Entre labos et assos de patients, des liaisons dangereuses

Écrit par Rozenn Le Saint Illustré par Laurent Duvoux
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Entre labos et assos de patients, des liaisons dangereuses
« XXI » a établi le top 5 des associations de patients les plus financées par l’industrie pharmaceutique grâce au travail de deux ingénieurs. Pierre-Alain Jachiet et Luc Martinon ont réalisé une base de données inédite que notre journaliste a utilisée pour comprendre ces relations de dépendance réciproque.
Paru en septembre 2024
Chapitre 1

Une « moulinette » à liens d’intérêts

En quelques semaines, un féru d’informatique a accompli ce que le gouvernement n’a jamais réalisé : un annuaire, facile à utiliser, des médecins et autres acteurs de la santé financés par l’industrie pharmaceutique. Ce n’est pas un exploit pour ce petit génie de la data, simplement un acte citoyen destiné à améliorer la transparence dans le champ médical. Pendant longtemps, Pierre-Alain Jachiet n’a pas voulu que son nom apparaisse. S’il fuit le feu des projecteurs, c’est « parce qu’à partir du moment où on affronte un milieu dans lequel des centaines de millions d’euros sont en jeu, on s’expose à des attaques. C’est plus simple de critiquer le système quand on n’est pas identifié. » En même temps, l’ingénieur polytechnicien spécialiste du traitement des données aimerait tellement que sa plate-forme serve au plus grand nombre. 

C’est pour cette raison qu’il a accepté de m’accompagner dans ma recherche, de faire de moi une sorte de bêta-testeuse de son invention dont s’occupe à présent Luc Martinon, un autre ingénieur informaticien. Et si la légende veut qu’outre-Atlantique les plus grandes innovations technologiques naissent dans le garage de geeks, c’est dans ma cuisine, dans le nord de Paris, à partir de l’automne 2018, que s’est peaufinée l’arme des deux passionnés. Une « moulinette » à liens d’intérêts entre les industries qui vendent des médicaments et ceux qui les mettent en avant. 

Interdiction de faire de la publicité

Pierre-Alain a d’abord pensé que les médecins seraient les premiers concernés. D’où le nom de son annuaire, « Euros for Docs » (les euros pour les médecins), en écho à celui dont il s’inspire aux États-Unis, « Dollars for Docs », élaboré à l’initiative du site d’investigation ProPublica. Or, grâce à son outil, il a pu calculer que, parmi tous les acteurs de la santé, ce que les médecins perçoivent de la part des laboratoires est mineur : environ 11 % des dépenses de l’industrie pharmaceutique auprès des protagonistes du milieu médical, soit 1 milliard d’euros de 2019 à fin 2023. Le reste des bénéficiaires des financements massifs des labos demeurent dans l’angle mort. 

Si l’industrie pharmaceutique abreuve des médecins, tout comme des pharmaciens ou des fondations de recherche, elle arrose également des associations de malades. Les laboratoires misent de moins en moins sur les visiteurs médicaux, à l’ancienne, pour avoir de l’influence sur les ordonnances des blouses blanches. Ils parient de plus en plus sur les représentants des patients. Par définition, ceux-ci sont pressés de voir arriver des traitements qui vont leur sauver la vie ou, du moins, l’améliorer. 

Entre campagnes de prévention – neutres, en apparence – et coups de pression sur les pouvoirs publics pour que ces produits de santé soient remboursés, la promotion de nouveaux médicaments hors de prix est aussi assurée par ces regroupements de malades. Un bon moyen de contourner l’interdiction en France de faire de la publicité grand public pour des produits financés par la Sécurité sociale. Les associations deviennent les traits d’union entre les laboratoires, les médecins prescripteurs des médicaments et celui qui les paie, l’État. C’est ainsi que notre enquête a commencé avec les « deux petits geeks », comme j’ai fini par les appeler affectueusement pour leur côté David contre Goliath. Ensemble, nous avons cherché à connaître le nom des associations de patients les plus arrosées. La quête a duré plusieurs mois, pour obtenir le classement final.

Depuis 2019, l’industrie pharmaceutique a financé les associations de patients pour près de 100 millions d’euros.

« Personne ne s’y intéresse », me fait tout de suite remarquer Pierre-Alain Jachiet, assis à ma table de cuisine en ce soir d’hiver où nous ouvrons le dossier. Tout ce que dépensent les laboratoires en lobbying auprès des associations de patients n’est en effet pas relayé par les principaux concernés, ni par la presse. Tout grand laboratoire qui se respecte compte pourtant désormais en son sein un responsable des relations avec les associations d’usagers, qu’il sait choyer. De quoi me donner très envie d’entrer le nom des associations que je connais dans la moulinette d’Euros for Docs, et d’obtenir la somme de tous les montants versés.

La démarche est légale puisque les données sont publiques. Après le scandale sanitaire du Mediator, ce coupe-faim déguisé en antidiabétique par le laboratoire Servier, la plate-forme gouvernementale Transparence-Santé, comme son nom l’indique, était censée faire la lumière sur les liens d’intérêts entre les acteurs du domaine et rapporter chaque euro versé par les labos. Pourtant, sur le site lancé en 2016, tout semble avoir été fait pour compliquer les recherches poussées. L’outil de Pierre-Alain et Luc vise à y remédier. Euros for Docs puise dans la base gouvernementale en regroupant les montants, et en éliminant les doublons dus aux erreurs et approximations de saisie de la part des industriels – ceux-ci remplissent leurs déclarations sans que personne les vérifie.

Dans la moulinette, je coche la case « Associations d’usagers du système de la santé » et le résultat apparaît d’emblée : de 2019 à fin 2023, l’industrie pharmaceutique a financé les structures enregistrées comme telles à hauteur de près de 100 millions d’euros. Ça fait quand même beaucoup, même si c’est dix fois moins que les montants investis pour les médecins, bien plus nombreux. Par ailleurs, les praticiens cumulent les invitations à des congrès et les rémunérations pour y intervenir, ou encore, mener des essais cliniques.

Moi qui aime les classements – ça attire l’attention du public –, j’entreprends d’établir mon palmarès, parmi les dizaines d’associations. Pour affiner la short list, nous passons les finalistes au tamis manuel. Les cinq associations de patients les plus financées par les laboratoires sont donc :

1/ Vaincre la mucoviscidose
2/ Fédération française des diabétiques (FFD)
3/ Association française des malades du myélome multiple (AF3M)
4/ Ensemble leucémie lymphomes espoir (Ellye)
5/ France Psoriasis 

Les industriels comptent sur les besoins des patients pour faire pression sur l’État. 

Luc Martinon

« Les traitements anticancéreux sont hors de prix : les industriels ont intérêt à se rapprocher des patients qui en ont besoin, rappelle Luc Martinon. Ils comptent sur eux pour faire pression sur l’État afin qu’il accepte de payer très cher des médicaments, parfois au détriment du système de soins global. » Effectivement, deux associations de patients atteints de cancer figurent dans la liste, à la troisième et à la quatrième place. De 2019 à fin 2023, les laboratoires ont dépensé 1,574 million d’euros pour l’Association française des malades du myélome multiple (AF3M) et 1,573 million d’euros pour Ensemble leucémie lymphomes espoir (Ellye). Plus de 310 000 euros par an pour chacune des deux, versés par Johnson & Johnson, Sanofi, Pfizer, Roche… La plupart des grands labos qui se sont saisis du créneau.

En cinquième position, on trouve France Psoriasis : 1,4 million d’euros pour la même période, de la part d’AbbVie, Novartis ou Sandoz. Tous mettent la main au pot pour financer des campagnes de sensibilisation, notamment dans le métro, que je pensais payées par le ministère de la Santé – son logo y est généralement apposé. En remontant le classement, apparaît à la deuxième position la Fédération française des diabétiques (FFD) : 2 millions d’euros, déboursés par Abbott, le leader des dispositifs médicaux (pompes à insuline, capteurs de glycémie…), les laboratoires AstraZeneca, Bayer, Lilly, Novo Nordisk, Sanofi et tous les autres.


Il ne manque plus que la première de ce Top 5. On y arrive. Euros for Docs parle, il donne un nom : Vaincre la mucoviscidose. C’est l’association de patients la plus gâtée avec 2,2 millions d’euros de financements en cinq ans (soit 440 000 euros annuels). Luc ne s’en serait pas douté, me dit-il à l’heure de la pause déjeuner lors d’une visio. Avec le recul, cela s’explique. La recherche de traitements pour lutter contre les maladies rares n’est pas considérée comme rentable par les industriels car ceux-ci sont vendus à un nombre restreint de personnes. La recherche fondamentale est donc assurée par des instituts publics, soutenus financièrement par l’association : d’où ses besoins importants. Les entreprises pharmaceutiques exploitent ensuite les trouvailles les plus prometteuses pour enclencher la recherche appliquée, les essais cliniques et le développement des médicaments. En tant que journaliste spécialisée dans la santé, je connais ce mécanisme de sous-traitance de la recherche des firmes pharmaceutiques. Je sais à quel point les associations ont besoin de fonds. Mais quand même, 2,2 millions… 

Chapitre 2

Chantage à la vie

Chapitre 2 Chantage à la vie

Immédiatement, ce qui intéresse Luc, c’est de connaître le degré de dépendance de l’association numéro 1 vis-à-vis des laboratoires, de savoir s’il s’agit là de son unique source de financement. À ce stade, il me faut quitter ma cuisine pleine de chiffres. 

Barbe rousse soigneusement taillée sur des joues rebondies, sous-pull noir sur une veste en tweed et fines chaussures vernies, le président de Vaincre la mucoviscidose se présente sereinement, sans nervosité aucune, alors qu’il sait ce qui m’intéresse : les liens que son association entretient avec l’industrie pharmaceutique. Ses allures de dandy donneraient à David Fiant un peu plus que ses 42 ans. Comme s’il voulait se vieillir, lui qui n’aurait jamais pensé atteindre la quarantaine. Le verdict est tombé quand il était bébé : il est atteint de mucoviscidose, cette pathologie génétique rare qui attaque les fonctions respiratoires et digestives. Il a travaillé à temps partiel pour Areva – devenu TechnicAtome –, fabricant de réacteurs nucléaires de la marine : via le mécénat de compétences, son employeur lui a laissé le temps de présider depuis 2022 « Vaincre la muco », comme on l’appelle dans le milieu. L’homme se montre tout à fait à l’aise pour parler de mon sujet. « Seuls 4 % du budget global de l’association vient d’entreprises privées, dont la moitié, des laboratoires », met-il en avant depuis les locaux de l’association, dans le sud de Paris, hauts plafonds modernes, murs et escaliers en bois clair. Une boîte de bonbons Haribo trône à l’entrée. Un autre sponsor.

Restent 96 % du budget… Qui proviennent essentiellement de la générosité du public. Luc Martinon a la réponse à sa question. Mais Vaincre la mucoviscidose est un cas particulier : la structure est portée par le mouvement du Téléthon. La part de dons des particuliers limite la recherche d’autres sources de revenus. Sachant que l’AFM-Téléthon, l’association qui chapeaute l’appel à la générosité du public pour aider à la recherche dans les maladies rares et notamment orphelines, perçoit, elle aussi, des financements de l’industrie pharmaceutique… : Pfizer a prévu de donner près de 1,7 million d’euros  à l’AFM-Téléthon sur la période 2022-2026.

Sans le médicament miracle commercialisé par Vertex, David Fiant serait mort.

Une autre question taraude Luc, « le petit geek ». L’association dépend-elle d’un seul laboratoire ou de plusieurs ? David Fiant répond là aussi sans difficulté, d’autant plus que son histoire personnelle est intimement liée à cette question. Pendant sa petite enfance à Cherbourg, les médecins lui ont répété qu’il ne soufflerait jamais ses sept bougies. À tel point que le jeune garçon a vécu chaque année supplémentaire comme un rab de vie. Mais à 38 ans, son corps, délesté de vingt kilos, l’a lâché. Ses poumons se sont ankylosés de mucus. Sans le médicament miracle commercialisé par Vertex, le Kaftrio, il serait mort. « Ça s’est joué à quelques jours près. J’ai mis une demi-heure à parcourir les vingt mètres sur le parking de l’hôpital, qui me séparaient de mon premier comprimé de Kaftrio, tellement je n’arrivais pas à respirer », se souvient-il, les larmes aux yeux. 

Sa vie se trouve depuis étroitement liée à Vertex, laboratoire américain coté au Nasdaq. Celle de l’association aussi : la société lui a versé 1,9 million d’euros de 2019 à fin 2023 – soit environ 86 % de ce que « Vaincre la muco » a reçu de l’industrie pharmaceutique. Une mainmise hégémonique ? « À tout moment, nous pouvons dire merde à Vertex. Son argent n’a pas un caractère vital. Nous ne sommes pas achetés », se défend David Fiant. Bien sûr, il est reconnaissant. Mais il n’oublie pas le « chantage à la vie inacceptable » que le laboratoire a exercé quelques années plus tôt sur les patients. 

En 2016, l’entreprise, la seule au monde à fabriquer le Kaftrio, a menacé de suspendre les essais cliniques qui permettaient aux participants français à l’expérience d’avoir accès à son traitement, au prétexte que l’État ne lui a pas accordé le prix d’achat demandé pour un autre médicament, moins prometteur. Les tarifs des produits médicaux sont en effet fixés au ministère de la Santé, après négociation entre le fabricant et les représentants du gouvernement. Les pourparlers se sont alors éternisés, tant le prix demandé était élevé. Un haut responsable du ministère serait allé jusqu’à qualifier de « très violentes » les négociations et de « crapules » les dirigeants du laboratoire. 

L’association menace de publier des vidéos

L’association de David Fiant est montée au créneau, déployant une vaste campagne de communication pour dénoncer la sommation du labo. Le début d’une relation « je t’aime, moi non plus ». Ni Vaincre la mucoviscidose – et surtout les patients qu’elle représente – ni Vertex ne peuvent en effet vivre l’un sans l’autre. L’association, forte de 6 000 adhérents, tient des registres utiles au business : pour se préparer au mieux aux pourparlers avec les pouvoirs publics, Vertex a besoin de savoir combien de malades de chaque classe d’âge sont susceptibles de bénéficier de son traitement. Payer pour avoir accès à ces données vaut le coup. Le laboratoire peut ensuite argumenter : ayant entrepris des recherches sur une pathologie rare, il ne peut pas miser sur l’effet de masse pour réaliser un retour sur investissement, puis des bénéfices. D’où la nécessité, à ses yeux, de fixer un prix élevé. 

En échange, l’entreprise continue à financer l’association. Contacté, le laboratoire se dit soucieux de « rester à l’écoute des associations représentant les patients » et de « soutenir leurs initiatives, notamment au travers de subventions ». Pour peser face à lui, Vaincre la mucoviscidose peut compter sur ses forces vives sur le terrain, avec les milliers de familles touchées par la maladie. Comme en 2020, quand elle a tourné des vidéos poignantes de patients condamnés à mort sans le médicament. Le message était clair : si les négociations sur les prix du Kaftrio entre Vertex et l’État n’aboutissaient pas, l’association inonderait les réseaux sociaux de ces films. L’ultimatum a produit son effet. Les deux parties sont arrivées à un accord. En 2022, 3 800 malades ont ainsi vu leur durée de vie s’allonger et sa qualité nettement s’améliorer grâce au nouveau traitement. Qui coûte 200 000 euros par an et par personne à la Sécurité sociale. De quoi inquiéter les malades sur la capacité de l’État à financer à vie le médicament.

Des marchés de niche très rentables

Les patients atteints de pathologies rares constituent ainsi des marchés de niche très rentables pour l’industrie pharmaceutique. Qui, depuis les années 2000, se positionne de plus en plus sur les traitements destinés à ces malades peu nombreux : ils sont vendus à des tarifs exorbitants, dans une logique de produits de luxe. Résultat, ces traitements figurent dans le peloton de tête de ceux qui coûtent le plus à la Sécurité sociale. En 2022, le Kaftrio de Vertex a coûté près de 380 millions d’euros et s’est ainsi hissé en neuvième position, selon les calculs que j’ai pu effectuer grâce aux données de l’Assurance maladie.

Cette charge est encore amenée à augmenter : depuis le 9 novembre 2023, les enfants atteints de mucoviscidose ont eux aussi droit, à partir de 2 ans, au médicament révolutionnaire de Vertex. Jusqu’en 2022, seuls les plus de 12 ans étaient concernés. Si les scientifiques manquent encore de recul, ils estiment que les enfants soignés le plus tôt possible pourraient vivre aussi longtemps que ceux qui ne sont pas malades. Alors les parents de nouveau-nés porteurs de la pathologie montent au créneau. « Vaincre la muco » dans leur sillage. Vertex, un pas derrière.

Chapitre 3

Associations sous perfusion

Chapitre 3 Associations sous perfusion

Passons à la deuxième place de notre palmarès. Luc Martinon n’aurait pas pensé que la Fédération française des diabétiques (FFD) figurerait si haut. Toute sa carrière, Jean-François Thébaut a été approché par l’industrie pharmaceutique en tant que médecin. Maintenant qu’il est à la retraite, il l’est en tant que vice-président de la FFD. Il fait aussi partie des 5 % de la population hexagonale prenant un traitement contre cette maladie. Une manne pour l’industrie. Nous avons rendez-vous en visioconférence. Je découvre son visage rond encerclé d’une barbe et d’une crinière argentées.

Sa structure s’est fixé deux limites : elle restreint la part alimentée par les laboratoires à 20 % de son budget, et à 2 % pour chaque entreprise. Ce qui explique que, sur Euros for Docs, les noms de tous les leaders du secteur s’alignent. En tête, Novo Nordisk, chef de file historique dans le secteur du diabète, qui verse chaque année environ 100 000 euros. Cette diversité des donateurs assurerait l’indépendance du regroupement de patients, selon son vice-président. « Il serait plus facile de demander de gros chèques à Novo Nordisk, qui en a les moyens, met-il en avant. Mais ne pas compter uniquement sur ce laboratoire nous permet d’être en mesure de lui dire non. » 

La FDD défend néanmoins les coupe-faims du laboratoire danois auprès du ministère de la Santé : l’Ozempic (destiné aux diabétiques) et le Wegovy (pour les personnes atteintes d’obésité). Pour l’instant, ces deux produits phares sont distribués au compte-goutte en France, seulement aux patients ayant débuté en premier les injections d’Ozempic, et à ceux qui ont bénéficié du Wegovy dans le cadre d’un accès précoce – et exceptionnel. Le laboratoire a décidé une suspension temporaire des doses d’initiation d’Ozempic, ce qui a empêché de nouveaux patients d’en bénéficier. Et ce, car « la France n’a pas voulu donner à Novo Nordisk le prix réclamé pour le Wegovy, croit savoir Jean-François Thébaut. C’est un coup de force dans le bras de fer qui l’oppose à l’État. » Interrogée, la firme assure que cela n’a rien à voir avec « une question de prix », et invoque de simples « tensions d’approvisionnement liées à un fort accroissement de la demande mondiale ». En attendant, ceux qui attendent sont les patients, même si le 10 septembre 2024, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a annoncé une reprise progressive des doses d’initiation d’Ozempic, celles-ci « étant de nouveau disponibles en quantité limitée »

Les maladies qui rapportent

Bref, toutes les associations n’ont pas les mêmes liens avec les laboratoires qui participent à leur financement. Rares sont celles totalement indépendantes des firmes, comme Diabète et Méchant.  Cette dernière fait figure d’ovni dans le paysage, en comptant uniquement sur ses propres ressources et en revendiquant un accès équitable aux produits de santé dans le monde : elle critique notamment les tarifs de l’insuline, vitale pour certains diabétiques. La Fédération française des diabétiques, de son côté, estime que, sans les moyens offerts par l’industrie, elle ne serait pas en mesure de fournir de « vrais services » aux malades. Vaincre la mucoviscidose, elle, peut vivre sans l’argent des labos grâce à ses autres apports, ce qui n’est pas le cas de la plupart des associations de patients. Autant le parcours héroïque d’enfants handicapés, feuilletonné chaque année lors du Téléthon, attire les dons, autant « les maladies honteuses, de la peau, très stigmatisées avec des gamins qui sont appelés “gratte-gratte’’ dans la cour de récré, ne suscitent pas spontanément la générosité du public », témoigne Bénédicte Charles, présidente de France Psoriasis, qui figure à la cinquième place de notre classement. Elle regrette que sa structure soit financée à environ 90 % par l’industrie pharmaceutique. Mais les géants du secteur ont tout intérêt à attirer dans leur toile d’influence les patients atteints des maladies qui rapportent le plus. 

Or le cancer est le marché le plus florissant en la matière, compte tenu du prix que les laboratoires réussissent à obtenir pour leurs traitements innovants. Aussi le destin des regroupements de ceux qui en sont atteints est-il intimement lié aux industriels de la santé. L’Association française des malades du myélome multiple (AF3M), un cancer de la moelle osseuse, estime que les traitements coûtent environ 150 000 euros à l’année pour chaque patient. L’industrie pharmaceutique, elle, dépense plus de 300 000 euros par an pour l’AF3M – dont 60 % du budget provient des laboratoires, et  40 % des dons et adhésions. 

Les associations de patients pèsent de plus en plus dans l’orientation des choix de santé publique.

« Nous avons bataillé pour avoir accès à un traitement très innovant d’immunothérapie qui était donné en intraveineuse via un système de perfusion, mais il obligeait le malade à passer quatre heures tous les quinze jours à l’hôpital. À présent, une simple piqûre effectuée à domicile ou en trois minutes à l’hôpital suffit », explique Laurent Gillot, le président de l’AF3M. Les labos ont participé à la création de supports via un mooc (formation gratuite à distance) pour aider les patients à connaître les différentes familles de traitements, sans que leurs noms commerciaux soient cités, ce serait hors la loi, mais cela permet néanmoins de les familiariser avec la gamme de médicaments. « Parfois les laboratoires nous demandent de communiquer sur les traitements sans mentionner les effets secondaires. Ce n’est pas possible, commente Laurent Gillot. J’ai arrêté le mien il y a huit ans et j’en ressens toujours. Nous sommes conscients des effets indésirables. Mais nous savons aussi que, sans les médicaments, nous sommes morts. »

Troisième de notre classement, Ellye (Ensemble leucémie lymphomes espoir) reçoit de la part des labos des fonds en échange de relectures de rapports d’information sur la maladie et ses traitements à destination des soignants, des patients ou du grand public. Les industriels, dont les logos s’affichent sur les flyers, financent aussi le colloque annuel de l’association. 

« Depuis des années, les laboratoires paient pour que je me rende aux congrès où je m’informe sur les nouveaux traitements. Malheureusement, je n’ai pas d’autres sources de financement. Mais ils ne me dictent pas les sessions auxquelles je participe », défend Guy Bouguet, son président, qui a été saisi par un lymphome, ce cancer du sang rare, en 2000, alors qu’il avait 35 ans. Cela lui permet de faire pression sur les pouvoirs publics pour que les Français bénéficient de ces nouveaux traitements le plus vite possible, quel que soit le tarif demandé. Les dernières nouveautés médicales, notamment l’immunothérapie et la technologie sur mesure des cellules Car-T, révolutionnent la vie des patients atteints de cancers. Elles leur évitent les fatigantes sessions de chimiothérapie et leur laissent davantage de répit avant une éventuelle récidive.

Retenant la leçon des scandales sanitaires passés, les autorités publiques ont compris l’importance d’écouter les lanceurs d’alerte et les malades. Les associations de patients pèsent donc de plus en plus dans l’orientation des choix de santé publique. À présent, les instances sanitaires les consultent : leurs observations sur la maladie et les traitements comptent dans l’évaluation de l’efficacité et des risques des produits, notamment pour l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) et la Haute Autorité de la santé (HAS). 

Pour tenter de changer les choses de l’intérieur, Pierre-Alain postule en 2018 au ministère de la Santé. Ça mord. Recruté en 2019 sur un autre sujet que celui des conflits d’intérêts, il peut répondre peu après à un appel à projets de l’incubateur des ministères sociaux, qui vise à encourager l’innovation numérique en leur sein, pour proposer qu’Euros for Docs devienne la « moulinette » de l’État. Il en rêve. Que sa calculatrice devienne l’outil officiel des pouvoirs publics, pour en finir avec la simple transparence de façade que propose la base gouvernementale. Son projet n’est pas retenu. Déception.

J’ai rapidement compris que ça ne sert à rien d’être en bas quand on veut changer les choses. 

Pierre-Alain Jachier

Au début de la pandémie de Covid-19, des internautes comprennent bien en revanche l’intérêt de sa moulinette. Le 24 juin 2020, Didier Raoult cite en effet Euros for Docs lors d’une audition devant l’Assemblée nationale, dans le cadre de l’enquête parlementaire sur la gestion de l’épidémie. Il invite les élus à y vérifier les liens d’intérêts des membres du conseil scientifique guidant le gouvernement. Sous-entendu : ceux-ci reçoivent de l’argent de l’industrie pharmaceutique, ainsi incités, à ses yeux, à promouvoir des produits onéreux… Alors que lui défend l’hydroxychloroquine, un remède bon marché. 

Il suffit de cette phrase, prononcée devant les caméras, pour faire planter le site des deux petits geeks. Trop d’affluence : 1 000 nouveaux utilisateurs cette semaine-là et environ 25 000 visiteurs pendant le mois qui suit. Pierre-Alain n’en tire aucune gloire. Au contraire. Pendant ce temps, lui turbine au sein du centre de crise Covid du ministère de la Santé. En quelques jours, il fabrique un outil pour compiler en temps réel le nombre de lits disponibles en réanimation sur tout le territoire. Puis il crée une plate-forme pour donner la « météo Covid », avec des cartes, des graphiques, afin de rassembler tous les indicateurs permettant le suivi de la pandémie, en open data. Il se fait de nouveau remarquer. Fin 2020, le directeur général de la HAS lui demande de la rejoindre pour gérer ses données informatiques, en tant que directeur de projet. 

En juin 2021, le « petit geek » devient responsable de la stratégie data de la HAS. Au troisième rang dans l’organigramme. Il hausse les épaules quand je lui en parle, alors qu’il est de passage dans ma cuisine en janvier 2024, comme au bon vieux temps. « J’ai rapidement compris que ça ne sert à rien d’être en bas quand on veut changer les choses », me glisse-t-il. Et déjà nous réfléchissons à mieux faire connaître Euros for Docs, pour que la plate-forme serve à toutes les personnes soucieuses de faire la lumière sur ce secteur aussi vital qu’opaque, la santé.

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