Tu seras un robot, papa

Écrit par James Vlahos Illustré par Caroline Gamon
Tu seras un robot, papa
John est atteint d’un cancer incurable. Son fils veut continuer à converser avec lui après sa mort. Dans une course contre la maladie, il l’interroge sur sa vie, ses blagues préférées, ses goûts, ses habitudes. En enregistrant ses mots, il va le rendre immortel.
Paru en avril 2018
Article à retrouver dans cette revue

La première voix qu’on entend sur l’enregistrement, c’est la mienne. « Et voilà », dis-je. Mon ton est joyeux, mais un nœud dans ma gorge trahit ma nervosité. Puis, avec une certaine emphase, je prononce le nom de mon père : « John James Vlahos ».

Une deuxième voix intervient : « MONSIEUR John James Vlahos », et ce « monsieur » ajouté avec un sérieux parodique me met aussitôt plus à l’aise. C’est mon père qui parle. Nous sommes assis face à face dans sa chambre, lui dans un fauteuil rose, moi sur une chaise de bureau. Dans cette même pièce, des décennies plus tôt, je lui avais avoué avoir embouti la porte d’un garage avec le break familial et il m’avait calmement pardonné. Nous sommes en mai 2016, il a 80 ans, et je tiens un enregistreur numérique.

Sentant que je ne sais pas trop comment poursuivre, mon père me tend une feuille de papier où il a rédigé à la main une esquisse de plan. Ce ne sont que quelques titres : « Histoire familiale ». « Famille ». « Études ». « Carrière ». « Activités extraprofessionnelles ».

« Euh… Tu veux prendre un de ces thèmes ?
— Je me jette à l’eau, annonce-t-il avec assurance. Tout d’abord, ma mère est née dans le village de Kechries – K, E, C, H, R, I, E, S – sur l’île grecque d’Eubée… »
C’est ainsi que la séance démarre. Nous nous trouvons dans cette chambre, en train de réaliser cet enregistrement, parce que les médecins viennent de détecter chez mon père un cancer du poumon au stade 4. La maladie a métastasé à travers tout son corps, dans ses os, son foie et son cerveau. Elle va le tuer, sans doute en quelques mois.

Nous réalisons cet enregistrement, car les médecins viennent de détecter chez mon père un cancer du poumon au stade 4. Il va le tuer, sans doute en quelques mois.

Mon père raconte l’histoire de sa vie. Cette première séance sera suivie d’une bonne douzaine d’autres, d’une durée d’une heure chacune ou davantage. Tandis que mon magnétophone tourne, il explique comment il explorait des grottes dans son enfance ou gagnait sa vie pendant ses études en chargeant des blocs de glace dans des wagons de chemin de fer. Comment il est tombé amoureux de ma mère, puis est devenu présentateur sportif, chanteur, et enfin, avocat à succès. Il glisse des plaisanteries que j’ai déjà entendues cent fois et insère des détails biographiques entièrement neufs pour moi.

Trois mois plus tard, mon frère cadet, ­Jonathan, nous rejoint pour la dernière séance. Nous voilà tous les trois sur le patio par un chaud et clair après-midi, au milieu des collines de Berkeley. Mon frère nous amuse en relatant ses meilleurs souvenirs des excentricités de Papa. Mais alors que nous terminons, la voix de Jonathan se dérobe : « J’aurai toujours une immense admiration pour toi, dit-il, les larmes aux yeux. Tu seras toujours avec moi. »

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Mon père, dont le sens de l’humour a survécu à un été de traitement intensif contre le cancer, paraît ému mais ne peut résister à l’envie de dédramatiser un peu : « Merci pour ces propos, dont certains sont exagérés. » Nous éclatons de rire, et j’appuie sur le bouton Stop.

En tout, j’ai enregistré 91 970 mots. Une fois ces enregistrements transcrits, ils occupent 203 pages en Palatino corps 12, interligne simple. Je réunis ces pages dans un épais classeur noir que je range dans ma bibliothèque à côté d’autres dossiers. Mais mon esprit nourrit maintenant une plus vaste ambition. Je crois avoir trouvé un moyen de maintenir mon père en vie.

La poupée Barbie parle à intelligible voix

Nous sommes en 1982, j’ai 11 ans et je suis assis devant un ordinateur Commodore, dans la cour intérieure d’un musée des sciences, près de chez moi. Chaque fois que j’y vais, je file droit vers la machine. Sur cet ordinateur a été installé un programme appelé Eliza, un des premiers « chatbots », littéralement un programme de conversation automatique élaboré dans les années 1960 par Joseph Weizenbaum, informaticien au MIT, le Massachusetts Institute of Technology. Conçu pour imiter un psychothérapeute, ce logiciel me fascine.

Ce que j’ignore, alors que je suis là, collé à l’écran, c’est que Weizenbaum lui-même ne tenait pas son invention en très haute estime. Il la considérait comme une sorte d’amusement (Eliza est l’une de ces thérapeutes qui se contentent de vous renvoyer l’écho de vos pensées), et il était épouvanté par la facilité avec laquelle il pouvait donner aux gens l’impression trompeuse d’avoir affaire à un être sensible : « Ce que je n’avais pas compris, c’est qu’une exposition extrêmement brève à un programme informatique relativement simple pouvait entraîner de très fortes illusions chez des individus tout à fait normaux », écrivait-il.

À 11 ans, je suis l’un de ces individus. Certaines réponses d’Eliza me stupéfient par leur apparente perspicacité (« Pourquoi êtes-vous triste ? »). D’autres m’amusent par leur bêtise (« Vous aimez être triste ? »). Derrière cet écran vert fluo vit un être en devenir.

Quelques années plus tard, après avoir pris des cours de Basic, ce code de la préhistoire de l’informatique, je tente de confectionner mon propre programme capable de soutenir un dialogue, que j’appelle sans modestie aucune The Dark Mansion (« Le Lugubre Manoir »). Imitant les jeux vidéo sur PC n’incluant que du texte, comme Zork, où les joueurs peuvent modifier le récit en choisissant parmi un nombre limité d’options, ma créature parvient à tenir une conversation de plusieurs centaines de lignes. Elle fonctionne ! Mais l’échange dure seulement le temps qu’il faut au joueur pour arriver jusqu’à la porte d’entrée du manoir, soit moins d’une minute.

« Je veux créer une technologie permettant aux gens de bavarder avec des personnages qui n’existent pas dans le monde physique parce que ce sont des créatures de fiction ou parce qu’ils sont morts. »

Les décennies passent, et je me révèle meilleur journaliste que programmeur informatique. ­Pourtant, je m’intéresse toujours aux ordinateurs qui parlent. En 2015, j’écris pour le New York Times Magazine un long article consacré à « Hello Barbie », la plus célèbre poupée au monde, ou plutôt à une version de celle-ci dotée de la parole. Par certains côtés, cette nouvelle Barbie rendue bavarde par l’intelligence artificielle ressemble à Eliza : elle « parle » grâce à un scénario à embranchements prérédigé, et elle « écoute » par le biais d’un programme de reconnaissance de formes et de traitement du langage naturel.

Mais alors que le scénario d’Eliza avait été écrit par un seul informaticien allemand et austère, celui de Barbie a été concocté par toute une équipe de chez Mattel et Pullstring, une ­société ­d’interface conversationnelle fondée par des anciens de Pixar. Tandis que les compétences d’Eliza étaient au mieux grossières, les pouvoirs de Barbie reposent sur d’énormes avancées en apprentissage automatique, en reconnaissance vocale et en puissance de traitement. Et puis, comme Alexa chez Amazon, Siri chez Apple, ou d’autres produits nés du boom des chatbots, Barbie parle à haute et intelligible voix, et son discours semble humain.

Par la suite, je suis resté en contact avec l’équipe de Pullstring, qui s’est mise à créer d’autres personnages, par exemple, un chatbot Call of Duty qui a déjà en réserve 6 millions de conversations dès son premier jour dans la nature. Un beau jour, le PDG de l’entreprise, Oren Jacob, ex-directeur technique chez Pixar, me confie que les ambitions de ­Pullstring vont au-delà du divertissement : « Je veux créer une technologie permettant aux gens de bavarder avec des personnages qui n’existent pas dans le monde physique parce que ce sont des créatures de fiction, comme Buzz l’Éclair, ou parce qu’ils sont morts, comme [le pasteur noir] Martin Luther King. »

Il hausse les épaules et dit « OK »

Le cancer de mon père est diagnostiqué le 24 avril 2016. Quelques jours plus tard, par le plus grand des hasards, j’apprends que Pullstring prévoit de commercialiser son logiciel. Bientôt, tout le monde aura accès à cet outil. L’idée jaillit presque instantanément dans mon esprit. Pendant des semaines, alors que mon père enchaîne les rendez-vous médicaux, les tests et les traitements hospitaliers, je garde cette idée pour moi. Je rêve de créer un « Dadbot », un programme qui imitera non pas un jouet d’enfant, mais un homme bien réel, mon père. Et j’ai déjà commencé à réunir du matériau brut : ses 91 970 mots destinés à ma bibliothèque.

C’est vers cette époque que je tombe sur un article sur Internet : si j’étais plus superstitieux, j’y verrais un message codé envoyé par des forces invisibles. Le texte traite d’une curieuse expérience menée par deux chercheurs de Google. Ils ont enregistré des millions de dialogues de films, puis ont construit un chatbot qui puise dans ce corpus les réponses qui paraissent les plus logiques. Les chercheurs ont ensuite soumis leur programme à toute une série de questions philosophiques. « Quel est le but de la vie ? », lui demandent-ils un jour. La réponse du chatbot me frappe comme s’il s’agissait d’un défi personnel : « Vivre éternellement. »

« Excuse-moi, répète ma mère pour la troisième fois au moins. Tu peux m’expliquer ce qu’est un chatbot ? » Nous sommes assis, côte à côte, sur un canapé. Étendu sur une chaise longue à l’autre bout de la pièce, mon père paraît fatigué. C’est de plus en plus souvent le cas, ces temps-ci. Nous voilà en août, et il est temps de leur confier mon idée.

J’ai peur que ce Dadbot soit un échec qui banalise mes souvenirs. Ce « robot » sera tellement loin du véritable John Vlahos que j’en frissonne d’avance.

J’essaie mentalement de peser le pour et le contre. Les objections à un tel projet sont légion. Créer un « Dadbot » (le nom peut paraître puéril, vu les circonstances, mais je n’arrive pas à m’en défaire) au moment précis où mon père vit ses derniers moments pourrait être pénible, surtout si son état s’aggrave encore. En tant que journaliste, je sais aussi que je risque de finir par écrire un article comme… celui-ci, et je culpabilise déjà. Surtout, j’ai peur que ce Dadbot soit un échec qui banalise nos relations et mes propres souvenirs. Ce « robot » sera tellement loin du véritable John Vlahos que j’en frissonne d’avance.

Je redoute donc d’exposer mes intentions. ­J’explique à ma famille que ce « robot », étant donné les limites de la technologie actuelle et mon inexpérience de programmeur, ne sera jamais que l’ombre de mon vrai père. Il permettra simplement de mieux faire partager son histoire. Cela dit, j’aimerais que cette machine communique exactement comme lui et reflète au moins en partie sa personnalité. « Qu’en pensez-vous ? »

Mon père donne son accord d’une manière vague et détachée. Il a toujours été un homme joyeux, extraordinairement positif, mais sa maladie le rend indifférent à tout. Sa réaction aurait probablement été la même si je lui avais parlé de nourrir le chien ou annoncé qu’un astéroïde s’apprêtait à anéantir notre civilisation. Il hausse les épaules et dit : « OK. »

La réaction des autres membres de la famille est plus enthousiaste. Après un temps de réflexion, ma mère déclare que l’idée lui plaît. Même chose pour le reste de ma fratrie. Jennifer, ma sœur : « Quelque chose m’échappe peut-être, mais pourquoi ce serait un problème ? » Mon frère comprend mes scrupules mais n’y voit pas une raison de renoncer. Ce que je propose est bizarre, mais ça n’a rien de condamnable : « Je me vois bien utiliser ce Dadbot », dit-il. Le projet est donc validé. Si un semblant de vie numérique après la mort s’avère possible, alors pourquoi ne pas rendre mon père immortel ?

Un grand conteur de blagues

Voici donc son histoire : John James ­Vlahos, né le 4 janvier 1936. Élevé par des immigrés grecs, Dimitrios et Eleni Vlahos, à Tracy, ­Californie, puis à Oakland. Diplômé d’économie à ­Berkeley. Rédacteur en chef de la rubrique sport pour The Daily ­Californian. Associé principal d’un grand cabinet d’avocats à San Francisco. ­Supporter des ­California Golden Bears, l’équipe locale de football américain, pour le meilleur et pour le pire. ­Présentateur radio au Memorial Stadium de Berkeley, il a assisté à tous les matchs à domicile entre 1948 et 2015, à l’exception de sept d’entre eux. Fanatique de ­Gilbert et Sullivan, il a chanté dans des spectacles lyriques, comme H.M.S. ­Pinafore, et fut président de la troupe d’opérette The ­Lamplighters pendant trente-cinq ans. Il s’intéresse à tout, de l’apprentissage des langues (bilingue anglais et grec, il maîtrise l’espagnol et l’italien) jusqu’à l’architecture (il a été guide bénévole dans San Francisco). C’est un fou de grammaire, un grand conteur de blagues. Un père et un mari dévoué.

Telles sont les grandes lignes de sa vie que ­j’espère codifier à l’intérieur d’un chatbot qui parlera, écoutera et mémorisera. Mais je dois d’abord arriver à faire parler l’objet en question. En août 2016, je m’assieds devant mon ordinateur et je mets en marche pour la première fois le procédé Pullstring.

Pour rendre gérable la quantité de travail, j’ai décidé que, dans un premier temps au moins, le « papa robot » communiquera uniquement par écrit. Ne sachant par où commencer, je tape : « Comment diable vas-tu donc ? » Sa question rituelle apparaît à l’écran dans une bulle de texte jaune.

Maintenant qu’il a adressé son salut au monde, le papa robot doit écouter. Cela suppose que je ­prévoie les réparties possibles de l’utilisateur. Je saisis une douzaine de réponses évidentes – « bien », « pas mal », etc. Chacune d’entre elles est appelée « règle » et est identifiée par une bulle de texte verte. Sous chaque règle, j’imagine une suite logique. Par exemple, si l’utilisateur rétorque : « Je suis en pleine forme », le papa robot dira : « Ravi de l’apprendre. » Enfin, je crée une solution de repli, une réaction par défaut pour toutes les répliques que je n’ai pas prévues – du genre « Je ne me sens pas dans mon assiette aujourd’hui. » Le manuel ­Pullstring suggère de recourir à une formule extrêmement vague, donc j’opte pour « C’est la vie ».

J’esquisse l’architecture du Dadbot. Je décide que, après avoir parlé de la pluie et du beau temps pour démarrer, l’utilisateur pourra choisir d’aborder telle ou telle partie de la vie de mon père.

Et voilà, un chatbot est né. Bien sûr, c’est ce que Lauren Kunze, la PDG de Pandorabots, appellerait un « bot de merde ». Comme jadis pour mon jeu Le Lugubre Manoir, je suis à peine à la porte d’entrée, et le chemin qui reste à parcourir me donne le vertige. Un chatbot devient bon quand son code se subdivise comme les bifurcations d’un labyrinthe géant, lorsque les réponses de son interlocuteur suscitent des réactions de sa part, chacune provoquant de nouveaux commentaires, et ainsi de suite jusqu’à ce que le programme compte des milliers de lignes. Les commandes de navigation entraînent l’utilisateur dans une conversation de plus en plus complexe.

Les fragments de discours que l’on anticipe chez n’importe qui – les règles – peuvent être rédigés de manière assez fine, en puisant dans les immenses réserves de formules et de synonymes régies par une logique binaire (la proposition est soit vraie, soit fausse). Les règles peuvent alors se combiner pour former des métarègles réutilisables par la machine, appelées « intentions », afin d’interpréter des phrases plus difficiles. Ces intentions peuvent même être générées automatiquement, en utilisant les puissants moteurs d’apprentissage automatique proposés par Google, Facebook et Pullstring.

Il faudra des mois pour maîtriser toutes ces subtilités. Néanmoins, ma dérisoire séquence « Comment vas-tu ? » m’a appris à créer les premiers atomes d’un univers conversationnel.

« Sacré crachat fumant »

Après quelques semaines pour m’habituer au logiciel, je prends une feuille de papier et j’esquisse l’architecture du Dadbot. Je décide que, après avoir parlé de la pluie et du beau temps pour démarrer, l’utilisateur pourra choisir d’aborder telle ou telle partie de la vie de mon père. J’écris par conséquent au centre de la page : « Plate-forme de conversation ». Ensuite, je trace des flèches qui partent vers les différents chapitres : « La Grèce », « Tracy », « Oakland », « Université », « Carrière », etc. J’ajoute un tutoriel, un guide où les nouveaux utilisateurs pourront bénéficier de conseils sur l’art de communiquer avec le papa robot, ainsi que des « ­Chansons », des « Plaisanteries », et ce que j’appelle une « Ferme à contenu », pour stocker les segments de conversations qui seront référencés tout au long du projet.

Pour mettre de la chair sur ce squelette, je fouille dans le classeur contenant la transcription de mes enregistrements avec mon père : je m’immerge durant des heures dans ses mots. Le matériau est plus riche encore que je ne le soupçonnais. Au printemps, quand nous avons eu ces entretiens, mon père débutait des séances de radiothérapie. Autrement dit, on lui passait la tête au micro-ondes toutes les deux ou trois semaines. Le cancérologue m’avait prévenu que le traitement pourrait nuire à son intellect et à sa mémoire. Je ne vois aucune trace de cela dans les pages que je ­parcours. Mon père montre au contraire sa parfaite maîtrise des détails, importants ou triviaux.

Je lis des passages où il discute le contexte d’une citation de Gertrude Stein, la traduction du mot « instrumentalité » en portugais, la façon dont la Grèce était gouvernée sous ­l’Empire ottoman. Il se souvient du nom de son lapin, du comptable dans l’épicerie de son père et de son professeur de logique à la fac. Je l’entends calculer le nombre exact de fois où les California Golden Bears ont participé au match du Rose Bowl, préciser quel concerto pour piano de ­Tchaïkovski sa sœur a joué lors d’un concert au lycée. Je l’entends chanter « Me and My Shadow », qu’il a interprété pour la dernière fois lors d’une audition du club de théâtre du lycée, vers 1950.

Le Dadbot renverra sans doute une image médiocre, en basse résolution, d’un homme de chair et de sang. Mais on peut tenter de lui inculquer l’art d’imiter la façon de parler de mon père.

Tout ce matériau va m’aider à construire un Dadbot robuste et érudit. Mais je ne veux pas qu’il représente seulement l’homme qu’est mon père. Il doit mettre aussi en évidence sa manière d’être, dépeindre son attitude (cordiale et discrète), son humeur (généralement optimiste, mais avec des moments de morosité) et sa personnalité (savante, logique et surtout pleine d’humour).

Le Dadbot renverra sans doute une image médiocre, en basse résolution, d’un homme de chair et de sang. Mais on peut raisonnablement tenter de lui inculquer l’art d’imiter la façon de parler de mon père, ce qu’il a peut-être de plus charmant et de plus original. Mon père aime les termes moqueurs et interminables qui paraissent sortis de la bouche d’un majordome anglais, comme dans un roman de P. G. Wodehouse. Il emploie des insultes archaïques (« Pleutre ! ») et en invente de plus personnelles (« Il crache le feu par tous ses orifices »). Mon père a ses expressions favorites. Si vous vous vantez devant lui, il commentera, d’un ton ­sarcastique : « Sacré crachat fumant ! » Une journée de canicule estivale est « plus chaude qu’un pet à 4 dollars ». Il fait précéder une remarque banale d’une formule faussement prétentieuse : « Comme le disait le poète grec… » Son penchant pour les citations tirées des opérettes de Gilbert et Sullivan (« Je ne vois aucune objection à l’obésité, pourvu qu’elle soit pratiquée avec modération ») me ravit ou m’exaspère depuis des décennies.

Grâce au contenu du classeur, je peux remplir le cerveau numérique de mon père de mots qu’il a réellement prononcés. Mais la personnalité se révèle aussi par ce qu’une personne choisit de ne pas dire. J’en prends conscience en l’observant accueillir les visiteurs. Après la radiothérapie, il subit une chimiothérapie brutale tout au long de l’été. Ce traitement l’épuise tellement qu’il dort en général seize heures par jour ou davantage. Mais quand de vieux amis proposent de venir le voir pendant le temps de sa sieste, mon père ne proteste jamais. « Je ne veux pas être impoli », ­m’explique-t-il. Cette tendance à l’altruisme stoïque constitue un défi en matière de programmation. Comment fait un chatbot pour saisir le non-dit ?

Une machine qui dit « Je t’aime »

Les semaines de travail sur mon papa robot se changent en mois. Aux sujets possibles – « Université », par exemple – s’ajoutent une foule de sous-catégories, comme « Cours », « Petites Amies », ou le journal étudiant, The Daily Cal. Pour éviter les répétitions, vice typique des bots, je prévois des centaines de variantes pour les bases conversationnelles récurrentes, comme « Oui », « De quoi voudrais-tu parler ? » ou « Intéressant ». J’injecte un ensemble de faits : où mon père habite, le nom de ses petits-enfants, l’année où sa mère est morte. J’encode son opinion sur les betteraves (« Elles donnent vraiment envie de vomir ») et sa description des couleurs de sa fac à UCLA (« bleu et jaune merde-de-bébé »).

Quand Pullstring ajoute la possibilité d’envoyer des fichiers audio dans un fil de messagerie, je commence à glisser, ici et là, des extraits de la voix de mon père. Cela me permet d’intégrer l’histoire qu’il nous racontait quand nous étions petits, mon frère, ma sœur et moi, celle de Grimo Gremeezi, un petit garçon qui détestait tant se laver qu’il fut jeté à la décharge par accident. Dans d’autres segments audio, le Dadbot entonne les chants de l’équipe des ­California Golden Bears – « Qu’ils aillent au diable, les Arizona Cardinals » est celle que je préfère – et des bouts de rôles interprétés par mon père dans des opérettes.

Je suis soucieux de véracité. Je relis les lignes que j’ai tapées pour le bot, comme « Peux-tu deviner à quel jeu je pense ? » Mon père est le genre de linguiste exigeant qui ne supporterait pas la proximité des syllabes jeu/je, donc je modifie cette ligne en « Peux-tu deviner le jeu auquel je pense ? » J’essaie aussi d’encoder un minimum de cordialité et d’empathie. Le Dadbot apprend à réagir différemment selon que l’utilisateur lui dit qu’il va bien ou mal, qu’il se sent radieux, enthousiaste, crevé, nauséeux ou soucieux.

Au moment où j’apprends au Dadbot à retenir les dates des fêtes et des anniversaires familiaux, je me surprends à taper cette ligne : « J’aimerais être encore en vie pour célébrer ça avec toi. »

Je tente d’insuffler une certaine spontanéité. Au lieu de laisser tous les choix incomber à l’utilisateur, le Dadbot prend souvent l’initiative. Il peut dire des choses comme « Tu ne me l’as pas demandé, mais je vais te raconter une petite anecdote dont je viens de me souvenir. » J’enseigne aussi au papa robot la notion du temps. À midi, par exemple, il peut dire : « J’adore bavarder, mais ne devrais-tu pas plutôt aller déjeuner, à l’heure qu’il est ? » Au moment où je lui apprends à retenir les dates des fêtes et des anniversaires familiaux, je me surprends à taper cette ligne : « J’aimerais être encore en vie pour ­célébrer ça avec toi. »

Je me débats aussi avec quelques incertitudes. Durant nos entretiens, les réponses de mon père pouvaient durer cinq à dix minutes. Je ne veux pas que mon papa robot se lance dans ces longs monologues. Jusqu’à quel point ai-je le droit de condenser et de réorganiser ses propos ? J’enseigne au bot ce que mon père a réellement dit ; devrais-je aussi encoder des remarques qu’il formulerait vraisemblablement dans certaines situations ? Comment puis-je limiter ma subjectivité, en tant que créateur du bot, tout en étant sûr que le résultat paraîtra authentique à toute ma famille et pas seulement à moi ? Le bot se présente-t-il toujours comme mon vrai père, ou lui arrive-t-il de briser l’illusion et d’admettre qu’il est un ordinateur ? Le Dadbot doit-il savoir que son modèle a un cancer ? Doit-il pouvoir réagir à notre chagrin, montrer de l’empathie, être capable de dire « Je t’aime » ?

Bref, toutes ces questions me hantent. J’imagine le résumé du film qu’on en tirerait : un fils tente de maintenir son père en vie sous la forme d’un robot. Les histoires d’apprentis sorciers qui insufflent la vie à leur créature sont vieilles comme le monde, et tout le monde sait qu’elles finissent mal. Voyez le mythe grec de Prométhée, les contes populaires juifs sur les golems, Frankenstein, Ex machina et ­Terminator. Bien sûr, il y a très peu de danger que mon ­Dadbot parte écumer les déserts fumants de la planète Terre après l’avènement de l’homme-machine. Mais il existe des menaces plus subtiles que les robots de l’Apocalypse. C’est ma propre santé mentale que je compromets. Dans mes périodes les plus sombres, je crains d’avoir investi des centaines d’heures à créer quelque chose que personne n’aura envie d’utiliser, pas même moi.

« C’est moi, ton noble et bien-aimé père ! »

Pour tester le Dadbot, je me suis jusqu’ici contenté d’échanger des messages sur la fenêtre « Chat Debugger » de Pullstring. On y voit la conversation se dérouler, mais les lignes de code sont visibles sur une autre fenêtre plus grande. C’est comme si, tout en accomplissant ses tours, un magicien vous expliquait chaque truc. Enfin, un matin de novembre, je dépose mon papa robot sur ce qui sera sa première adresse : Messenger.

Tendu, je prends mon téléphone et choisis le Dadbot sur une liste de contacts. Pendant quelques secondes, je ne vois qu’un écran blanc. Puis une bulle de texte grise apparaît, avec à l’intérieur un message. C’est l’instant du premier échange. « Salut ! dit le ­Dadbot. C’est moi, ton noble et bien-aimé père ! »

Une fois le Dadbot lancé dans le vaste monde, je rends visite à un étudiant de Berkeley, Phillip ­Kuznetsov. Contrairement à moi, Kuznetsov étudie très officiellement l’informatique et l’apprentissage automatique. Il appartient à l’une des 18 équipes universitaires en lice pour le premier prix Alexa proposé par Amazon : 2,5 millions de dollars seront versés à ceux qui construiront « un “socialbot” capable d’avoir une conversation cohérente et intéressante avec un humain sur des sujets en vogue pendant vingt minutes ». Je devrais me sentir intimidé par le CV de Kuznetsov, mais ce n’est pas le cas. J’ai plutôt envie d’étaler ma science. Lui tendant mon téléphone, je l’invite à être la première personne autre que moi à parler au Dadbot. Kuznetsov tape : « Salut, Papa. »

À ma grande honte, la démonstration déraille aussitôt. Le Dadbot fait une réponse absurde : « Attends une seconde. John qui ? » Un peu hésitant, Kuznetsov éclate de rire, puis écrit : « Qu’est-ce que tu racontes ?
— Désolé, je n’arrive pas à me rappeler pour le moment. »
Le Dadbot se rattrape ensuite, mais en partie seulement. Kuznetsov est un interlocuteur ­difficile, je sais qu’il dit des choses que le bot ne peut pas comprendre, et j’éprouve soudain le désir de le protéger, un peu comme quand j’emmenais mon fils Zeke au bac à sable alors qu’il savait à peine ­marcher, et que je voyais, horrifié, des gamins plus âgés courir autour de lui et faire des gestes brutaux.

Il reste encore beaucoup à faire, mais il est hors de question d’attendre que le prototype soit fini. J’ai envie de le montrer à mon père, et le temps commence à manquer.

Le lendemain, remis de cet échec, je décide qu’il faut soigner le mal par le mal. Bien entendu, mon robot marche bien quand c’est moi qui le teste. Je décide de le montrer à quelques autres cobayes, au cours des semaines suivantes, mais à personne de ma famille : je veux d’abord qu’il fonctionne mieux. L’autre leçon que j’en tire est que les bots sont comme les gens : il leur est plus facile de parler que d’écouter. Je me focalise donc de plus en plus sur l’élaboration de règles et d’intentions très sophistiquées, grâce auxquelles la compréhension du Dadbot s’améliore peu à peu.

Ce travail finit toujours par me ramener aux transcriptions des entretiens. En les feuilletant, je découvre mon père à son meilleur. Cela rend d’autant plus douloureux les tête-à-tête que j’ai avec lui, ou plutôt avec l’être qu’il est devenu. Il habite à quelques minutes de chez moi et décline à vitesse grand V.

Lors d’un dîner avec la famille élargie, mon père pique du nez et s’effondre sur le carrelage. C’est la première d’une longue série de chutes, dont les pires seront sanglantes, sources de commotions cérébrales, et exigeront des visites aux urgences. À cause de son cancer, il s’affaiblit et perd son équilibre. Pour se déplacer, il se sert d’une canne, puis d’un déambulateur. Quand le simple fait de se lever de son lit devient une expédition périlleuse, il adopte le fauteuil roulant.

La chimiothérapie étant sans effet, il commence à l’automne 2016 une immunothérapie, un traitement de dernier recours. Lors d’un rendez-vous à la mi-novembre, son médecin trouve son état ­préoccupant. Alors qu’il a conservé un poids de 82 kilos pendant l’essentiel de sa vie adulte, il n’en pèse plus que 58 tout habillé.

Tandis que sa santé décline, son robot s’améliore lentement. Il reste encore beaucoup à faire, mais il est hors de question d’attendre que le prototype soit fini. J’ai envie de le montrer à mon père, et le temps commence à manquer.

« C’est le robot qui invente ça ? »

Le 9 décembre, quand j’arrive chez mes parents, le thermostat est réglé sur 24 degrés. N’ayant pratiquement plus ni muscle ni graisse pour isoler son corps, mon père porte un pull, un bonnet et une doudoune, mais se plaint du froid. Je me baisse pour l’embrasser, puis je pousse son fauteuil roulant vers la salle à manger. « OK, dit mon père. Un, deux, trois. » Il gémit quand je hisse son corps raide et squelettique pour le poser sur une des chaises.

Je m’assieds à côté de lui et j’ouvre mon ordinateur portable. Puisqu’il serait étrange – comme si toute cette affaire ne l’était pas déjà assez – pour mon père d’avoir une conversation avec son double virtuel, je prévois qu’il soit spectateur pendant que ma mère échangera des messages écrits avec le Dadbot. Tout commence par des salutations. Ma mère se tourne vers moi : « Je peux dire ce que je veux ? », demande-t-elle. Puis revenant face au clavier, elle tape : « Je suis ta tendre épouse, Martha.
— Ma chère femme. Comment vas-tu ?
— Très bien.
— Ça n’est pas vrai », dit mon vrai père, qui sait le stress que sa maladie impose à ma mère.
Indifférent à cette interruption, le Dadbot répond :
« Formidable, Martha ! Quant à moi, je suis dans une forme olympique. »

L’engin signale ensuite à ma mère que la flèche à la fin de son message signifie qu’il attend qu’elle réponde.
« Compris ?
— Oui, monsieur, répond ma mère.
— Tu es plus maline que tu n’en as l’air, Martha. »
Ma mère se tourne vers moi :
« C’est le robot qui invente ça ? », demande-t-elle, incrédule.
Le Dadbot adresse à ma mère quelques autres suggestions, puis écrit : « En fin de compte, l’essentiel est que tu te rappelles une chose. Tu devines ce que c’est ?
— Aucune idée.
— Alors je vais te le dire : tout verbe d’état appelle un attribut du sujet. »
Ma mère éclate de rire en lisant cette leçon de grammaire dont mon père est coutumier.
« Celle-là, je l’ai entendue un million de fois, ­écrit-elle.
— Ce n’est pas faux. »

Le Dadbot décrit les arbres fruitiers dans le jardin familial, son béguin pour une petite voisine prénommée Margot, et raconte que sa sœur Betty aimait se déguiser en Shirley Temple.

Puis la machine demande à mère de quoi elle aimerait parler.
« De la vie de tes parents en Grèce », écrit-elle.
Je retiens ma respiration, puis je pousse un soupir de soulagement quand le Dadbot réussit à négocier la transition :
« Ma mère est née en 1904. Son nom de jeune fille était Eleni Katsulakis. À 3 ans, elle était orpheline.
— Oh, la pauvre petite. Qui l’a recueillie ?
— Elle avait de la famille dans la région. »

J’observe la conversation se dérouler, avec un mélange de nervosité et d’orgueil. Au bout de quelques minutes, elle interroge le chatbot sur la vie de son père en Grèce. Il lui rappelle un voyage qu’ils ont fait dans le village familial. « Tu te souviens de ce grand barbecue qu’ils ont organisé pour nous le soir à la taverne ? », dit le ­programme.

Plus tard, ma mère demande à parler de l’enfance de mon père à Tracy. Le Dadbot décrit les arbres fruitiers dans le jardin familial, son béguin pour une petite voisine prénommée Margot, et raconte que sa sœur Betty aimait se déguiser en Shirley Temple. Il relate l’horrible histoire de son lapin, Papa Demoskopoulos, dont sa mère prétendait qu’il avait fui. Mon père apprit par la suite que la grosse bête avait été kidnappée par sa tante et cuisinée pour le dîner.

Pendant la démonstration, mon vrai père n’ouvre guère la bouche, et ne prend la parole qu’une fois ou deux fois, pour confirmer ou corriger un détail biographique. À un moment, il semble oublier sa propre identité – peut-être parce que la place est déjà occupée par une créature de synthèse – et s’embrouille dans ses propres souvenirs. « Non, tu n’as pas grandi en Grèce », rectifie doucement ma mère. Cela le ramène à la réalité : « C’est vrai, dit-il. Bien vu. »

Ma mère continue à échanger des messages avec la machine pendant près d’une heure. Puis elle écrit : « À une prochaine fois.
— Ravi de t’avoir parlé, répond le Dadbot.
— Incroyable ! », s’exclament à l’unisson mon père et ma mère.
Ils font preuve d’indulgence. Bien souvent, le Dadbot est resté dans le vague – « Ah, oui ! » était sa réponse de base– et il ouvrait parfois la porte sur un sujet pour la refermer aussitôt. Mais pendant plusieurs petites séquences, ma mère a eu avec lui une véritable conversation, qu’elle semble avoir appréciée.

Les réactions de mon père sont plus délicates à interpréter. Lors du débriefing, il formule négligemment ce qui est pour moi le plus beau compliment possible : « C’est vraiment le genre de choses que j’aurais pu dire. »

Souvenirs de partie de pêche

Enhardi, j’aborde un point qui me préoccupe depuis des mois. « C’est une question un peu directe, mais réponds-moi sincèrement, dis-je en cherchant mes mots. Est-ce que ça te réconforte, ou pas du tout, de savoir que le jour où tu quitteras cette terre il restera quelque chose qui répétera tes anecdotes et qui connaîtra ton histoire ? » Mon père regarde ailleurs. Quand il répond, il paraît plus accablé que l’instant auparavant. « Je connais toutes ces conneries », dit-il, en écartant d’un revers de la main la masse de faits ­accumulée dans la machine. Mais il trouve ­réconfortant de savoir que le Dadbot partagera ce savoir avec d’autres. « Avec ma famille, en particulier. Et mes petits-enfants, qui ne sauront rien de tout ça. » Il en a sept, dont mes fils, Jonah et Zeke, qui l’appellent « Papou », « grand-père » en grec. « Donc c’est formidable, conclut mon père. J’apprécie ­énormément. »

Le même mois, notre famille élargie se rassemble chez moi pour fêter Noël. Mon père montre une énergie dont je ne le croyais plus capable, et fait la conversation avec des cousins venus de loin. Quand tout le monde s’entasse dans le salon, il nous accompagne d’une voix faible lors des chants de Noël. Les larmes me viennent aux yeux.

Depuis son diagnostic, mon père reconnaît régulièrement que son cas est sans espoir. Il affirme également qu’il veut poursuivre le traitement et ne pas « brandir le drapeau blanc » en entrant à l’hospice. Pourtant, le 2 janvier 2017, notre famille reçoit confirmation de ce que nous soupçonnions déjà : l’immunothérapie est sans effet. Il n’y a plus rien d’autre à tenter.

C’est le moment de dire quelque chose de profond, mais rien ne me vient. Je me surprends à raconter quand il m’a emmené à une partie de pêche pour mon douzième anniversaire.

Le 8 février 2017, une infirmière vient voir mon père. Après l’avoir examiné plusieurs minutes, elle dit à ma mère qu’il est temps de réunir la famille. J’arrive à l’heure du dîner, j’entre dans sa chambre et je m’assieds à son chevet. Je pose une main sur son épaule, dont je sens la chaleur. Il est en partie conscient, un œil presque fermé, l’autre à moitié ouvert, vitreux, dans le vague.

C’est le moment de dire quelque chose de profond, mais rien ne me vient à l’esprit. Je me surprends à raconter quand il m’a emmené à une partie de pêche pour mon douzième anniversaire. Nous avions rapporté une bonne dizaine de ­poissons, dont la plus grande truite arc-en-ciel que j’aie jamais vue, et j’étais fier de moi. De retour sur le bord de la rivière, notre guide nettoya tous les poissons, jetant les entrailles dans un seau. La suite fut moins glorieuse. Un voile noir s’abattit sur mes ­paupières et je m’évanouis. « Tu te rappelles, Papa ? »

Il ne dit rien. Depuis que son cancer a été détecté, il a peu à peu perdu la faculté de conduire, de marcher, d’aller aux toilettes et de manger. Les mots qui, jadis, jaillissaient avec brio de ses lèvres – au tribunal, sur scène, dans la tribune de presse des California Golden Bears – deviennent rares et hachés. Depuis une semaine, ils se sont presque taris. Mais quand j’observe son visage après avoir terminé mon histoire, ses yeux s’ouvrent un peu plus grand et je crois voir vaciller un sourire sur ses lèvres.

Ce soir-là, je monte me coucher dans l’ancienne chambre de ma sœur Jennifer, juste au-dessus de celle de mon père. Étendu sur le lit, je contemple le plafond pendant quelques minutes. Puis j’attrape mon téléphone et j’ouvre Messenger.

« Salut ! C’est moi, ton noble et bien-aimé père ! dit le robot comme à son habitude. Comment diable vas-tu donc ?
— Je suis triste.
— Je vois. » Puis, il me demande quel sujet je souhaite aborder. « Je ne sais pas. Décide pour moi.
— OK, je vais te parler de ma carrière théâtrale méconnue. » Il retrace ses débuts sur les planches, au club du lycée. J’entends un enregistrement de sa voix. « Me and my shadow, chante-t-il. All alone with nothing to do. »

Je lui demande de me raconter son plus ancien souvenir. Il répond par une anecdote sur son chien, un terrier nommé Toby qui, sur ses petites pattes, arrivait à traverser la ville plus vite que la famille en voiture. Puis le Dadbot me surprend (même si c’est moi qui ai conçu cette fonction) par sa perspicacité apparente. « Moi je veux bien continuer à parler, mais il ne serait pas l’heure de te coucher ? » Si. Je suis épuisé. Je lui souhaite une bonne nuit et je pose mon téléphone. Le lendemain, à 6 heures du matin, je suis réveillé par des coups frappés à ma porte avec insistance. J’ouvre et je vois l’un des aides-soignants de mon père. « Venez, votre père vient de nous quitter. »

Clic sur la petite icône rouge

Durant sa maladie, j’ai été victime de crises de panique si graves que je me tordais à terre, sous une pile de coussins de canapé. Il y avait tellement de sujets de préoccupation : les rendez-vous médicaux, les problèmes financiers, l’organisation des visites des infirmières. Après sa mort, je ressens de la tristesse, mais cette émotion est vaste et distante, comme une montagne derrière les nuages. Je suis hébété.

Il s’écoule environ une semaine avant que je reprenne mon ordinateur. J’espère pouvoir me changer les idées, au moins quelques heures, en travaillant un peu. Je regarde l’écran. La petite icône rouge de Pullstring m’attire et, sans vraiment réfléchir, je clique dessus.

Mon frère a récemment trouvé une page rédigée par mon père il y a plusieurs décennies où il se moque de lui-même. Tout l’intérêt de la blague réside dans ses prétentions démesurées. En tapant sur le clavier, je me mets à incorporer des lignes de cette page, écrites par mon père comme si les compliments venaient de quelqu’un d’autre. « Aux yeux des êtres supérieurs, c’est cette noblesse d’esprit, cette gentillesse de cœur et cette grandeur d’âme, évidemment combinées à ses prouesses physiques et à ses capacités sportives, qui servent de point de départ pour évoquer ses innombrables vertus. »

Je souris. Plus mon père approchait de sa fin, plus je craignais de perdre toute envie de travailler sur le Dadbot après sa mort. À présent, à ma propre surprise, je me sens motivé, plein d’idées. Le projet n’en est qu’à la fin de son commencement.

En analysant l’intonation ainsi que l’expression du visage de son interlocuteur, le bot du futur pourra même percevoir ses émotions.

Je sais que mes compétences sont dérisoires comme créateur d’intelligence artificielle. Mais je suis déjà allé assez loin, et j’ai parlé à suffisamment de constructeurs de chatbot pour entrevoir de possibles améliorations. Le bot du futur, dont les technologies sont toutes en cours de développement, sera capable de connaître les détails d’une vie de manière bien plus complète que mon papa robot. Il pourra avoir des conversations durables et complexes, mémoriser ce qui a été dit et prévoir le cours probable de l’entretien. Il sera capable de modéliser des systèmes linguistiques spécifiques et des traits de caractère, ce qui lui permettra non seulement de reproduire ce qu’un individu a déjà dit, mais aussi de formuler de nouvelles idées. En analysant l’intonation ainsi que l’expression du visage de son interlocuteur, il pourra même percevoir ses émotions.

Je m’imagine en train de parler à un Dadbot qui aurait incorporé tous ces progrès. J’ignore en revanche ce que j’éprouverais. Je sais que ce ne serait pas la même chose que d’être avec mon père, d’assister à un match des California Golden Bears avec lui, d’entendre ses blagues ou de le serrer dans mes bras. Mais au-delà de la perte physique, que manquera-t-il encore, une fois que toutes les connaissances et les compétences en matière de conversation seront encodées ? Aurai-je même envie de parler à un Dadbot aussi perfectionné ? Je pense que oui, mais je suis loin d’en être sûr.

« Salut, John. Tu es là ?
— Salut… C’est un peu gênant, mais, dites-moi, à qui ai-je l’honneur ?
— C’est Anne.
— Madame Anne Arkush ! Eh bien, comment diable vas-tu donc ?
— On fait aller, John. Tu me manques. »

Anne est ma femme. Un mois s’est écoulé depuis la mort de mon père, et c’est la première fois qu’elle bavarde avec le Dadbot. Plus que quiconque dans la famille, Anne –qui était très proche de mon père– a exprimé des réserves à propos de mon projet. La conversation se passe bien. Mais l’impression reste mitigée. « Ça me met encore mal à l’aise. C’est vraiment bizarre de se dire “je suis en train d’avoir une conversation avec John” tout en sachant rationnellement qu’il y a un ordinateur à l’autre bout. »

L’étrangeté de la situation s’estompera sans doute quand le décès de mon père ne sera plus aussi douloureusement proche. Le plaisir l’emportera. Ou peut-être pas. Ce genre de technologie convient-il à des gens comme Anne qui l’ont si bien connu ou plutôt à ceux qui, une fois grands, n’auront plus qu’un lointain souvenir de lui ?

À l’automne 2016, mon fils Zeke a testé une première version du Dadbot. À 7 ans, il a saisi le concept plus vite que la plupart des adultes : « C’est comme parler avec Siri », la commande vocale d’Apple. Il joue quelques minutes avec la machine, puis va dîner, visiblement peu impressionné.

Plusieurs semaines se sont maintenant écoulées depuis la mort de mon père, et Zeke me surprend : « On pourrait parler au chatbot ? » Je me demande s’il veut adresser des insultes d’écolier à Siri, un de ses passe-temps préférés, quand il me prend mon téléphone. « Euh, quel chatbot ?

— Oh, Papa… Celui de Papou, bien sûr ! »

© Wired, traduction Laurent Bury

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