Dans la tête d’un pilote de drone

Écrit par Marion Touboul Illustré par Vincent Roché
En ligne le 01 février 2020
Dans la tête d’un pilote de drone
La France se lance dans la guerre à distance. Pierre se forme sur une base perdue dans le désert, auprès de l’unité la plus puissante des États-Unis. Là, dans des boîtes métalliques, il apprend à cibler l’ennemi situé à l’autre bout du monde. C’est la guerre moderne. Technologique. Clinique.
Article à retrouver dans la revue XXI n°49, Dans la tête d'un pilote de drone
37 minutes de lecture
Chapitre 1

Sa maison demeurera le ciel

Chapitre 1 Sa maison demeurera le ciel

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16 mai 2019. Quatre frappes en Afghanistan (provinces de Nangarhar, Lashkar Gah, Faryab, Ghazni) – 16 à 45 morts, 14 blessés
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Pierre enfile son pyjama des airs

1 h 45 du matin, Nevada, banlieue de Las Vegas. Dans la pénombre, elle est là qui l’attend, droite et lisse sur son cintre, verte comme les oasis qui ponctuent les plaines rocailleuses de l’Hindou Kouch. Pierre saisit sa combinaison et soudain tout lui revient. 

Afghanistan, 2006. Son avion grimpe comme une fusée dans l’air poudreux, le ciel et la terre tourbillonnent, les crêtes montagneuses défilent à 1 000 kilomètres/heure, et cette combinaison si spéciale, sourde aux flammes, son alliée dans ­l’enfer, est noyée sous des litres de sueur. Un monde révolu. Aujourd’hui c’est aux drones d’aller respirer le souffle opaque des combats. Pierre, lui, est cloué au sol.

Une jambe après l’autre, il enfile avec délicatesse son pyjama des airs. Cette tenue dit sa fierté d’appartenir à la grande famille des chasseurs français. Sa main gauche bute sur l’écusson rectangulaire bleu, blanc, rouge qui pare son épaule. Si on lui avait dit qu’un jour, lui, l’homme d’action nourri aux accélérations, servirait son pays aux commandes d’un avion piloté à distance, il aurait ri. Si on lui avait dit qu’en plus il devrait se lever en pleine nuit pour apprendre à ­piloter l’engin dans une base de l’US Air Force à quarante-cinq minutes de Las Vegas, temple de la ­futilité, il n’y aurait pas cru.

Combien de fois a-t-il regardé « Top Gun » avant d’arriver à prendre la place de Tom Cruise ? Vingt, trente, quarante fois ?

Que s’est-il passé ? ­Debout devant son miroir, Pierre contemple ses 47 ans. Des épaules carrées, des mains musclées, un regard vert toujours aussi vif et des rides légères comme un coup de vent. Il rêvait d’incarner Tom Cruise dans Top Gun et, quelque part, il peut être fier. K­osovo, Libye, Irak… Au total, il aura passé cinq mille deux cents heures à fendre les airs. ­Combien de fois a-t-il regardé les voltiges célestes du film avant d’arriver à prendre la place de l’acteur ? Vingt, trente, quarante fois ? Devant le générique de fin, il se disait : je deviendrai pilote sinon rien. L’ivresse de la vitesse ou la vie de clochard. La réussite éclatante ou l’échec, total. ­Plutôt crever que de se contenter des miettes d’un rêve immense en devenant ­technicien ou bien même ­capitaine à bord du vol ­Paris-Brest. 

Mais le miroir ne dit pas tout et Pierre le sait. Il aura beau se coller à la vitre, il ne les verra pas, ces blessures nichées au creux du dos, dans la nuque, dans les bras après des années de vol. Elles sont pourtant bien là, le menaçant à tout moment de ­paraplégie. La force centrifuge fait peser sur le cou plusieurs dizaines de kilos. Combien d’années ses cervicales auraient-elles encore tenu ? Sentir son corps se comprimer dans un ­Mirage 2000 propulsé à 800 kilomètres/heure, faire claquer les vitres des chaumières… Ça vous démonte un corps. 

Alors, quand on lui a proposé de se former au pilotage des drones de combat, il a accepté. Il pense : conduire des drones, c’est prolonger le combat autrement. Et puis commander un engin à distance, c’est ­toujours mieux que ranger de la paperasse au fond d’un bureau… Sa maison demeurera le ciel.

Sebastian a les yeux qui brûlent 

Nevada, base aérienne de Creech. Ça recommence. Ses yeux le brûlent. L’œil droit est constellé de sang. On dirait qu’un cracheur de feu s’amuse à souffler dedans. Les vaisseaux éclatent comme des bulles de savon. Il se dit : si ça continue, je finirai par voir rouge. Rouge comme le soleil qui enflamme les maisons sableuses de Kaboul les jours de vent. « Si ça continue, je finirai par ne plus rien voir du tout. Parlons pas de malheur. » Il a 28 ans et ses yeux, c’est tout ce qu’il a.

Il doit avoir 8 ans, dans la banlieue de San Diego. Sa mère fait des ménages chez de riches familles de Blancs. Les voisins, les flics, tout le monde se moque d’elle et de sa peau ensoleillée. Elle vient de Mexico et pour eux, sa place est là-bas. Sebastian, trop petit pour la défendre, encaisse les insultes, retient ses larmes. Les soirs, dans son lit, elle lui caresse le front, dit : « Tu as de grands et beaux yeux, puissants et précis comme ceux d’un lynx. » À l’adolescence, Sebastian découvre Star Wars. La guerre, le ciel, la galaxie, les combats. Il deviendra pilote de chasse pour épater sa mère, la défendre, lui décrocher une étoile. Elle sera la reine de tous les ciels du monde.

Cette douleur aux yeux est récente. Elle coïncide avec son arrivée ici, sur la base de Creech, lorsqu’il a rejoint il y a un an la fameuse 432nd Wing, la première escadre dédiée à la guerre à distance de l’US Air Force. Des hangars couleur sable, une piste d’atterrissage, des bâtiments administratifs, une salle de sport, un mess (une cafétéria), un Starbucks. Une base d’entraînement classique. Sauf que Creech, c’est déjà la guerre. La base est ce que les tranchées étaient au premier conflit mondial, son cœur palpitant. Les bombardements en Irak, en Afghanistan, en Libye, tout se passe ici, dans les ground control stations, ces conteneurs métalliques d’à peine 10 mètres ­carrés posés à même le sol qui parsèment la base. À l’intérieur se trouvent des cockpits immobiles depuis lesquels on surveille et attaque l’autre face du monde. C’est la guerre moderne. ­Technologique. Clinique. À distance.

Pierre débute l’entraînement

3 heures. La base de Creech semble déserte. ­Dommage. Pierre aurait aimé discuter avec des soldats américains pour se détendre un peu. Nerveux, il se répète mentalement chaque étape du vol à venir. Il le sait, ses vingt années de carrière ne pèsent pas lourd dans l’exercice qu’il s’apprête à réaliser : faire décoller et atterrir un avion de 4 tonnes sans être à l’intérieur. Ses cinq sens ne lui seront plus d’aucun recours. ­Impossible de piloter « aux fesses », ­c’est‑à-dire de laisser au corps, soumis aux turbulences, le soin de dicter au cerveau la marche à suivre. Il faut apprendre à désapprendre. Se fier uniquement aux écrans de contrôle. Des mois qu’il s’exerce en France sur des simulateurs. Place à l’exercice ­grandeur nature. 

Il retrouve Benoît, son « senso », l’opérateur capteur responsable de la caméra du drone, français lui aussi. Ils font partie de la 33e escadre de surveillance, de reconnaissance et d’attaque de la base aérienne de ­Cognac, en Charente. Une base qui, à la faveur des nouvelles technologies, a retrouvé une seconde jeunesse. Un temps dissoute, elle est devenue la toute première unité française dédiée à la guerre à distance. Elle comprend une vingtaine d’équipages déjà formés à manier les drones militaires et prévoit d’en recruter quatre fois plus d’ici 2030. 

Pierre et Benoît comptent parmi les six stagiaires français accueillis pour quatre mois sur la base américaine aux côtés ­d’Espagnols, d’Italiens et de ­Britanniques. Ils ne viennent pas étudier les techniques de combat à distance, ça, ils l’ont déjà appris l’an passé lors d’un autre stage à Holloman, au Nouveau-Mexique. Ils sont à Creech pour se former à une étape ­hautement délicate : le décollage et l’atterrissage « ­physique » mais à distance de l’appareil.

À côté du drone, l’ancien Mirage 2000  de Pierre lui fait penser à un encombrant ­diplodocus.

Les deux hommes se dirigent vers l’abri de tôle marron, à côté de la piste de décollage, où les attend la nouvelle coqueluche des combats aériens, le fameux drone MQ-9 Reaper, littéralement la « Faucheuse ». Des ailes de 20 mètres d’envergure aussi fines que celles d’un albatros, un revêtement de matériaux composites conçu pour glisser dans la masse d’air… Le redoutable engin de guerre paraît aussi inoffensif qu’un ­planeur. À côté, l’ancien ­Mirage 2000  de Pierre lui fait penser à un encombrant ­diplodocus.

Vent faible, ciel dégagé. « You are lucky », annoncent les deux instructeurs américains à l’équipage français. C’est l’avantage des entraînements de nuit : les conditions atmosphériques sont stables. À partir de 10 heures, le thermomètre monte et avec lui les ascendances thermiques. Un cauchemar pour le pilote de drone encore novice. Pas de double commande. Si l’avion pique, impossible pour l’instructeur de rectifier le vol. Le crash guette à tout moment.

4 heures du matin. Après vérification de l’appareil, Pierre et Benoît pénètrent dans l’un des conteneurs métalliques climatisés. Pierre s’assied devant la console de gauche, Benoît devant celle de droite. Des écrans tactiles leur opposent un foisonnement de boutons qui varient selon le menu choisi. L’interface, complexe et vieillotte, est restée au stade de sa conception par des ingénieurs américains. C’était au lendemain du 11 septembre 2001. Les ­Américains décident de représailles en Afghanistan. Les premiers Reaper armés entrent aussitôt en fonction pour frapper les taliban. Depuis, guerre contre le terrorisme oblige, personne n’a eu le temps de se pencher sur l’ergonomie de la plate-forme, dont la maîtrise ­requiert des mois d’apprentissage.

L’aube se lève. Casque sur les oreilles, les deux hommes s’apprêtent à faire décoller le drone, stationné à quelques mètres. Benoît saisit la check-list qui précède le vol et en fait la lecture au pilote :
« Circuit carburant ?
—  Sur automatique ! lance Pierre.
—  Régime moteur ? »
La main gauche du pilote attrape le levier du régime moteur et s’assure qu’il est bien en position basse vers l’arrière : « En position minimum.
—  … Température moteur ?
—  En dessous de 200 °C, démarrage à froid.
—  Pompes carburant ?
—  On.
—  Pression carburant ?
—  Vérifiée, on peut lancer la mise en route. »

Dans les écouteurs, Pierre dialogue avec le contrôleur aérien, comme sur un avion classique :
« Creech Tower, Reaper 22, holding point 26, ready for departure.
—  Reaper 22, line-up runway 26, wind 275 degrees at 16 knots, clear for take-off.
—  Clear for take-off runway 26, Reaper 22. »

Juste à côté du conteneur, sans qu’ils puissent le voir, le drone décolle, fond dans le ciel rose, survole les collines avant de tourner au-dessus de la base. Pierre et ­Benoît opèrent une descente, mais ont à peine le temps de frôler le tarmac. L’appareil repart à la demande de l’instructeur, qui enclenche une fonction pour simuler une panne de carburant. Le drone pique du nez. Benoît ajuste la caméra. Le vent s’engouffre dans les ailes, l’engin perd de l’altitude. « Et maintenant atterrissez !», ordonne l’instructeur. Panique à bord. La vidéo sur l’écran de contrôle hoquète. Le front du pilote dégouline. Le Reaper valse dans les turbulences. Vite. Trouver la bonne combinaison de boutons sans se perdre dans les menus. Vite. De justesse le drone retrouve sa stabilité. Le moteur coupé, la conclusion de l’instructeur est implacable : « Pierre, vous pilotez comme un manche. »

Chapitre 2

Soixante minutes pour oublier la guerre

Chapitre 2 Soixante minutes pour oublier la guerre

L’esprit de Sebastian flotte

14h30. 18 °C à l’intérieur, 30 à l’extérieur. ­Bientôt huit heures à surveiller le même village, les faits et gestes d’un même groupe d’hommes qui leur échappe… Huit heures à n’être qu’une tête. Les yeux de Sebastian peu à peu fatiguent, ses jambes picotent. Son esprit engourdi flotte. Plus qu’une heure. L’esprit divague, aussi brumeux que les batailles sans combat. ­Entendre vibrer le téléphone, voir le nom de Lizzie, sa femme, apparaître. Que ­fait-on pour le frigo ? On le répare ou on en rachète un ?

Éteindre le portable, revenir à l’écran de contrôle, avoir l’impression de sentir le vent s’engouffrer dans les robes bleues des Afghanes et vouloir plonger dans la mer, se jeter dans les vagues, avoir pitié pour les hommes au sol le dos courbé par le poids des armes, peser une tonne le cul dans ce siège, penser à fêter l’anniversaire de sa mère le lendemain, trouver un air de ressemblance entre cet Afghan et son frère, avoir envie d’aider ce gamin à ­démêler les fils de son cerf-­volant, ­regarder la nuit couvrir les écrans de contrôle, ajuster le vol, réajuster le siège, se lever, aller une minute trente se vider la vessie, respirer l’air poussiéreux du ­Nevada, se dire qu’il est aussi épais que celui de ­Kaboul, prendre un café et revenir en guerre, repenser à l’océan, plus que trente minutes, la sensation de l’eau sur la peau, rêver de vacances, se dire que deux jours de congé c’est trop court pour aller voir la mer, sentir la fatigue atteindre les bras, se demander si le gamin au cerf-volant sent la présence du drone à force de fixer le ciel, se lever, baisser la clim, prendre un nouveau café, sentir monter le froid et la fatigue. Le ­vertige. Le vide.

15 heures. Fin de service. Le drone reste en orbite. Sebastian et Kevin laissent les commandes à l’équipage suivant pour huit heures. Et ainsi de suite, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Une guerre au loin, une guerre sans fin.

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17 mai. Huit frappes en Afghanistan (provinces de Baghlan, Kandahar, Koundouz, Parwan, Orozgan) – Nombre de victimes inconnu
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Une tempête de sable vide la piste  

15 heures. Un violent vent traversier, un crosswind à 40 kilomètres/heure, secoue la base.L’ombre des nuages dessine sur les collines vertes des taches brunes pareilles à celles des tenues militaires. Partout ailleurs, le sable et la poussière se mêlent dans la tempête. Un décor aride, afghan. Pierre respire profondément. Il se revoit aux manettes de son ­Mirage 2000. Dans la nuit sans lune comme dans le jour au zénith, il mettait les gaz, perçait le ciel, il était chez lui là-haut. 

Ses pensées sont interrompues par les allées et venues de soldats américains. Le vent qui retient l’équipage au sol ­n’empêche pas les hunters de Las Vegas de faire la guerre là où le ciel est clément. Combien Creech compte-t-il de cockpits dans des cages métalliques ? Cinquante ? Soixante ? Peut-être davantage. Le chiffre précis est tenu secret. Ces « boîtes » sont autant de bulles afghanes, pakistanaises, irakiennes, libyennes, se dit Pierre. Un pilote américain sort du conteneur. Leurs regards se croisent. Quel pays était-il en train de survoler ? L’Irak ? Le Yémen ?

Un Reaper de l’US Air Force a été récemment abattu au Yémen, où les États-Unis ne sont pas officiellement en guerre. En ­Somalie, pays supposément en paix, les mêmes oiseaux guerriers auraient tué des centaines de personnes depuis 2007. Que se passe-t-il au juste dans l’obscurité et le silence de ces box ? Pierre ne cherche pas à le savoir. Il est là pour apprendre la technique, c’est tout. Il compare, il pense : la force du combattant français, c’est son éthique. ­Respecter les fameuses règles d’engagement qui régissent l’emploi de la force armée par les soldats sur un terrain d’opérations, avoir le souci permanent de limiter les « dommages collatéraux », voilà qui le rend fier d’être ­français.

La France a choisi de ne pas se calquer entièrement sur le modèle américain. Personne pour bombarder depuis l’Hexagone.

Benoît l’a rejoint sur le parking. Tous les deux s’engouffrent dans la voiture et prennent à gauche sur la Highway 95, direction Las Vegas, plus au sud. Cette fois-ci, le paysage défile pour de vrai autour d’eux. Collines, désert, collines, désert. Ils allument la radio mais l’éteignent aussi sec. ­Silence. Déception de n’avoir pas volé, même par procuration.

Pierre repense à ce pilote américain dont il a croisé le regard. Est-il marié ? A-t-il des enfants ? Comment fait-il pour combattre la journée et rentrer chez lui le soir comme si de rien n’était ? Lui ne pourrait pas. Il a besoin d’être pleinement impliqué dans ce qu’il fait. Soit la paix, en famille, soit la guerre, au travail. Heureusement, la France a choisi de ne pas se calquer entièrement sur le modèle américain. Personne pour bombarder depuis l’Hexagone.

Les dizaines d’officiers déjà envoyés au Niger agissent dans le cadre d’une opération ­extérieure. Ils goûtent au sable, à l’inconfort des camps militaires, à la chaleur de ­Niamey. Objectif : limiter la distanciation, faire en sorte que le militaire français se sente engagé dans le conflit. Les équipages sont constitués de quatre personnes au lieu de deux. En plus du pilote et de l’opérateur capteur, il y a, dans une salle annexe truffée d’écrans, un opérateur image et un coordinateur tactique. « Non, les drones ne sont pas des robots tueurs. »

Sebastian tombe sur du rock chrétien

15 heures. Quand Sebastian ferme les yeux, il voit un écran beige et des points noirs qui progressent très lentement. Il a l’impression d’être parti si loin…Highway 95, direction Las Vegas. Il ouvre grand les fenêtres. Il aime ça, respirer l’air sec du ­Nevada. Mettre la radio à fond. Les enceintes crachent du rock chrétien. Il change la fréquence. ­Voudrait capter un air mexicain. Les ­guitares des mariachis, voilà ce dont il aurait besoin.

Il a une heure. Soixante minutes pour oublier la guerre, la tension sourde et les menaces lointaines qui planent sur les troupes au sol. Quitter sa peau de chasseur. Atterrir. C’est l’étape la plus délicate. Le passage express de la guerre à la paix. La journée s’achève, on rentre chez soi et il faut réparer ce foutu frigo, cuisiner, sortir les poubelles.

Il repense avec nostalgie à l’époque où il partait en missionsix mois, parfois davantage. En Afghanistan avec les gars de l’escadron, ils parlaient guerre, mangeaient guerre, dormaient guerre, jouaient aux cartes en pensant aux batailles… Un bombardement qui tournait mal, l’ennemi qui leur tendait un piège, l’avion qui tombait en panne, ils en discutaient aussitôt, ne laissant pas le temps à l’événement traumatique de pénétrer leur inconscient. Et puis une fois le mandat terminé, ils partaient en « sas de décompression », un séjour de quelques jours où, avec une équipe spécialisée, ils débriefaient ce qu’ils avaient vu, vécu. Les peurs, les frustrations, les mal­entendus étaient évacués. On les conseillait même sur la manière de revenir chez eux, d’aborder leur femme après ces longs mois d’absence. Les mondes étaient compartimentés. 

Les primes, qui peuvent atteindre 35 000 dollars annuels, n’ont pas encore permis de recruter suffisamment d’effectifs.

Là, c’est différent. Pas le temps de consulter un psychologue. Pas même celui d’échanger avec les camarades. Quand la journée est terminée, on s’empresse de rentrer chez soi. Faut encaisser. Suivre la cadence. 4 % des soldats seraient atteints de trouble de stress post-traumatique. Si les images en HD de corps en charpie hantent les esprits de certains, la vraie menace pour les équipages de drone, c’est le burn out. Il manque 3 300 pilotes au sein de l’US Air Force. Les primes, qui peuvent atteindre 35 000 dollars annuels, n’ont pas encore permis de recruter suffisamment d’effectifs. Et l’armée prévoit d’acheter de nouveaux drones… 

En attendant, il arrive que les shifts de Sebastian passent de huit heures à dix, voire douze heures. Et puisque la guerre ne laisse aucun répit, il faut travailler les week-ends, les jours fériés. Les dates de congé ­hebdomadaires varient constamment. ­Sebastian n’a plus le temps de faire du sport. Les rares fois où il va courir, c’est pour se vider la tête. Ne pas devenir fou. Il a vu des jeunes engagés dans l’armée pour voir du pays qui débarquent ici, largués dans ce bout de désert. Certains quittent leur famille pour la première fois. Ils savent à peine conduire. Épuisés, sans repère, ils se perdent dans les casinos de Las Vegas, l’alcool, la drogue, avant de pousser sur la manette des gaz. Il y a aussi les pilotes dont l’unité a fermé faute de moyens. Ils voudraient quitter l’US Army, rejoindre des compagnies d’aviation civile mais doivent d’abord rembourser leur formation longue et coûteuse, c’est-à-dire servir Creech pendant cinq à dix ans. Les gars sont déprimés. En manque de ­lumière. De sommeil. De perspective. 

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19 mai. Vingt-cinq frappes en Afghanistan (provinces de Paktika, Farah, Nangarhar, Kandahar, Hérat, Helmand) – 15 morts et 5 blessés
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Chez Pierre, un barbecue entre collègues

20 heures. C’est lorsque la nuit s’installe que Las Vegas s’éveille avec sa profusion de lumières criardes. Des touristes flânent, tranquilles, le long duStrip, cette portion de 6 ­kilomètres du Las Vegas Boulevard où se succèdent les grands hôtels et les ­casinos. Dans quelques heures, ils partiront au bras d’une Latina trop maquillée se réfugier dans des chambres feutrées. Deux mois ont suffi au pilote français pour connaître le manège vespéral du sexe et des dollars. Pierre ­préfère désormais passer ses soirées dans son ­quartier résidentiel, déserté par les voitures, où l’on entend seulement quelques enfants chahuter.

Comme la plupart des officiers américains, il habite la banlieue coquette du nord de Las Vegas. Il aurait aimé loger à ­proximité de Creech mais la base aérienne est cernée par le désert. Les six ­Français en formation, trois pilotes et trois opérateurs chargés des images, vivent dans la même ­résidence. Ça facilite la ­logistique. Le ­matin, ils partent ensemble. ­Quasiment une vie de caserne. Les villas sont impersonnelles et excentrées mais qui se plaindrait d’avoir un bout de jardin arboré, une salle de sport et une piscine en plein désert ?

Dans la cuisine plane un doux ­parfum sucré. Carole, sa femme, a préparé un gâteau aux pommes. Quelle chance de l’avoir ici à ses côtés. Dès que le pays où il est déployé le permet, elle l’accompagne. La vie de pilote de chasse, c’est être absent ­pratiquement une année sur deux. ­Beaucoup d’épouses finissent par décrocher. Avec les drones, les missions promettent d’être plus courtes. Pas plus de deux ou trois mois. Un argument de taille pour recruter de futurs ­pilotes. 

Dans le ciel à larguer la mort, ils se sentaient utiles, héroïques. Qu’en est-il des pilotes de drone ?

Ce soir, Carole et lui ont convié quelques gars du groupe à un barbecue autour de la piscine. Avec les entraînements ­nocturnes, ils vivent en décalé. Pour récupérer, ils se couchent généralement avant minuit.

Benoît, le « senso », et un autre pilote sont arrivés. Tous font partie de l’escadron de Cognac. La Libye, l’Irak, Djibouti, l’Afghanistan… Les yeux brillants d’émotion, ils se souviennent de leurs opérations extérieures à bord de leurs monstres des airs. Dans le ciel à larguer la mort, ils se sentaient utiles, héroïques. Qu’en est-il des pilotes de drone ? Des héros à distance, il y en aura tôt ou tard, Pierre en est sûr. En mai dernier, ce sont d’ailleurs des ­Reaper de surveillance pilotés par des militaires de leur escadron qui auraient participé à la libération des deux otages français au Burkina Faso, en surveillant la planque jour et nuit pendant des semaines depuis Niamey. De quoi changer l’opinion publique ? Pas suffisant. « Les ­Français ne veulent pas ­comprendre, peste Pierre. ­Regarder la terre depuis un drone, c’est comme regarder le sol depuis le trou d’une paille. Les cinq drones français ne permettront jamais de surveiller tout un désert, encore moins un pays ! »

Minuit. Les officiers vont se coucher, des rêves de reconnaissance plein la tête.

Sebastian est mort, vidé

Minuit. Il vit dans une villa au nord de Las Vegas dont il n’a, comme beaucoup de soldats, pas le temps de profiter. Il a passé la soirée chez des voisins avec sa femme Lizzie. C’était la première fois qu’ils les rencontraient. Ils avaient organisé un barbecue. Sebastian est arrivé en retard, ç’a fait scandale. Pas auprès de Lizzie – elle aussi est militaire, elle comprend – mais auprès de leurs hôtes qui ont pensé que le jeune homme se moquait d’eux. Sebastian s’est contenté de s’excuser. Qu’aurait-il pu dire ? Qu’il y avait ce char, bourré d’explosifs, qu’il fallait neutraliser avant qu’il pénètre sur un marché ? Que le camion est resté immobile pendant quatre heures ? Qu’il a ensuite fallu attendre que les rues du quartier soient désertées pour larguer la bombe ? Qu’il venait de passer non pas huit mais douze heures devant l’écran ? Qu’il était mort. Vidé. 

S’il revenait d’un vol dans un avion de chasse, on le considérerait comme un héros. Mais puisqu’il rentre d’un obscur bureau bardé d’écrans, c’est simplement un homme en retard. Le mois dernier, on lui a remis une médaille « en récompense de [son] engagement et de [son] dévouement », a dit le colonel. Il en a eu les larmes aux yeux. Enfant, il répétait à sa mère qu’il voulait sauver le monde. Il lui demandait conseil. En s’endormant, il pense à elle, à ses rêves de voltige. À cette étoile que jamais il n’ira lui décrocher.

Chapitre 3

« Je tue en toute sécurité et, en tuant, je sauve des vies »

Chapitre 3 « Je tue en toute sécurité et, en tuant, je sauve des vies »

Depuis son siège, Sebastian survole l’Afghanistan

6 heures. Quelques pilotes vont et viennent sur la base au milieu des techniciens en tenue de camouflage. ­Sebastian pénètre dans l’une des ground control stations, ces conteneurs d’à peine 10 mètres carrés. Deux sièges. Il s’installe à gauche, au poste de pilotage. La pièce aveugle et plongée dans le noir lui fait penser à une grosse boîte de conserve percée d’écrans. On y voit des graphiques avec des données météorologiques, une carte du ­terrain survolé, une image radar. Et sur le dernier écran, la zone à surveiller. 

Depuis des semaines, il passe au crible la province de Nangarhar, à l’est de ­l’Afghanistan, foyer à la fois des taliban et des combattants de l’État islamique. Elle est devenue son terrain de chasse. Montagnes, villages, rues défoncées, marchés grouillants et vagues de toits plats, bétonnés : il pourrait retrouver son chemin les yeux fermés dans ce labyrinthe poussiéreux.

À sa droite, Kevin, son « senso » en charge des capteurs d’images – l’équivalent de ­Benoît pour Pierre –, ajuste son siège. À 24 ans, Kevin est à peine plus jeune que Sebastian. C’est sa première mission. Sa voix est rauque, coupante, froide comme s’il cherchait à se donner dix ans de plus. ­Sebastian trouve son camarade encore plus pâle et maigre que d’habitude. « Un teint de boîte de conserveVoler dans un vrai avion lui ferait du bien. » L’US Air Force manque d’effectifs et la formation des ­« ­sensos » à bord de véritables avions se limite généralement à quelques dizaines d’heures. 

Sebastian, lui, a été déployé trois fois en Afghanistan en tant que pilote chargé du ravitaillement des F16, le célèbre avion de combat américain. Mais il l’aime bien, Kevin. C’est un bon gars, un patriote qui a grandi comme lui à l’époque où fumaient encore les braises du World Trade Center. Lui aussi, il est en guerre contre le terrorisme, ce serpent à mille têtes qui peut frapper partout, tout le temps. Rien à voir avec les conflits passés où deux blocs s’opposaient. Les frontières du champ de bataille sont désormais fluctuantes. Il faut frapper là où se trouvent les bad guys, terroristes, criminels, dealers, tout ce magma de vies poisseuses qui menacent leurs hommes et la sécurité des États-Unis.

Kevin a tatoué à l’intérieur de son bras droit un faucon survolant les forêts de sa ­Pennsylvanie natale.

Voilà pourquoi le drone est si utile. Il permet de surveiller un territoire vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. ­Kevin est ­passionné par tout ce qui vole. Il a même tatoué à l’intérieur de son bras droit un faucon survolant les forêts de sa ­Pennsylvanie natale. Il rêvait de suivre les traces de son père, l’un des plus grands pilotes de chasse de sa génération. Mais avoir un fils au sein du programme américain de drone, quelle fierté. Quoi de plus louable que de sacrifier ses rêves de voltige, d’aventure pour servir son pays à domicile ? Il faut du cran pour un tel renoncement. Sebastian pense : si j’étais né un peu plus tard… À quelques années près, j’aurais ­peut-être aussi directement atterri ici, au Nevada.

Le Reaper flotte déjà à plus de 4 500 mètres au-dessus de l’Afghanistan, où l’engin est stationné. Quelques minutes plus tôt, des soldats américains, sur le sol afghan, l’ont fait décoller. Impossible d’accomplir cette tâche depuis les États-Unis via les satellites. La latence du signal entre la commande de l’action et son exécution par le drone serait trop longue. Ce n’est qu’une fois en l’air que les manettes sont confiées au pilote et au « senso » du Nevada. Ce sont eux qui le font voler, eux qui tuent. Ils sont les maîtres du combat à distance. 

Il est 6 h 30 au Nevada, 18 heures en ­Afghanistan. La guerre peut commencer. Sur les écrans de contrôle apparaissent des villageois. Ils sortent de chez eux, profitant de la fraîcheur du soir. Dans le casque des deux Américains, des voix lointaines grésillent, celles de soldats déployés sur place. Ces hommes font partie de l’unité appelée JTAC, pour Joint Terminal Attack ­Controller, les contrôleurs aériens avancés. Leur mission est centrale : ils font le trait d’union entre les appareils de combat et les troupes au sol. Le JTAC informe les pilotes qu’une opération est en cours. Des fantassins vont tenter d’intercepter un convoi armé des taliban. Le rôle de ­Sebastian et de Kevin est d’appuyer les troupes au sol. De sécuriser la zone ­depuis le ciel.

Deux secondes, c’est le temps de latence du signal qui sépare la machine du satellite.

« On s’approche », ordonne Sebastian à ­Kevin. Les mains de Kevin glissent aussitôt sur un foisonnement d’interrupteurs. Toutes ces commandes sont reliées au ventre de l’appareil où sont fixées les caméras. Il peut zoomer, dézoomer, ­revenir en arrière. Tout est enregistré. Archivé. Les images doivent être les plus précises et plus nettes possible. Il ajuste la luminosité, règle le contraste, s’assure de ne jamais être à contre-jour… Pour chaque manipulation, il faut compter deux secondes de délai. Deux secondes, c’est le temps de latence du signal qui sépare la machine du satellite, situé quelque part entre le Nevada et ­l’Afghanistan. Kevin tourne la caméra à droite, two seconds delay. Il zoome, two seconds delay. Et Sebastian appuie sur la détente, two seconds delay. Les premiers mois, ce manque de réactivité était un casse-tête. Puis l’équipage s’y est fait. « Yes, on se fait à tout. »

La « Faucheuse » survole une route cabossée. Vieux réflexe : Sebastian tourne encore la tête à droite et à gauche comme pour surveiller la présence éventuelle d’avions à l’aplomb de l’aéronef. Kevin, lui, suit à la trace les pick-up ennemis. Depuis le début de l’année 2019, les attaques aériennes de l’US Air Force par drone et par avion de chasse se sont multipliées en Afghanistan. 683 frappes rien qu’en avril dernier. Les gars racontent que c’est à cause des accords de paix qui se préparent là-bas. Drôle de logique. Elles auraient fait 421 victimes, dont 23 civils et 3 enfants, un chiffre historiquement haut. Mais Sebastian ne veut pas savoir. Son job, c’est de maintenir une épée de Damoclès au-dessus de la tête des taliban, une surveillance létale permanente. Une mosquée qui se vide plus tôt que prévu : c’est louche. Un attroupement dans une maison : suspect. Un rassemblement dans la nuit : anormal. Les cibles seront dans l’œil du drone des semaines, des mois. Leur identité ? Ça lui est égal. C’est le boulot des gars qu’on appelle les ­screeners, déployés dans des bureaux sur la côte Est des États-Unis. Eux passent en boucle les images de Kevin et les croisent avec les renseignements militaires. Ce sont eux qui repèrent les bad guys. Ils sont la tête pensante. « Moi, j’exécute. »

Eux, nous, les hommes déployés sur place, nous formons une meute, pense Sebastian à mesure que l’engin se rapproche des camions ennemis. Une meute regroupée par la magie des satellites. Les Américains ne contrôlent pas seulement le ciel, ils « tiennent » l’espace. « Là est le secret de notre puissance. En tant que pilote, je suis le chien d’attaque. J’ai le mot final. J’appuie sur la détente. » 

Les drones sauvent des vies. Je suis les Afghans à la trace et si ça tourne mal, boum, on lance l’assaut, je tire.

Sebastian

Il dispose de six bombes GBU-12 à guidage laser de 250 kilos chacune et de missiles Hellfire, aussi précis que redoutables. « Je tue en toute sécurité et en tuant, je sauve des vies. “Drones save lives”. » ­Combien de soldats au sol seraient morts si on ne veillait pas sur eux jour et nuit grâce aux caméras infrarouges ? « Les drones sont l’arme du bien. » Quelle fierté d’appuyer ces hommes déployés dans la poussière qui se battent pour sa mère, pour des millions ­d’Américaines. « Les drones sauvent des vies. Je suis les Afghans à la trace et si ça tourne mal, boum, on lance l’assaut, je tire. »

Sebastian fait entièrement confiance au reste de l’équipe. Quand Kevin désigne la cible avec le laser, il est sûr à 100 % qu’il s’agit d’un taliban. Il veille, il surveille, il informe, il voit tout, tout le temps, aussi discret qu’un ballon d’hélium qui dérive lentement sur les flancs d’une colline. « J’aide mon pays à maintenir la paix. C’est une telle chance d’être pilote de drone. » Invisible. ­Invincible. L’ennemi ne peut se battre, il n’a ni drone ni satellite. Et alors ? Les Afghans ne doivent pas, jamais, avoir de drones. C’est une guerre asymétrique et elle doit le rester. Toujours avoir l’ascendant sur l’ennemi, c’est le propre du guerrier, non ? 

Succession de voitures éventrées sur le bas-côté de la route. « Peur ? Bien sûr, j’ai peur. » La première fois qu’il a largué une bombe depuis le Nevada, ses doigts sont devenus tout blancs à force de serrer le manche. Ça arrive à plein de gars de l’escadron. On l’appelle le white fingers syndrom, le syndrome des doigts blancs. « Le nombre de personnes que j’ai abattues ? Aucune idée. Ce qui compte, c’est le nombre de vies que je sauve. “Drones save lives”. »

Pierre sort de son box métallique 

6 heures. Les remontrances de l’instructeur tournent encore dans la tête de Pierre mais, au fond, il est plutôt satisfait de lui. En deux heures, il aura fait décoller et atterrir huit fois l’engin dans des conditions extrêmes. Huit touch and go,une vraie prouesse. ­Demain, il recommence. L’enjeu est immense. Une fois prêt, il pourra former de nouveaux équipages qui viendront grossir les troupes au Niger, là où volent déjà des Reaper français.

Depuis plus de cinq ans, la base ­aérienne 101 de Niamey, au Niger, effectue des missions de renseignements dans divers points chauds du Sahel et du ­Sahara dans le cadre de l’opération Barkhane. Cette base équivaut à celle de Creech. On y trouve les mêmes conteneurs et les mêmes « Faucheuses », douze au total, non armées jusqu’à la fin de l’année2019. Mais tant que les pilotes français n’ont pas été formés au décollage et à l’atterrissage des drones, ce sont des soldats américains qui font le job à leur place sur la base française. Il est temps que ça change, pense Pierre. 

Midi. Avant de rentrer chez lui, dans la banlieue paisible de Las Vegas, Pierre pénètre dans l’imposant hangar de maintenance où sont stockés les drones de retour dethéâtres d’opérations. Six Reaper, gris comme un ciel d’orage, attendent, ventre ouvert, que des techniciens viennent les contrôler. Quelques heures auparavant, ils étaient encore en pièces détachées dans des caisses de transport. C’est là tout l’intérêt du drone : être facile à livrer sur tous les terrains d’opérations. Ces Reaper voyageurs reviennent-ils d’Afghanistan, du ­Pakistan, d’Irak ? Les terrains d’opérations précis des Américains sont classés secret-défense. 

Et maintenant ? Que reste-t-il de l’engagement guerrier sans celui du corps ? Que reste-t-il des batailles quand seul coule le sang ennemi ?

Le pilote français fait le tour de l’engin. La ­capacité des hommes à mettre sur pied des inventions pareilles l’a toujours épaté. Il se souvient de son premier vol d’entraînement. C’était à bord d’un Tucano. Il avait reproduit à l’identique, en bois, le cockpit de l’appareil pour pouvoir répéter ­l’exercice chez lui autant de fois que ­nécessaire. Il voulait percer les mystères de sa ­puissance guerrière. Des années plus tard, Pierre a pris les commandes d’un ­Alphajet puis d’un ­Mirage 2000. Le sang ­propulsé dans les jambes, le pantalon anti-G qui vient comprimer les jambes, la respiration saccadée… Toutes ces sensations ­devenues si familières et grisantes dont il faut ­aujourd’hui apprendre à se ­passer.

Le ciel soudain lui manque. Les airs et leurs récits épiques. Lui reviennent ses nuits de gosse plongé dans les pages du Grand Cirque, l’odyssée du pilote ­Clostermann, projeté dans la foudre de la Seconde Guerre mondiale. Courage, ­bravoure, héroïsme enfiévraient le corps du combattant. Et maintenant ? Que reste-t-il de l’engagement guerrier sans celui du corps ? Que reste-t-il des batailles quand seul coule le sang ennemi ? Que reste-t-il de la bravoure quand les gagnants sont toujours les mêmes ? Que reste-t-il du courage sans sacrifice ? 

La vérité, c’est qu’on est plus efficace aux commandes d’un drone qu’à celles d’un avion de chasse, pense Pierre. Faut admettre qu’il n’offre que des avantages.

Sa discrétion : une fois dans les airs, le Reaper, invisible et pratiquement inaudible, permet de surveiller l’ennemi en permanence sans se faire repérer. Son coût : 14 millions de dollars. Deux fois moins qu’un ­Mirage 2000, dix fois moins qu’un Rafale. Son endurance enfin : l’oiseau meurtrier peut voler jusqu’à vingt-cinq heures sans se ravitailler en ­carburant, contre seulement quarante-cinq minutes pour un Mirage.Pas étonnant que tant de pays cherchent à s’en procurer. L’Espagne, l’Angleterre, ­l’Allemagne, Israël, la Turquie, la Chine ou la Suède utilisent déjà des drones armés. Aujourd’hui, c’est au tour des Français de remplir le ventre des engins de bombes à guidage ­laser.

Que se passerait-il s’il en faisait autant en France ? Il redoute l’incompréhension, les insultes.

L’évolution est inéluctable, se dit Pierre. On ne peut pas rester au temps des chevaliers ! Le statu quo qui consistait à utiliser des drones seulement pour surveiller la cible depuis le ciel n’est pas tenable. Partir en mission sans arme, c’est un peu comme si un pompier tentait d’éteindre un feu de forêt sans lance à ­incendie.

Reste à faire accepter l’idée à l’opinion publique. Le regard du pilote bute sur le drapeau américain de 5 mètres de haut qui couvre tout un pan du hangar. Devant, les techniciens s’agitent. Il les envie, ces soldats dont la nation est fière. Ils peuvent sortir de chez eux en uniforme. Que se passerait-il s’il en faisait autant en France ? Il redoute l’incompréhension, les regards appuyés, les insultes, voire une attaque de la part d’extrémistes. L’autre jour, il est entré dans un café à Las Vegas et quand il a expliqué au serveur qu’il était militaire, on lui a offert sa consommation. Ça l’a ému aux larmes. Il pensait que les attentats de Paris inverseraient la tendance, que les Français, soudain, comprendraient l’intérêt de la guerre menée au Sahel et des nouveaux outils technologiques, mais non, on leur dit drone, ils pensent Big Brother et robot tueur…

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