« Bienvenue au paradis ! » clame la première image du clip de promotion. Devant des palmiers et des bâtiments flambant neufs, une star hollywoodienne vieillissante s’avance. George Clooney aurait « poliment décliné » la proposition, si l’on en croit un publicitaire. Alors c’est Sylvester Stallone qui a enfilé son plus beau costume en lin pour devenir l’homme-sandwich de SouthMed. Sur l’écran, les modélisations 3D d’une station balnéaire ultra-luxe, avec bungalows donnant sur des plages privées, marina remplie de yachts et cascades artificielles, défilent. Sans oublier le golf manucuré où Rocky tape la balle avec Thierry Henry, le retraité des gazons venu lui aussi vanter cette « nouvelle destination globale ».
Un éden à Hawaï, en Floride ou en Asie du Sud-Est ? « I love Egypt, je suis en route », dévoile Stallone himself. Derrière un nom qui sonne comme une marque américaine, SouthMed – pour « Sud de la Méditerranée » – est la promesse d’une côte réinventée en lagon high-tech. Le dernier rêve fiévreux du régime du maréchal Abdel Fattah al-Sissi : bétonner les étendues sableuses du nord-ouest du pays, à 170 km à l’ouest d’Alexandrie, et ériger une nouvelle destination futuriste digne des pétromonarchies du golfe Persique. Un havre de paix fait d’enclaves de luxe pour la jet-set internationale, au milieu du fracas du monde, entre la Libye et la bande de Gaza.
SouthMed est le dernier programme de ce que l’État égyptien ambitionne, dans la même zone, avec Ras Al Hekma. Un nouveau destin attend ce cap de la Sagesse, son nom en français, abritant jusqu’alors une poignée de petits villages bédouins : se transformer, dans la prochaine décennie, en Dubaï égyptien.
Machine publicitaire sous stéroïdes
Dans les embouteillages du Caire, impossible d’ignorer les grandes affiches vantant l’oasis et martelant les mêmes formules : « Investissez dans le futur », « Appartement disponible MAINTENANT ». Dans la capitale, les opérations de démarchage ciblent les milieux aisés. « Les vendeurs nous harcèlent au téléphone, promettant stabilité, luxe et paiements faciles », raconte un architecte. Derrière cette machine publicitaire sous stéroïdes, les Émirats arabes unis, qui n’ont pas regardé à la dépense. Abou Dhabi a une seule stratégie en tête : déployer ses fonds souverains pour forger des outils d’influence, attirer capitaux et touristes, et accroître son emprise sur l’économie égyptienne en lambeaux.
À ce titre, la péninsule de Ras Al Hekma est son plus visible terrain de jeu. Cent soixante-dix kilomètres carrés – soit presque deux fois Paris intra-muros – bordés d’eaux turquoise lui ont été cédés par le gouvernement égyptien pour 35 milliards de dollars (30 milliards d’euros). L’accord, signé en 2024 entre l’Égypte, le consortium émirati ADQ (un des fonds souverains des Émirats arabes unis) et le promoteur immobilier Modon, basé aussi à Abou Dhabi, est le plus grand investissement étranger de l’histoire du pays. Un projet pharaonesque. À l’échelle de l’Égypte, pas moins que « le deal du siècle », censé sortir le pays de la torpeur économique et de l’inflation, selon la formule très trumpienne du quotidien Youm7, réputé relayer la ligne officielle.
Le soleil s’apprête à se coucher sur les faubourgs ensablés du Caire, ce samedi de fin septembre 2025. Un ballet incessant d’acheteurs se précipitent dans une aile privatisée sous haute surveillance du Giza Palace, parmi les plus imposants et somptueux de la ville, inauguré en mai. Regards sévères, oreillette au col, les policiers en chemise blanche inspectent ces aspirants acheteurs venus d’Égypte, du Golfe, voire des États-Unis. Tous ont obtenu un rendez-vous VIP avec les conseillers de Modon, jusqu’à patienter sur liste d’attente pendant trois mois. Chacun ambitionne d’être l’un des premiers propriétaires de la station balnéaire de Ras Al Hekma, qui n’existe pour le moment que sur plans.
La future cité s’étend sur une zone couverte d’oliviers et de figuiers, habitée par des communautés bédouines depuis des siècles. Elles devront faire place, de gré ou de force, aux premiers complexes résidentiels censés s’ériger ces quatre prochaines années. « Le luxe est incomparable avec ce qui se fait dans le reste du pays », se réjouit un acheteur égyptien qui vient d’investir dans deux immenses villas aux contours épurés.
Un hub financier mondial
Au cœur du Giza Palace, autour de petits bureaux à l’abri des regards, l’effervescence est visible. Les prix des lots varient de 15,9 millions de livres égyptiennes (environ 285 000 euros) pour un deux-pièces à 324 millions (6 millions d’euros) pour une villa haut de gamme de sept chambres. Images fabriquées par IA à l’appui, les vendeurs de Modon montrent les biens disponibles dans le quartier de Wadi Yemm, censé être le premier construit sur les dix-sept à venir. Hôtels, centres équestres, golfs, malls gigantesques et aéroport international seront achevés d’ici 2040, promet la compagnie émiratie. Avec l’ambition, à terme, d’accueillir huit millions de touristes par an dans la nouvelle agglomération.
Les mille unités en vente cet après-midi-là ont toutes été cédées. « Même Gamal al-Sadate, le fils de l’ancien président, vient d’acheter une villa ! » se félicite, cigarette à la main, Mohammed, un vendeur de Modon (les témoins ayant requis l’anonymat sont désignés par un prénom d’emprunt). Le projet est aussi calibré pour les investisseurs grâce à une zone franche et un centre des affaires. L’objectif : faire de ce bout de côte aux eaux cristallines un hub financier mondial, à grands coups d’exemptions fiscales, douanières et réglementaires.
Pour beaucoup, le rêve s’achète à crédit. Abib, trentenaire américano-égyptien qui gagne sa vie dans la revente de pièces détachées de voitures, a posé sur la table 1 million de livres égyptiennes (20 000 euros) pour son premier bien. Un appartement de 200 m2 – « Ma mère a besoin d’espace pour ses quatre chiens ! » – avec vue sur le golf et la mer. Les 29 autres millions (520 000 euros), il devra les verser en 32 acomptes pendant les huit prochaines années. « C’est un investissement : la valeur va grimper très rapidement », se persuade-t-il. Pas question de rater « la bonne affaire ». Et ce jour-là, tout est fait pour que le client signe vite. Si vite que le premier lot qu’Abib convoitait a été vendu avant que n’arrive son tour.
Si la ville n’existe pas encore, les acheteurs, assis dans les fauteuils en velours du salon surclimatisé du Giza Palace, songent déjà à l’après. « Quand les premiers lots auront commencé à sortir de terre, ils seront faciles à revendre et le prix aura doublé », promet Mohammed, le commercial, le regard brillant de celui qui vend l’avenir.
Des milliers de logements vides
À quinze kilomètres du palace, à l’est du Caire, les maquettes des immeubles sans âme de Ras Al Hekma se dressent dans les allées du parc des expositions. Cette semaine-là a lieu Cityscape Cairo. Depuis une décennie, ce salon organisé par Informa, société de communication britannique disposant de bureaux à Dubaï, s’est imposé comme un rendez-vous immanquable, la chambre d’écho des mégaprojets d’État.
« Avec 13,9 milliards de livres [250 millions d’euros] investis en 2024, l’immobilier reste l’un des moteurs de l’économie égyptienne », se rengorge Ahmed Sabbour, magnat du secteur, devant un parterre d’investisseurs. Mais une réalité moins glorieuse se murmure en coulisse. « On cherche désespérément de l’argent pour finir les chantiers », concède un promoteur. Dans une Égypte frappée par une frénésie de construction, des millions de logements restent vides dans les villes que le régime du président Abdel Fattah al-Sissi a fait bâtir. À l’instar de la nouvelle capitale administrative, surnommée « Sissi City », construite dans le désert à 40 km à l’est de la capitale et au coût édifiant de 58 milliards de dollars (50 milliards d’euros), dont plus de la moitié des appartements restent inoccupés.
Pour cette édition, les Émiratis de Modon, venus rassurer investisseurs et partenaires, ouvrent le bal. Shehab Elorabi, le directeur général de Modon en Égypte, fait miroiter une destination qui « vous enchantera, vous surprendra et vous ravira ». Avant de s’éclipser, refusant de répondre à la moindre question. Dans cette histoire, il n’est qu’un exécutant. Le grand patron de Modon est Jassem Mohammed Bu Ataba Al Zaabi, ancien chef du renseignement émirati et président du Département des finances d’Abou Dhabi. Il est l’homme qui veille sur les coffres du petit État pétrolier et orchestre la circulation des milliards vers les grands projets stratégiques, principalement via le fonds souverain ADQ, l’un des plus puissants du golfe Persique. L’Égypte fait partie de ses destinations privilégiées.
L’armée, pieuvre tentaculaire
Grande malade du Moyen-Orient, deuxième plus grand débiteur du Fonds monétaire international (FMI) après l’Argentine, l’Égypte vit sous perfusion, fragilisée, tour à tour, par la révolution de 2011 et l’effondrement de la manne touristique, la pandémie de covid-19 puis la guerre en Ukraine. Ses bailleurs internationaux la délaissent. Les États-Unis, un de ses premiers contributeurs afin principalement de stabiliser la zone d’un point de vue militaire, ont redirigé près de 20 milliards de dollars d’aide vers l’est de l’Europe. Une brèche dans laquelle se sont engouffrées les pétromonarchies avec leurs poches aux profondeurs infinies. Le projet Ras Al Hekma apparaît ainsi comme une bouffée d’oxygène pour un pouvoir asphyxié par la dette. Le mariage d’intérêt s’est effectué en plusieurs étapes. Avec l’incontournable armée égyptienne pour tenir les cordons de la bourse.
Son hégémonie n’est pas nouvelle. Depuis le coup d’État de 1952, qui met fin à la monarchie et installe une république des généraux, l’armée n’a jamais quitté le centre du pouvoir. Privée de son ennemi mortel depuis la signature des accords de paix avec Israël en 1979, elle a trouvé une nouvelle raison d’être, l’économie, mutant en pieuvre tentaculaire. Ses conglomérats s’étendent partout : béton, télécoms, blé, eau minérale, stations-service, supermarchés. Même l’élevage des tilapias, le poisson le plus consommé au monde, et des crevettes ne lui échappe pas, au sein de mégafermes militaires. À la tête du pays depuis 2014, le maréchal al-Sissi est la dernière incarnation de sa puissance. L’armée égyptienne est une caste, avec ses privilèges et ses passe-droits. Son rôle officiel est gravé dans le marbre de la Constitution depuis 2019 : « protéger l’État et préserver la démocratie ». Son accès privilégié aux coffres de la nation est établi depuis bien plus longtemps.
Ainsi, quand Abou Dhabi investit, en février 2024, 35 milliards de dollars pour lancer le projet Ras Al Hekma, l’argent est partagé en deux. Onze milliards servent à renflouer la Banque centrale égyptienne, les autres à consolider le « partenariat stratégique » – selon la formule officielle – entre l’Égypte et les Émirats. L’armée égyptienne conserve ainsi une participation de 35 % dans le projet, la majorité des terrains étant sous son contrôle. Ce qui permettra aux généraux d’engranger des dividendes dans les décennies à venir, via leurs holdings, misant sur le fait que la mégastation balnéaire devrait attirer 150 milliards de dollars d’investissements mondiaux – estimation optimiste – d’ici 2045.
La signature du contrat est destinée à rassurer le FMI et les marchés. Un signal couronné de succès : l’Égypte a ainsi pu annoncer en 2024 un record d’investissements étrangers, même si cette hausse des flux financiers repose avant tout sur ce généreux chèque émirati. Le tout avec un allié inattendu pour une construction réservée à l’élite mondiale : ONU-Habitat, l’agence onusienne dont la mission officielle est de « garantir un logement décent pour tous ».
L’ONU a servi de label en or pour rendre le projet présentable. Mais les vrais maîtres d’ouvrage sont l’armée et les Émiratis.
Kephren, ancien employé du ministère égyptien du logement
Tout commence en 2014, lorsque le gouvernement égyptien confie à ONU-Habitat l’élaboration d’une stratégie nationale d’accès au logement. Le document d’une centaine de pages, très technique, est peu médiatisé. Il servira de justification à la boulimie de villes nouvelles et de mégaprojets urbains du nouveau régime. Mais, au sein du ministère du logement, personne n’est dupe : l’agence onusienne n’a aucun mandat pour suivre les chantiers.
En 2018, le rôle d’ONU-Habitat s’accentue pourtant. L’organisme signe un « accord de contribution » avec l’État égyptien. Une consultation est organisée pour redessiner le littoral méditerranéen nord, au nom d’un développement touristique prétendument écologique et durable. S’ensuivent appels d’offres, réunions techniques, ateliers avec des experts internationaux. Très vite, deux entreprises remportent le gros lot : DSC, un cabinet d’architecture égyptien, dont la plupart des projets se déploient aux Émirats, et Arcadis, multinationale britannique spécialisée dans l’ingénierie, impliquée notamment dans des projets de data centers aux Émirats. Leur mission ? Concevoir le plan directeur du nouveau front de mer, qui servira de brouillon aux projets Ras Al Hekma, SouthMed et autres. ONU-Habitat débloque 10 millions de livres égyptiennes (environ 180 000 euros). Une enveloppe modeste, destinée à la réflexion autour de l’approvisionnement en eau et électricité, sous couvert d’« aménagement durable » et de « smart city ».
« Main dans la main avec le gouvernement et l’agence onusienne », selon l’architecte qui a dessiné les plans, les firmes désignées tracent les contours d’une ville futuriste aux grands quartiers reliés par des téléphériques. Les noms claquent comme des titres de brochure : Fig Valley consacré à l’agriculture – la région produit plus d’un quart des figues du pays –, Turtle Beach et Wisdom Island à l’écotourisme, Sun Gate à la production d’énergie éolienne et solaire, Design District autour de l’industrie du textile… À seulement une nuit de ferry des côtes européennes, cette nouvelle riviera ambitionne de devenir une plaque tournante des paquebots de croisière. Loin des missions premières d’ONU-Habitat.
Mélange des genres
Dans un café discret à l’ombre d’une vieille église du centre du Caire, Kephren, sexagénaire et une vie passée au ministère du logement, confie : « Dans cette histoire, l’ONU a servi de joli tampon sur le dossier, un label en or pour rendre le projet présentable. Mais les vrais maîtres d’ouvrage sont l’armée et les Émiratis. »
Ce tour de passe-passe est l’œuvre d’un homme : Mostafa Madbouli, l’actuel Premier ministre. Urbaniste de formation, chargé, en 2008, du projet Grand Caire 2050 sous Hosni Moubarak, cet héritier d’une grande famille égyptienne très présente dans l’armée connaît tous les rouages de la mécanique politique locale. « Chez nous, l’uniforme pèse plus lourd que le talent, raille un urbaniste qui a longtemps côtoyé les cercles du pouvoir. Pour les familles de militaires, les portes s’ouvrent toutes seules. »
Le parcours de Madbouli illustre à merveille le mélange des genres qui a pu accoucher de Ras Al Hekma : d’abord vice-président de l’Autorité générale de l’urbanisme à partir de 2007, il dirige ensuite le bureau régional des États arabes d’ONU-Habitat de 2012 à fin février 2014. « Encore aujourd’hui, le bureau régional est tenu par ses anciens disciples, se désole un ancien employé égyptien de l’agence. Les plans directeurs en sont la preuve : des projets contraires aux principes mêmes de l’ONU et aux droits des populations. »
C’est ensuite au ministère du logement que Mostafa Madbouli poursuit sa carrière. Pendant quatre ans, il tient fermement les rênes de l’Autorité des nouvelles communautés urbaines. L’organisme, créé en 1979 pour permettre à l’armée de générer des revenus grâce à son contrôle sur de vastes domaines fonciers, n’est là que « pour bâtir de nouvelles cités et y installer les riches », brosse à grands traits le même ex-employé. Madbouli devient le bras foncier d’al-Sissi, orchestrant le transfert à l’armée de pans entiers du littoral nord. C’est en 2020 qu’un décret présidentiel a ainsi cédé discrètement de larges tronçons de la région à l’Autorité des nouvelles communautés urbaines. L’article 2 trace une ligne nette : les terres stratégiques resteront aux mains de l’armée, signifiant l’expropriation inéluctable des habitants.
Une pilule amère
Le découpage en parcelles dénature cette côte sauvage en « opportunités d’investissement », où doivent fleurir des lotissements ultrasécurisés aux villas uniformes enserrées derrière des murs et des checkpoints, façon « gated community », ces lotissements barricadés américains. Cette étape décisive scelle son ascension : en juin 2018, Madbouli s’installe dans le fauteuil de Premier ministre. Le vernis ONU-Habitat qu’il parvient à apposer sur le projet Ras Al Hekma – fruit de tractations à huis clos avec d’anciens collaborateurs, selon nos sources – lui permet d’asseoir l’image de technocrate modernisateur dont le régime a besoin. En brandissant le prestigieux label onusien, les capitaux du Golfe affluent. De quoi se rendre indispensable aux généraux.
Pour certains membres d’ONU-Habitat, la pilule est amère. « On avait conçu ce gigantesque projet avec des firmes internationales, en cochant toutes les cases des Nations unies : environnement, climat, aspects sociaux, durabilité, explique un ancien de l’agence, qui a travaillé parmi les coordinateurs du mégaprojet. Nos documents n’ont servi qu’à en promouvoir la vente aux Émirats arabes unis. Personne ne sait ce qui se passe concrètement sur le terrain. »

Un constat qui se lit en filigrane dans le dernier audit de juin 2025 du bureau des services de contrôle interne des Nations unies, consacré à la branche égyptienne d’ONU-Habitat. Le rapport dénonce « des failles dans la sélection des partenaires, un suivi lacunaire de l’utilisation des fonds et des zones d’ombre persistantes dans la passation des contrats ». Ras Al Hekma apparaît comme l’aboutissement du détournement continu des missions de l’agence. « Comment une organisation censée défendre l’inclusion sociale peut-elle se mettre au service d’un tel modèle ? s’interroge un de ses anciens cadres. L’ONU n’est plus qu’un éléphant blanc, majestueux en apparence, inutile dans les faits. Les projets s’empilent sans suite, les budgets entretiennent la machine, de nouvelles initiatives remplacent les anciennes, mais sans mécanisme de contrôle efficace, sans résultat tangible. » Cette opacité n’est pas anodine. Elle est même indispensable aux ambitions démesurées du maréchal al-Sissi. Ses corollaires sont brutaux : déplacements forcés de population, organisés en trois mouvements – exproprier, militariser, étouffer.
À l’abri des regards sur le cap de Ras Al Hekma, la bande de sable blanc disparaît. Les engins de chantier avancent sous escorte de l’armée. Selon une source gouvernementale, plus de 22 000 personnes vivaient encore dans la zone, il y a peu. Désormais, la noria de camions, rouleaux compresseurs et autres machines forme une chaîne ininterrompue. Les images satellite le confirment : les zones agricoles sont grignotées, de nouvelles routes dessinées et des villages détruits. Partout, les taches de béton s’étendent comme des blessures ouvertes sur le littoral.
On propose aux habitants une compensation ridicule. Ceux qui refusent sont considérés comme des fauteurs de troubles.
Mamdouh Ragheb Al-Darbali, avocat
La zone est verrouillée, sous haute surveillance. Lorsque Rana Mamdouh, reporter du site égyptien indépendant Mada Masr, tente d’enquêter sur place, elle est arrêtée par les forces de sécurité. Elle passe quatorze heures en garde à vue avant d’être libérée sous caution. Faute de pouvoir accéder aux lieux, c’est sur les réseaux sociaux que la résistance s’organise. Des vidéos furtives montrent des façades de maisons éventrées par des bulldozers, des oliviers arrachés, des murs marqués à la peinture avant démolition. Le téléphone portable tremble, les voix sont étouffées, un habitant dévasté partage : « C’était ma maison… Mon Dieu, préservez-moi. » Les publications sont supprimées, les comptes signalés, mais ils reviennent sous d’autres noms.
Mamdouh Ragheb al-Darbali est avocat sur la côte nord. Depuis plusieurs années, cet héritier d’un puissant clan bédouin défend les familles menacées d’expropriation. Il raconte une mécanique implacable : évaluations foncières imposées à des montants dérisoires, absence de recours réel devant les tribunaux, pression constante. « On propose aux habitants une compensation ridicule, souvent versée en plusieurs tranches, confie le septuagénaire. Ceux qui refusent sont rapidement considérés comme des intrus ou des fauteurs de troubles. Et aucun document officiel n’est disponible. »
Le cacique du régime chargé de faire place nette pour les villas de luxe est Kamel al-Wazir, ministre de l’industrie et des transports, et vice-Premier ministre depuis juillet 2024. « Il travaille jour et nuit, sans relâche, pour que rien ne traîne », souffle un proche. À Ras Al Hekma, il vient personnellement gérer le sort des familles locales. Avec lui, la négociation ressemble plutôt à une démonstration de force.
Éloigner les Bédouins
Installé depuis toujours sur le cap, entre les oliviers et les figuiers, Adel, un Bédouin, accepte de témoigner par téléphone, malgré les pressions de l’armée : « Nous n’étions pas contre le développement de notre région, mais nous avons été menacés et contraints de quitter nos terres cultivées par nos familles depuis des siècles. On nous a imposé 147 000 livres [2 600 euros] par feddan [environ un demi-terrain de football], quand ils vont se revendre des millions. »
Faute de titres de propriété – ils sont semi-sédentaires et cultivent une défiance historique envers l’État –, difficile pour les Bédouins de prouver leur ancienneté sur les terres, remontant pour beaucoup à plusieurs générations, et de contester les procédures d’expropriation. L’État peut ainsi facilement les déclarer occupants illégaux et justifier les expulsions, explique Me al-Darbali. À quelques encablures, un villageois dénonce, dépité, l’absurdité du système : « On a arraché nos oliviers et nos figuiers, indemnisés à 300 livres [5 euros] l’arbre. On nous a “proposé” 352 m2 ailleurs, à condition de les racheter nous-mêmes… » Le gouvernement assure avoir déboursé plus de six milliards de livres (110 millions d’euros) d’indemnités aux habitants, relogés à une dizaine de kilomètres de là, dans l’agglomération bétonnée de Shams al-Hekma. Son porte-parole vante la construction « d’une nouvelle école expérimentale et de logements flambant neufs ». Des aménagements qui servent surtout à éloigner les Bédouins du littoral.
Devant les maisons neuves qui grignotent peu à peu la côte, Haj Najeh, 43 ans, père de famille et figure respectée de la communauté bédouine, ne mâche pas ses mots malgré les risques : « Ce projet n’est pas un projet national, comme ils le disent, c’est un investissement privé, au prix de notre expulsion. » Selon les premiers plans validés par l’ONU, une zone était réservée aux Bédouins, cyniquement transformés en prestataires touristiques proposant balades à dos de chameau et camping sous tentes nomades. Aujourd’hui, au même endroit, Modon vend ses premières villas de luxe. Plus besoin de faire semblant.