétaire majoritaire (à 51 %) avec son mari – un autre Xavier, Alberti – à la tête de Territoria, important réseau d’hôteliers et de restaurateurs. Xaviel Niel possède 49  % de la propriété, via sa société NJJ Exclusive. Le milliardaire s’en tient à la gestion du foncier, assure Audrey Bourolleau – l’intéressé n’a pas répondu à nos demandes de précisions. C’est elle qui a transformé l’immense domaine en ambitieux « campus », comprenant un centre de formation, un accélérateur de « start-ups agri-tech » et une « ferme-pilote ».  

L’objectif est de former à l’entreprenariat agricole des femmes et des hommes qui ne viennent pas tous de l’agriculture, favoriser l’innovation technologique et prouver qu’il est possible de travailler dans le secteur avec les avantages du salariat tout en étant rentable économiquement, et même vertueux écologiquement. Une façon de répondre, ni plus ni moins, à la crise de l’agriculture, comme l’explique à gros traits Audrey Bourolleau dans sa conférence TedX : « À chaque salon de l’agriculture, on entend parler des suicides d’agriculteurs […] et de leurs faibles revenus. En février 2019, je suis conseillère du président de la République sur les questions agricoles. Je suis là où j’ai toujours cru qu’il faut être pour changer les choses, mais force est de constater que ça ne suffit pas. » 

Réseautage cocktail 

Il est 18 heures, Francis Nappez, barbe de trois jours et chemise bleu clair repassée sous le gilet molletonné, peut enfin pousser un soupir de soulagement. Le cofondateur de Bla Bla Car a rejoint l’aventure Hectar comme directeur général dès 2019. Il craignait que cette journée du 10 octobre 2024, qu’il prépare avec son équipe depuis plusieurs semaines, soit perturbée par les éléments. Finalement, le « Hectar Community Day » se déroule sous une météo clémente, deux jours après un épisode de pluie extrême lié à la tempête Kirk.

Les invités ont été avertis par email qu’ils allaient passer la journée dans une ferme, une vraie : « Pensez à vous équiper de vêtements et chaussures qui résistent à l'eau » (souligné dans le message envoyé). Et, maintenant, il ne leur reste plus qu’à se détendre autour d’un « cocktail networking » dans la salle de restaurant. Une centaine de mètres carrés aménagés à la mode industrielle – poutres apparentes, baies vitrées et béton ciré – en lieu et place de l’atelier d’origine de réparation de tracteurs de l’exploitation. Le style est reproduit à l’identique dans tous les bâtiments, rénovés de A à Z pour devenir des espaces d’accueil ou de travail dernier cri. Au milieu de l’immense cour en gravier blanc, quelques canards barbotent. Pour voir les tracteurs et la boue, il faut sortir de l’écrin de luxe et rejoindre le seul bâtiment laissé en l’état, le hangar des machines agricoles.  

Depuis 11 heures, tout s’est enchaîné. Déjeuner « bas carbone », « workshops » dans l’auditorium, visite des Néfliers, exposition en plein air, table ronde autour des « nouveaux imaginaires de l’agriculture », le tout sous l’objectif de deux cameramen. Rien n’a été laissé au hasard pour ce raout annuel destiné aux « alumni », comme on dit dans le jargon des grandes écoles, comprenez « les personnes passées par la formation ». Ils sont 160, selon l’attachée de presse, mise également à contribution même si aucun journaliste n’a été invité – XXI a pu assister à l'événement en s’inscrivant en ligne, et c'est passé. C’est que cette réunion d’anciens est aussi l’occasion d’attirer les financeurs. Dans la foule, on croise des particuliers business angels, mais aussi de plus gros investisseurs, comme BNP-Paribas, venu en troupe. « BNP-Paribas nous a donné un ticket financier pour tester sur la ferme trois technologies de start-up que nous avons accélérées, comme ces boîtiers de bioacoustique pour mesurer la biodiversité », justifie Audrey Bourolleau, veste noire, jeans slim et foulard de soie autour du cou, perchée sur des bottines en daim compensées.  

La proposition est astucieuse : aidez-nous à attirer les meilleurs projets d’innovation, et à vous les opportunités d’investissement.

« Notre modèle s’appuie sur les entreprises privées », assume l’ancienne directrice marketing, qui a fait ses gammes chez Baron Philippe de Rothschild. Partenaire financier de la journée, BNP-Paribas fait partie des dix sponsors de l’accélérateur de start-ups, aux côtés d’un fonds d’investissement et d’une grosse société de fertilisants, entre autres. L’idée est que les différentes missions d’Hectar s’entrelacent. Ainsi, les leçons tirées de l’activité agricole développée à la ferme doivent servir aux stagiaires des formations tandis que les solutions des start-ups incubées peuvent être testées sur l’exploitation. La proposition est limpide et astucieuse : aidez-nous à devenir un lieu incontournable qui attirera les meilleurs projets d’innovation, et on vous offrira sur un plateau des opportunités d’investissement dans les agro-technologies de demain. Et, au passage, de quoi verdir vos bilans. 

De fait, chez Hectar, les formations – tout comme plusieurs projets agricoles de la ferme – ont été lancées avec le soutien d’un ou plusieurs mécènes : Engie pour le cursus d’accompagnement dédié aux femmes, Carrefour pour l’accueil de stagiaires de troisième, le fonds d’investissement Sycomore pour la formation à la création d’entreprise agricole, sans oublier le cabinet de conseil McKinsey qui a financé un jeu sérieux, un « simulateur de décarbonation ».

LVMH tient une place toute particulière dans cette liste, soutenant l’accélérateur de start-ups via sa branche recherche. Mais aussi, via Dior Parfum, la culture de fleurs et le cursus associé. Ou encore une « living soil room » signée Moët Hennessy, la branche vin et spiritueux du groupe : une salle pédagogique dans l’ancienne étable, démontrant, à renfort d’ambiance olfactive et sonore – « pour le côté immersif »« ce qu’est un sol vivant », dira la « chef de projet expérience », traduisez celle qui se charge de l’accueil des publics.  

Ici, on « régénère »

Un « sol vivant » ? Car oui, Hectar a mis fin dès son implantation à l’exploitation céréalière conventionnelle, à base de produits phytosanitaires, qui avait prévalu jusqu’alors sur ces terres. Au service de la famille Amiot comme une vingtaine d’autres employés, arrivé en 1965 en tant que chef d’équipe avant de passer chef de culture, Jean-Claude Marchand les a exploitées jusqu’à sa retraite en 2001. Il gérait des cultures céréalières – blé, maïs, colza, orge –, mais aussi un élevage de vaches laitières, qui a cessé en 1987. « Au fil du temps, on a été plus équipés, on avait moins de charges, les phytos n’étaient pas chers », se souvient un brin nostalgique l’octogénaire depuis sa maison cossue, à deux pas des champs du domaine. Vendu une première fois en 2013, ce dernier a continué d’être exploité avec ces produits jusqu’à la vente à Bourolleau et Niel. C’est l’autre promesse d’Hectar : au-delà d’un modèle d’exploitations viables économiquement, reposant notamment sur les innovations et tournant avec des salariés aux 35 heures, le « campus » défend, « sans dogmatisme », dira l’attachée de presse, une agriculture respectueuse de l’environnement.  

Couvert végétal sur les terres entre chaque culture, absence de labour… À la Boissière-Beauchamp, on parle d’« agriculture régénératrice » à toutes les sauces. Née dans les années 2000 dans les pays anglo-saxons, l’expression est employée aujourd’hui surtout par les grandes entreprises agro-alimentaires ou de la grande distribution. Danone, Nestlé, Bonduelle… « C’est un terme ambigu, sans base scientifique, qui met en valeur la santé des sols et leur capacité à séquestrer du CO2. Certains ne retiennent que la réduction du travail du sol sans supprimer totalement les pesticides, par exemple », résume Olivier Thérond qui, en 2022, à force de l’entendre utilisée, a fini par en chercher le sens avec ses collègues de l’Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). À l’arrivée, le constat pour ces chercheurs est qu’il n’en existe aucune définition exacte, mais qu’elle est porteuse, a minima, de changement des pratiques.  

« Loin du modèle Hectar »

La fondatrice et le DG d’Hectar ont beau annoncer 160 entrepreneurs agricoles accompagnés, dans les faits, parmi les projets passés par les formations ou l’accélérateur Hectar, les financeurs s’intéressent plutôt aux entreprises ambitieuses et innovantes qu’à des reprises de fermes familiales. Éric Bordes-Tosolini est de ceux-là, qui a repris une ferme maraîchère de plein champ dans le Lot-et-Garonne, après avoir exercé plusieurs métiers, dont celui de directeur artistique. « Je cultive moins d’un hectare. Je suis très loin du modèle Hectar ; leurs solutions sont inapplicables à mon échelle. Je me souviens d’un robot désherbeur automatique, intéressant si on a les moyens et la surface ! Mais ça a été pour moi une expérience assez formatrice dans la gestion de projet », témoigne l’ancien élève de la première promotion (2021), la seule entièrement gratuite.  

Baptiste Saulnier, lui, fait partie du cœur de cible. L’ancien patron de restaurant parisien a monté en Vendée une école dédiée au maraîchage bio-intensif – modèle théorisé et développé au Québec par Jean-Marie Fortier – et destinée à former 700 personnes sur les dix prochaines années. L’entrepreneur est en pleine finalisation de sa levée de fonds. Il a suivi le cursus entrepreneurial d’Hectar, qui coûte 3 000 euros et s’étale sur cinq semaines, dont deux jours seulement sur place. Car l’intérêt de la formation est ailleurs : « Le programme Tremplin a une approche économique et entrepreneuriale. Il devra être complété par une formation technique », prévient-on dès le site Web. « On est formé aux différentes étapes du plan d’entreprise : le diagnostic territorial, le business plan, le plan de trésorerie… Tout est basé sur la gestion de projet. Je le savais, je ne venais pas pour un apprentissage technique agricole, complète Baptiste Saulnier, qui apprécie avant tout l’accès à un réseau de chefs d’entreprises. J’ai eu comme mentor un super businessman. Et on continue à échanger via WhatsApp avec la communauté ! »  

Pour lui, ce positionnement du campus vient répondre à une tendance de fond : « Il y a un grand nombre de business angels et de family offices [fonds d’investissements familiaux, NDLR] qui, jusqu’à présent, n’auraient juré que par la tech, et qui savent qu’aujourd’hui il y a un tournant à prendre en s’intéressant à l’agriculture. Certains cherchent surtout à y avoir un impact positif, d’autres de la rentabilité. » L’« impact », c’est le terme employé en finance pour parler des activités qui concourent à l’amélioration sociale et environnementale, devenues passage obligé dans le monde des grands comptes – la fameuse RSE, responsabilité sociétale des entreprises, entrée dans le droit français à partir des années 2000. « Aujourd’hui, toutes les entreprises doivent rendre compte de leur impact, notamment sur la biodiversité – c’est ce qu’impose aux grands groupes la directive européenne CSRD [« Corporate Sustainability Reporting Directive », sur les rapports de durabilité des entreprises, NDLR] », assume Audrey Bourolleau. 

Danone et les 60 vaches

Repérable à dix mètres à la ronde grâce aux effluves de parfum aux notes suaves qu’elle laisse dans son sillage, Audrey Bourolleau est difficile à suivre. Au volant de son minibus blanc siglé Hectar, elle fonce en direction des Godets, où des prairies ont été transformées en pâturages. « Les entreprises nous aident au démarrage jusqu’à ce qu’on trouve le bon modèle économique et social », glisse-t-elle en freinant d’un coup sec. Ainsi, le financement de la fondation Danone sur trois ans a permis de remettre soixante vaches sur la ferme, qui n’en avait pas vu depuis 1987.  

Alors que les éleveurs laitiers peinent à trouver de la main-d’œuvre, dans un contexte où le nombre d’exploitations laitières est passé de plus de 120 000 en 2000 à quelque 46 000 en 2022 (selon le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière), celle des Godets a misé sur l’attractivité du salariat pour recruter. « Aucune des trois personnes qui travaillent ici n’a de formation agricole. On leur demande seulement d’être rigoureuses et de ne pas avoir d’appréhension face aux gros animaux », lance Audrey Bourolleau tout sourire.

À 15 heures passées, la laiterie est vide, les salariées ont fini leur journée. Payées au Smic ou un peu plus, elles sont aux 35 heures, moyennant une traite quotidienne et un week-end de présence sur trois. La fondatrice fait une pause dans la première salle, fière de montrer le « management visuel », de simples pancartes plastifiées expliquant dans le détail les tâches de la semaine, jour par jour : « On s’est inspiré du lean management [qui vise une meilleure rentabilité par une organisation du travail rationalisée, NDLR]. Ça permet à chacun de maîtriser tous les process et de remplacer quelqu’un quand il y a une absence. On mise sur la polyvalence de chacun. »

Hectar se cherche encore. L’activité agricole dans son ensemble est « structurellement déficitaire ».

Au total, Hectar compte 17 salariés, dont 5 pour la partie agricole. Leurs profils sont atypiques. La cheffe d’exploitation adjointe, la petite trentaine, était consultante chez McKinsey avant de passer son bac pro agricole et de se faire embaucher pour superviser les cultures et l’élevage ici ; sa « N+1 » a fait une bonne partie de sa carrière chez Unibail-Rodamco-Westfield, multinationale de l’immobilier commercial ; la cheffe de projet ferme pilote vient du consulting et d’un think tank…   

Il n’empêche que le modèle Hectar se cherche encore. Pas sur la partie formation et accélérateur : la structure, associative, ne perd pas d’argent, selon Audrey Bourolleau, moyennant le soutien de nombreux mécènes, une subvention de 200 000 euros de la région Île-de-France au démarrage, et l’accueil de séminaires d’entreprise – les seuls frais de scolarité payés par les stagiaires étant largement insuffisants. En revanche, si la laiterie des Godets est désormais à l’équilibre, assure la direction, l’activité agricole dans son ensemble – élevage et culture de céréales sur 300 hectares –, gérée par une SAS, est « structurellement déficitaire ».

« Régénérer les sols coûte entre 100 et 150 euros par hectare et par an pour une ferme céréalière. Les yaourts et la vente de nos fleurs pour la cosmétique sont nos seules sources de revenus », indique Audrey Bourolleau, qui confie avoir sollicité les aides publiques auxquelles Hectar est éligible : celle du plan de compétitivité et d'adaptation des exploitations, une aide gouvernementale à la modernisation des exploitations, gérée par les régions, et celle du pacte en faveur de la haie, autre programme étatique destiné à favoriser la plantation de haies. Selon la fondatrice, Hectar ne touche pas les aides PAC : « On a un modèle d’endettement sur dix-sept ans. Quel sera le modèle de la PAC dans dix-sept ans ? On ne compte pas dessus ! » Un fonctionnement plus qu’atypique donc, quand on sait que ces aides concernent aujourd’hui 93,7% des exploitants et 100% des céréaliers. « Il ne faut pas oublier que l’agriculture française, c’est majoritairement de la polyculture, sur de petites surfaces – les grandes cultures ne concernent que 29% des exploitations ! », pointe Sophie Thoyer, économiste au Centre d’économie de l’environnement de Montpellier. 

Population perplexe

« Hectar est arrivé avec des grandes idées : cultiver autrement, mêler le maraîchage, l’élevage, privilégier le caractère écologique en rétablissant les haies, les arbres… C’est bien beau ! Quant à la relance de l’élevage… Aujourd’hui, l’élevage n’intéresse plus beaucoup de monde. Ce n’est pas avec ce qu’ils cultivent sur la plaine qu’ils rentabilisent, en tout cas ! » Didier Demuyt est à la tête d’une exploitation céréalière conventionnelle de 200 hectares, principalement sur la commune voisine du Mesnil-Saint-Denis, dont certaines parcelles sont mitoyennes de celles d’Hectar. Son père s’est installé ici comme cultivateur dans les années 1960, comme Jean-Claude Marchand, l’ancien chef de culture.

Tout autour du domaine, le projet laisse perplexe, tant du côté des agriculteurs que de la population. Peu ont une idée précise de ce qui se passe entre les murs du domaine. L’impression de coquille vide, ou de parachutage, domine. Certes, la ferme accueille régulièrement du public et des scolaires, mais aucune passerelle n’est créée avec la recherche ou les pouvoirs publics. « Pourquoi les pouvoirs publics ? », s’étonne Francis Nappez, le fondateur de Bla Bla Car et DG d’Hectar. 

Du côté des élus locaux, c’est le même sentiment de flou qui domine. À son arrivée, Audrey Bourolleau a invité à Hectar le maire de Coignières et son équipe, pour envisager la construction d’un sentier pédestre reliant directement la gare du Transilien à Hectar – projet pour lequel elle n’a finalement jamais relancé les élus. « On peut dire que ça n’a rien apporté au territoire. Ni positivement ni négativement », résume Cédric Chauvierre, élu du Mesnil-Saint-Denis. À l’épicerie Chez Paulette du centre-bourg, les yaourts de la laiterie des Godets sont en vente, entre 80 centimes et 1 euro l’unité. « Trop chers pour la cantine scolaire », pointe la maire de Lévis-Saint-Nom, Anne Grignon, qui officie également au cabinet du ministre Jean-Noël Barrot, par ailleurs député de la deuxième circonscription des Yvelines. Quand la vente du domaine s’est conclue, l’édile Modem a cependant poussé un ouf de soulagement : « Des fonds d’investissements étrangers étaient sur le coup pour racheter. Si des terres agricoles peuvent rester françaises, c’est une bonne chose. » Il faut dire que le domaine représente plus de 70 % de la surface de la commune.  

« Au départ, ce rachat du domaine par Audrey Bourolleau n’avait pas été présenté comme un projet agricole, mais il l’est vite devenu », se félicite la maire, fille du précédent édile de la commune, Yves Vandewalle. Resté dix-neuf ans en place, celui-ci est l’un des pères du fameux parc régional naturel, qui a permis de conserver au fil des années le doux paysage de ce coin d’Île-de-France. Dans sa camionnette en route pour rejoindre, après une halte aux Godets, le Community Day qui bat son plein aux Néfliers, Audrey Bourolleau glisse pourtant qu’un projet de résidence touristique dans le château est « en cours de développement ». Des « lodges ». « Ce serait idéal de pouvoir loger les gens pas loin quand on a des séminaires. Ces activités et celle de la ferme seront séparées, cela restera des activités différentes. » Faudra-t-il pour cela abattre quelques arbres ? « On ne communique jamais sur ce que l’on fait avant que cela existe réellement », répond Xavier Niel à XXI. « Le projet devra respecter les règles du plan local d'urbanisme (PLU) », prévient en tout cas la maire.

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