Google Maps perd le nord

Écrit par Nicolas Gastineau Illustré par Cristina Spanò
En ligne le 29 octobre 2024
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L’artiste allemand Simon Weckert a dupé la célèbre application de cartographie.
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L’artiste allemand Simon Weckert s’est rendu compte qu’il était possible de duper la célèbre application de cartographie. Depuis, il enchaîne les expériences. Et nous fait réfléchir sur notre rapport au territoire.
Article à retrouver dans la revue XXI n°67, Esport, la revanche des geeks
4 minutes de lecture

Dans l’une de ses nouvelles fantastiques, l’écrivain argentin Jorge Luis Borges s’amuse à imaginer une carte à la même échelle que le paysage représenté. Une carte si minutieuse, si parfaite, qu’elle devient l’exacte copie du réel et que l’humain peut s’y promener. La carte finit par remplacer le territoire. Pour l’artiste allemand Simon Weckert, ce n’est pas une fable, mais la question que soulève la plus célèbre application de cartographie mondiale, Google Maps. L’outil ne se contente pas de figurer notre environnement, il l’organise et guide nos pas. Nous nous fions si bien à lui que nous oublions parfois qu’il n’est pas le territoire lui-même, mais seulement sa représentation, alimentée par nos données. Pour que personne n’oublie ce décalage, Simon Weckert, qui manie aussi bien l’image que le code informatique, a fait dérailler l’algorithme de Google Maps en 2020. Et, depuis, il continue les expériences, à mi-chemin entre le numérique et le monde physique.

« Les gens l’ignorent souvent mais, sur Google Maps, chaque internaute voit les cartes – de villes, de routes, d’États, de continents… – dans la version du pays depuis lequel il se connecte. La carte d’un même lieu peut donc varier. En 2019, j’ai créé un algorithme qui a scanné tous les Google Maps nationaux et qui a relevé leurs différences. En me penchant sur les zones contestées du globe, j’ai réalisé par exemple que la version russe de l’application fait appartenir la Crimée à la Russie tandis que, dans la version ukrainienne, la région est séparée par des pointillés pour indiquer que son appartenance est indéterminée. De la même manière, la région de l’Arunachal Pradesh appartient à l’Inde dans la version indienne et à la Chine dans son pendant chinois, avec des frontières différentes et même un cours d’eau qui disparaît ! Or, c’est Google qui a la main sur les tracés…

La même année, j’étais en train de participer à la manifestation du 1er-Mai à Berlin quand je me suis aperçu que Google Maps indiquait un embouteillage à l’endroit où nous passions. Je savais que Google traçait les téléphones. Mais j’ignorais qu’il ne faisait pas la différence entre un téléphone porté par un individu et un autre embarqué dans une voiture. Ça m’a donné l’idée de déclencher mon propre embouteillage virtuel. 

Une petite brouette a vidé Friedrichshain

J’ai disposé 99 téléphones dans une petite brouette qu’un ami a promenée dans Berlin sous l’œil de ma caméra. Il a d’abord marché lentement, s’est arrêté, puis est reparti, pour simuler le comportement d’une voiture dans un bouchon. Et ça a marché. Google Maps s’est mis à colorier les rues que nous traversions du rouge de l’encombrement. Rapidement, notre petit attelage est devenu un puissant repoussoir : les lieux se sont vidés de leurs voitures, le très fréquenté pont Schilling, dans le quartier branché de Friedrichshain, est devenu désert. Ce jour-là, tous les conducteurs du coin ont dû prendre des routes alternatives.

Je n’ai pas choisi l’itinéraire de cette expérimentation au hasard. Quelques années auparavant, Google avait annoncé qu’il allait ouvrir de grands bureaux à Berlin, mais le projet avait suscité une forte résistance : les habitants craignaient que le quartier choisi, Kreuzberg, se gentrifie avec l’arrivée de centaines d’employés de l’entreprise. Google a reculé, sans un mot, et a finalement ouvert discrètement ses bureaux à Mitte, dans le centre de Berlin : à l’adresse, il n’y a ni panneau ni affiche. Alors avec les lignes rouges de mes embouteillages virtuels, j’ai tracé un cercle autour de ces bureaux fantômes pour attirer l’attention des Berlinois. 

Mais ce hack facile pourrait avoir mille autres usages, et j’ai eu quelques demandes curieuses. Une célèbre marque de bière brésilienne m’a proposé de venir à São Paulo chasser les voitures d’une rue bondée de bars pour un happening commercial. Une ONG française m’a sollicité pour vider la rue d’une école primaire afin de sensibiliser la population aux accidents de la route. J’ai décliné ces offres. Mon ambition est plus simple. Avec cette performance, j’ai voulu rendre évident, sans concept compliqué ni grande théorie, le pouvoir que détient une entreprise privée : elle modèle la vie sociale et la façon dont nous occupons nos villes. »

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