Comment Bill Gates veut réinventer les toilettes

Écrit par Arnaud Robert Illustré par Alice Meteigner
Édition de novembre 2019
Comment Bill Gates veut réinventer les toilettes
Un tiers de l’humanité n’a pas accès à des WC. Le manque d’assainissement tue chaque jour plusieurs centaines d’enfants de moins de 5 ans. Bill Gates, lui, est convaincu que la technologie peut tout changer. En 2019, « XXI » se penche sur la nouvelle passion de l’homme le plus riche du monde.
Article à retrouver dans la revue XXI n°49, Dans la tête d'un pilote de drone
35 minutes de lecture

C’est une sorte de palais high-tech, un centre des congrès flambant neuf au cœur de Pékin, appelé le Guardian Art Center. Il y a des berlines diplomatiques, des portiques de sécurité. Des oreillettes. Des costumes et des tailleurs. Et puis, un nom délicatement posé sur une chaise : Bill Gates.

Bientôt, la salle est plongée dans le noir. En une seconde, le silence se fait. Bill Gates n’est pas très bien coiffé – c’est en général à cela qu’on le reconnaît. Il porte une cravate mauve et une chemise au col trop large. Il grimpe sur l’estrade et pointe du doigt une jarre transparente qu’on a déposée sur un socle à côté de son pupitre. « This is a container of human feces » (« c’est un bocal rempli d’excréments humains »). En effet. Une merde presque liquide, aux reflets jaunâtres, qui semble fraîche.

Derrière l’homme le plus riche du monde, sur l’écran géant, une animation de bactéries fécales. On dirait du ­Vasarely mêlé à du ­Pollock. L’image se propage immédiatement sur les ­réseaux ­sociaux, chez les 48 millions de followers de son compte ­Twitter mais aussi dans tous les médias de la planète. L’ancien PDG de ­Microsoft avec un échantillon de selles humaines. Ce 6 novembre 2018 à 10 h 17 heure de Paris, soit sept heures exactement après que l’Américain a soulevé sa jarre, les journaux relaient une dépêche augmentée de vidéos de communication où il pose tout sourire sur des WC, avec le texte : « Il y a peu de choses que j’aime autant que parler des toilettes. »

Depuis plus de dix ans, l’un des plus grands philanthropes de l’histoire est obsédé par les excréments. La Fondation Bill et Melinda Gates, créée en 2000, se consacre à des questions auxquelles la plupart des gens ne connaissent rien (la culture du riz ou les maladies tropicales comme le paludisme), dans des pays où ils n’iront jamais. Il est difficile de capter l’attention du public occidental avec des thématiques qui ­paraissent, à ses yeux, floues et lointaines. Mais Bill Gates, qui a légué la quasi-totalité de sa fortune à sa fondation, s’est entouré des meilleurs communicants. Ces experts ont estimé qu’il fallait davantage que la belle générosité d’un milliardaire pour interpeller le grand public. Il fallait un coup. De la merde humaine en bocal à Pékin, c’est un coup.

Nos sanitaires coûtent trop cher

Tout commence le 9 janvier 1997. Ce jour-là, Bill Gates lit dans le New York Times un article sur la nocivité de la défécation à l’air libre. Il est signé de la star du grand reportage américain, Nicholas D. Kristof. Le texte s’ouvre sur une scène spectaculaire : des enfants du bidonville de Thane, près de Bombay, jouent dans les égouts à ciel ouvert. Sous le titre, « Dans le tiers-monde, l’eau est toujours une boisson mortelle », l’auteur déroule les conséquences d’un mauvais assainissement sur la santé humaine : un seul gramme de matière fécale contient plusieurs millions de virus et de bactéries, sans oublier les parasites. À l’époque, entre 800 et 1 000 enfants de moins de 5 ans meurent chaque jour en raison d’une diarrhée due à un manque d’assainissement, une eau insalubre ou une mauvaise hygiène.

Depuis qu’il parcourt les quartiers pauvres du monde, Bill Gates visite régulièrement des latrines. Il a souvent entendu dire que les enfants qu’il tente de guérir du paludisme meurent en réalité des effets d’un assainissement médiocre ou inexistant. Mais c’est avec cette lecture du New York Times qu’il a une « illumination », raconte-t-il dans la série documentaire de Netflix qui lui est consacrée, Dans le cerveau de Bill Gates. En refermant son journal, il décide de « réinventer les toilettes ». Comme pour chaque cause pour ­laquelle il s’engage, Bill commence par tout lire, avec avidité, il voyage abondamment puis convoque chez lui, à Seattle, des spécialistes mondiaux qui ignorent encore quelle mission sacrée va leur tomber dessus.

Bill Gates découvre qu’à l’époque, plus de 2 milliards de personnes n’ont pas accès à des toilettes ou des latrines privées, près de 1 milliard font caca à l’air libre. En ­Haïti, l’épidémie de choléra qui a suivi le séisme de 2010 et tué plusieurs ­dizaines de milliers de personnes était due à des rejets d’excréments dans un ­affluent du fleuve ­Artibonite.

Il y a peu de choses que j’aime autant que parler des toilettes. 

Bill Gates

Le milliardaire comprend que notre système sanitaire n’est pas non plus un modèle d’avenir. Se soulager dans 6 à 12 litres d’eau potable, avec des cabinets reliés aux égouts et aux stations d’épuration, coûte cher, requiert trop d’eau et pollue les océans. Selon l’ONU, 80 % des eaux usées sont rejetées dans l’environnement sans traitement adéquat. Si les Indiens, les Chinois et les Africains se mettent tous au modèle occidental de sanitaires, la planète sera détruite encore plus vite que prévu.

Alors, en 2011, Bill Gates et sa fondation lancent le « Reinvent the Toilet Challenge », un concoursdestiné à promouvoir l’innovation dans le monde des toilettes et de l’assainissement. L’Afrique a adopté le téléphone mobile sans passer par la case téléphone fixe : ça s’appelle le leap frog, le saut de grenouille. L’idée de Bill Gates est de faire la même chose avec les toilettes. C’est-à-dire que les pays sans égouts ni chasse d’eau passent directement aux WC du futur. Il s’agit de privilégier des latrines sèches ou économes en eau, qui traitent in situ les déchets organiques et peuvent même générer des profits en les recyclant. Certains modèles dotés d’un petit réacteur chauffent les excréments pour produire une poudre inoffensive, utilisable comme terreau. Quant à l’urine, elle est traitée et réinjectée dans le système. Cette machine ne doit presque rien coûter, ni à son propriétaire ni à l’environnement. L’idéal, c’est qu’elle rapporte, tout en sauvant des enfants.

« Tout le monde était sceptique »

Sept ans plus tard, le philanthrope a financé, à coup de centaines de millions de dollars, des chercheurs et des universités du monde entier. Il les réunit à Pékin en 2018 pour la « Reinvented Toilet Expo » – notez l’usage du passé : selon Bill, les toilettes ont désormais « été réinventées ». Derrière son pupitre, après avoir exposé sa jarre de merde aux yeux de tous, Gates explique : « Il ne s’est rien passé de neuf en matière de toilettes depuis l’invention du papier double ! En 2009, j’ai posé la question à des scientifiques : peut-on se passer de toilettes à chasse, d’égouts, d’usine de traitement des eaux ? Tout le monde était sceptique. Aujourd’hui, la question ce n’est plus si. C’est quand. » Tonnerre d’applaudissements.

Bill Gates dresse le parallèle entre son expertise en matière informatique et sa nouvelle obsession : « Ce que je vais vous présenter aujourd’hui est mieux qu’une nouvelle version de ­Windows […] Quand j’ai commencé, l’idée même que chacun puisse posséder un ordinateur à domicile semblait folle, c’est la même chose avec les toilettes. Les grandes entreprises ne voulaient pas ­investir avant d’être sûres que la technologie soit assez développée. C’est pour ça que nous soutenons ceux qui inventent les toilettes du futur. »

Ces gars sont en train de changer le monde. Les technologies testées dans les pays en développement finiront aussi par nous servir à nous, les riches. 

Jack Sim, « Mister Toilet », Fondateur de l’Organisation mondiale des toilettes

À Pékin, le Médicis du caca annonce un nouvel investissement de 200 millions de dollars dans le soutien à des projets de recherche et développement – qui s’ajoutent aux 200 millions déjà consentis. Derrière lui, une frise retrace l’histoire de l’humanité à travers les toilettes et s’achève sur un modèle élégant, muni d’un écran tactile, baptisé « Helbling Toilet ». Pour la ­Fondation Gates, la firme zurichoise Helbling a conçu une version écologique et autonome, high-tech, la plus éloignée possible de l’image d’une latrine dans un bidonville. Il s’agit de montrer que, pour un coût raisonnable, les toilettes du xxie siècle peuvent aussi être adoptées par les pays développés. Le prototype a coûté plus de 50 000 dollars, mais selon Helbling, produit à large échelle, il ne dépassera pas les 500. Par la force de frappe du philanthrope, le modèle Helbling incarne à lui seul le futur mondial des toilettes. Les ingénieurs suisses, qui n’étaient pas au courant de l’exposition massive de leur invention, vivent ce matin-là l’émotion de leur vie.

Le patron de la Banque mondiale, Jim Yong Kim, prend la parole et rend hommage aux ­employés de Gates qui sont allés chercher la crotte bicolore : « C’est un niveau de dévouement qu’on ne rencontre pas souvent ! » Éclat de rire collectif. Ensuite, le directeur explique que la mort de près d’un enfant sur dix est due à la diarrhée ou encore que la Banque va investir 1 milliard de dollars en partenariat avec la Fondation Gates. Il conclut : « Nous sommes en train de rendre le caca cool ! »

Quelques chiffres-clés

2 milliards de personnes n’ont pas accès à des toilettes ou des latrines privées.

10 % de la population mondiale consomme des aliments provenant de cultures irriguées par des eaux usées.

673 millions défèquent dans des caniveaux, des tas d’ordures, des plans d’eau.

432 000 personnes meurent chaque année de maladies dues à un manque d’assainissement.

814 enfants de moins de 5 ans meurent chaque jour en raison de diarrhées dues à un manque d’assainissement, une eau insalubre ou une mauvaise hygiène.

Une école sur trois n’est pas équipée de toilettes salubres. Une sur cinq n’a pas de toilettes du tout.

À la « Reinvented Toilet Expo », les exposants se battent pour vos excréments. Sur deux étages, ils présentent leurs inventions : des cuvettes à diversion, des centrales à combustion sèche, les pissotières du monde nouveau… C’est une foire d’empoigne feutrée et inodore. Il y a les chercheurs d’Eawag en Suisse, Cranfield ­University, ­University of South Florida, Duke University, University of Toronto, Caltech à Los Angeles… Un professeur américain raconte, en exigeant le plus strict anonymat, à quel point le financement de la Fondation Gates est un graal : « Le secteur n’intéressait pas beaucoup avant qu’il s’y engage. Il a tout changé, avec forcément le risque qu’il soumette la recherche à sa vision. » Et d’ajouter : « Vous savez, le département assainissement de la Fondation Gates se bat une année pour obtenir l’attention de son boss pendant deux heures. Son agenda est celui d’un président. »

« Faire de la honte une fierté »

La Fondation Bill et Melinda Gates a sélectionné avec soin ses orateurs. Des personnalités racontent en une trentaine de minutes l’histoire bouleversante de leur action décisive dans le domaine des toilettes. Une ancienne parlementaire mongole diffuse une vidéo filmée au téléphone portable de la tempête de neige qu’elle a affrontée pour pousser les paysans des steppes à se soulager dans un trou plutôt que dans la nature. Une entrepreneure de Dakar vante sa reconversion : d’agent bancaire à directrice des vidangeurs de latrines au Sénégal, un des pays où la ­Fondation a installé un prototype d’Omni ­Processor, de petites stations ­d’épuration décentralisées qui mangent des excréments et recrachent de l’énergie, conçues par les Indiens et les Chinois. Mais la présentation la plus remarquée, celle qui incarne à merveille le storytelling encouragé par Gates – je l’écris sans ironie, vu que j’en ai eu les larmes aux yeux – est celle de Doulaye Koné, un spécialiste du génie sanitaire né en Côte d’Ivoire. Il monte sur scène, la voix brisée par la pollution ou l’air conditionné de Pékin, dans une ambiance sonore de forêt tropicale. « C’est le son délicieux que j’entendais, enfant, quand j’allais faire caca dans les bois. Je me demandais pourquoi les gens mouraient. »

Singapour voulait parler d’“eau”, c’était plus glamour. La Russie préférait “hygiène”. Il fallait que j’impose le mot “toilettes”. Si j’arrivais à lui donner une légitimité politique, alors j’avais réussi ma vie.

Jack Sim, à propos de l’adoption par l’ONU d’une Journée mondiale des toilettes

Koné raconte la touffeur des latrines, l’odeur, les mouches. Il a 12 ans quand il rencontre sa première chasse d’eau. « Je ne savais pas l’utiliser. » Koné se rêve astronaute jusqu’au jour où il découvre les maladies infectieuses : « J’ai compris que les gens morts autour de moi avaient été atteints de maladies qu’on aurait pu prévenir, j’ai décidé d’apprendre à nettoyer l’eau. » Il devient ingénieur. Il part en Belgique, montre pour le prouver la photo de son premier passeport. Il a 24 ans. « J’ai été déçu, on nous apprenait à gaspiller 200 litres d’eau par jour pour nous débarrasser de notre caca. Je ne voyais pas comment j’aurais pu retourner chez moi et utiliser ce savoir-là. »

Koné décrit alors ce jour de 2009 où il apprend que Bill Gates veut le voir à Seattle. « J’ai pensé que c’était un spam, du genre où l’on nous dit qu’on a gagné à la loterie. » À la table, il ne reconnaît pas le mécène en chef : « J’ai cru que c’était un scientifique parmi les autres. » Au fil de ce conte véridique, celui d’un enfant de la campagne ivoirienne ­devenu l’un des directeurs de la Fondation Bill et Melinda Gates, quelque chose s’affirme de la stratégie du milliardaire. Il a financé des expériences de recherche et développement, des entreprises, et même des États, comme le Sénégal ou l’Inde, pour qu’ils testent des technologies à l’échelle du pays. Il s’est donné les moyens de changer le monde. Mais Bill, après dix ans d’investissements, commence à s’impatienter. Il voudrait que le marché prenne le relais de la philanthropie.

Un autre orateur étaie cette vision du monde. Jack Sim, petit homme de 61 ans surnommé Mister Toilet, a pris l’habitude de poser accroupi sur un trône. « Les mecs qui bossent dans le développement sont super austères. Ils ont du mal à parler caca parce qu’ils se soucient de leur image. Moi, je n’ai rien à perdre. Je pense que tout passe avec l’humour. » Sa recette ? « Faire de la honte une fierté », que les gens se vantent d’avoir des WC, « comme d’autres le font pour un sac Louis Vuitton ». Né pauvre à Singapour, Jack Sim a connu une vie miraculeuse, il a très vite arrêté l’école, fait fortune dans le bâtiment puis pris sa retraite sur un coup de tête au début des années 2000 pour faire des latrines un enjeu de société. Son modèle, c’est Mister Condom, un Thaïlandais qui a fait entrer le préservatif dans les mœurs en se mettant en scène sur les plateaux de télévision. Fondateur de l’Organisation mondiale des toilettes et du Sommet international des toilettes, Jack est allé jusqu’à faire adopter par l’ONU une Journée mondiale des toilettes, le 19 novembre. « Singapour voulait parler d’“eau”, c’était plus glamour. La Russie préférait “hygiène”. Il fallait que j’impose le mot “toilettes”. Si j’arrivais à lui donner une légitimité politique, alors j’avais réussi ma vie. »

Et Mister Toilet évoque l’enchaînement des consciences qui part des visionnaires pour s’étendre aux hommes politiques, puis aux ­bureaucrates qui élaborent des lois permettant elles-mêmes à la recherche de prospérer et au marché d’annexer les découvertes : « Le fait que Bill s’engage a forcément influencé le Premier ministre indien Narendra Modi et le président chinois Xi Jinping. Ces gars sont en train de changer le monde. Les technologies testées dans les pays en développement finiront aussi par nous servir à nous, les riches. »

« Au fond de la cour, un enfer bactériologique »

Pour lancer sa « Reinvented Toilet Expo », Bill Gates n’a pas choisi Pékin par hasard. En 2015, 193 pays, dont la Chine, ont approuvé les 17 objectifs de développement durable de l’ONU. Dans le sixième point, les signataires se sont engagés à assurer, d’ici à 2030, « l’accès de tous, dans des conditions équitables, à des services d’assainissement et d’hygiène adéquats et [à] mettre fin à la défécation en plein air en accordant une attention particulière aux besoins des femmes, des filles et des personnes en situation de vulnérabilité ». Cette même année, Xi Jinping lance sa propre révolution des toilettes. Il annonce que les lieux d’aisance publics doivent impérativement être améliorés sur les sites touristiques – sur les réseaux sociaux, les plaintes des voyageurs sont légion, il en va de l’image de la Chine. Pékin revendique la construction de 68 000 toilettes publiques entre 2015 et 2017, et 64 000 autres sont planifiées. Les autorités locales se livrent à une ­concurrence âpre pour obtenir un nombre d’étoiles maximal dans la classification du ministère. Des sommes astronomiques sont consacrées pour bâtir des toilettes avec reconnaissance faciale, téléviseur devant chaque urinoir, chargeurs de téléphone, fours à micro-ondes ou distributeurs de boissons. Sur la place Tian’anmen, au pied de la Cité interdite, les urinoirs posés sur le sol minéral sont équipés de capteurs de présence. À Fuyang, dans la Chine orientale, une réplique du ­Capitole américain sert de WC. À Chongqing, c’est un appareil photo géant, et à Xiangyang, une immense ­coccinelle à corps rouge et bleu.

En 2017, le secrétaire général du Parti déclare que la révolution sanitaire s’applique désormais aux zones les plus reculées du pays. Dans les faits, les toilettes rénovées par l’État sont la plupart du temps des latrines sèches sans aucune autre forme d’expertise que la science du maçon qui cimente le sol. Peu d’habitants les utilisent. Quand je parle avec Jack Sim (Mister ­Toilet) de ces WC des campagnes chinoises, un soir dans l’hôtel de Pékin où il est logé par la Fondation Gates, il n’est pas étonné : « Lorsqu’on sort des villes, c’est encore une abomination. Je professe le plaisir des toilettes, c’est un message qui met du temps à s’imposer. J’ai visité ici des villas bourgeoises dont le propriétaire possédait l’air conditionné, une télévision à écran plasma, une belle voiture neuve, mais ses toilettes étaient une sorte d’enfer bactériologique perdu au fond de la cour. »

Même chose en Inde, le deuxième pays le plus peuplé de la planète, où, il y a quatre ans seulement, 490 millions de personnes ne disposaient pas de WC. En 2014, le 15 août, jour de l’indépendance, le Premier ministre ­Narendra Modi surprend en déclarant : « Certains se demanderont s’il s’agit du rôle d’un Premier ministre, si le nettoyage n’est pas une tâche trop triviale… Mais, mes frères et sœurs, nous vivons au xxie siècle. N’est-ce pas douloureux que nos mères et nos sœurs défèquent à l’air libre ? » Ce jour-là, Modi annonce le lancement de la mission « Swachh Bharat » (« Nation propre »). Il laisse aux collectivités publiques cinq ans pour éradiquer la défécation à l’air libre à la date symbolique du 2 octobre 2019, 150e anniversaire de la naissance de Gandhi.

Les WC de Tata

Modi imagine un programme comme en rêvait le père de la nation indienne, un mouvement populaire plutôt qu’une simple décision politique. Son emblème, visible partout dans le pays, sur les billets de banque, les murs des écoles, et dans les journaux : les lunettes rondes de Gandhi. Le modèle de toilettes préconisé, en particulier dans les zones rurales, est celui de la latrine à double fosse. Une des plus grosses multinationales indiennes, le groupe Tata, participe via sa fondation à la mission, épaulée par la Banque mondiale, l’Unicef et l’OMS. ­Melinda Gates puis Bill signent chacun leur tour un éditorial dans un grand journal ­indien pour célébrer les ­mérites du Premier ministre ­indien.

Même Bollywood se bat pour les latrines. La fiction à succès ­Toilettes : une histoire d’amour raconte le destin d’une jeune promise qui refuse de se marier parce que son fiancé n’a pas de petit coin chez lui. Dans son bureau, aux côtés des statuettes de Ganesh, le réalisateur Shree Narayan Singh a encadré un tweet de Bill Gates qui mentionne son film comme l’une des meilleures choses survenues en 2017 : une « romance de Bollywood qui traite du défi auquel l’Inde fait face concernant l’assainissement ».

Mais la révolution indienne des toilettes à marche forcée pose le problème de la fiabilité des installations, réalisées sans étude géologique, parfois sur des terres friables où les matières fécales pourraient contaminer les cours d’eau. Autre obstacle majeur à la nation « Open ­Defecation Free » (« libérée de la défécation à l’air libre ») : la religion. L’hindouisme considère qu’il est impur de vivre à proximité des excréments, et par extension de posséder des toilettes à domicile. La tradition puranique exige de tirer une flèche depuis sa maison pour déféquer à une distance raisonnable. Avec l’urbanisation, les gens ont commencé à se soulager les uns à côté des autres, de plus en plus près des maisons. Le gouvernement peut construire des millions de latrines, encore faut-il que les gens s’en servent.

Dans les villages de l’Uttarakhand, la fondation du groupe Tata a bâti des WC dans chaque maison : une petite cahute, des toilettes à la turque, deux fosses qu’on utilise en alternance. Tata a engagé des agents locaux pour veiller à leur utilisation, et élaboré des méthodes de communication pour changer les comportements. Pourtant, je n’ai pas cherché longtemps avant de rencontrer dans une école des enfants qui continuent de déféquer en extérieur, ou des villageois qui expliquent qu’ils préfèrent se soulager dans la rivière.

Certains se demanderont s’il s’agit du rôle d’un Premier ministre… Mais, mes frères et sœurs, nous vivons au XXIe siècle. N’est-ce pas douloureux que nos mères et nos sœurs défèquent à l’air libre ?

Narendra Modi, Premier ministre indien

Une référence mondiale de l’assainissement m’a fait un aveu, répétant plusieurs fois qu’il ne voulait pas être identifié, de peur d’être « ­ostracisé » : « Les statistiques du programme “­Nation propre” sont exagérées à cause de la compétition entre les districts et la pression politique. Le Gujarat a annoncé qu’il était “Open Defecation Free” alors que des études montrent que 29 % des foyers n’ont pas de toilettes. Je suis allé dans un village de l’Uttar ­Pradesh où les gens vidaient chaque semaine les fosses septiques dans un cours d’eau. Il nous faut des études sanitaires indépendantes. Mais est-ce possible quand le Premier ministre est aussi autoritaire et qu’il s’est personnellement engagé dans ce programme ? »

Dans l’État du Maharashtra, Pune, 3,5 millions d’habitants, est l’une des smart cities indiennes qui parient sur les nouvelles technologies pour envisager toutes les questions urbanistiques – des capteurs de pollution aux feux de signalisation, en passant par les techniques d’assainissement les plus avant-gardistes. Guidé par des agents municipaux, j’y ai arpenté un quartier informel où 4 000 toilettes ont été installées dans de minuscules maisons dont le deuxième appartement à l’étage est trop fragile pour supporter des installations sanitaires. Les familles du haut fréquentent donc les toilettes publiques –une bâtisse sans eau où quatre portes sur cinq sont condamnées et où des excréments sont étalés sur le sol. Par dépit, beaucoup préfèrent le plein air. Pune a pourtant été déclarée « Open Defecation Free ».

À Pune, j’ai également visité un projet ­financé par la Toilet Board Coalition (TBC), le lobby mondial des toilettes, institution incontournable dans l’assainissement. Fondée en 2014 sous l’impulsion de la multinationale anglo-hollandaise Unilever (quatrième acteur mondial de l’agro­alimentaire), la TBC agglomère des puissances du secteur sanitaire (Lixil, Kimberly-Clark), de l’eau (Veolia), des fragrances (Firmenich), des agences de développement nationales et internationales (Unicef, Banque mondiale). La TBC ­soutient à Pune un concept de toilettes pour femmes dans des bus municipaux ­désaffectés.

Ces bus roses se veulent un paradis de l’aisance : ­distributeurs de lingettes hygiéniques et nettoyage systématique par une employée après chaque passage. Une entreprise locale y teste des capteurs sur les eaux usées. L’étape suivante, c’est l’analyse des données issues des excréments, le graal de la TBC. Ses membres en sont convaincus : un jour où l’autre, le simple fait d’uriner pourra immédiatement informer sur notre état de santé, nos carences alimentaires, les maladies que nous couvons, dont le diabète. À un échelon plus large, des compagnies pharmaceutiques pourraient acheter les données d’une communauté entière. Et les collectivités publiques, déceler des épidémies.

Une révolution parfumée

Ce jour-là, dans le petit bus rose, Bérangère Magarinos-Ruchat accroche à la porte d’un cabinet un échantillon de désodorisant. « Test produit ! », s’amuse la directrice du développement durable pour la multinationale genevoise Firmenich. Il y a chez elle, qui passe l’essentiel de son temps dans un avion à préparer sa prochaine allocution, un mélange de syntaxe émancipatrice et une vraie profondeur d’appréhension d’un monde où les problèmes semblent si écrasants qu’il serait plus facile de ne pas s’y plonger. Elle me parle des temples hindous. « Ils sont pleins de trucs qui sentent bon. Les gens ont envie d’y aller. » Elle a beaucoup lu les théories comportementalistes du paternalisme libéral, qui estiment qu’un « coup de pouce » peut influencer sans forcer la prise de décision positive de groupes ou d’individus.

Bérangère Magarinos-Ruchat m’explique que l’odeur, champ d’investigation longtemps considéré comme frivole, typiquement féminin, est fondamentale lorsqu’il s’agit de changer des comportements : « On devrait inventer un nouveau rituel pour que les gens aient envie d’utiliser les toilettes plutôt que de déféquer à l’air libre. Il ne faut pas laisser les toilettes aux seuls ingénieurs. Ils se soucient du fonctionnel. Nous devons penser à l’émotionnel. » Il faut que les toilettes soient belles, qu’il y sente bon et qu’on s’y rende comme à une prière. C’est aussi l’avis de Bill Gates, qui a cofinancé à hauteur de 6 millions de dollars la recherche du désodorisant ultime élaboré par Firmenich, celui qui élimine les odeurs d’excréments au lieu de les camoufler.

Ce tour de magie, Bérangère ­Magarinos-Ruchat le raconte avec un enthousiasme communicatif lors de la « Reinvented Toilet Expo » de ­Pékin, où je la retrouve. Assise à droite de Bill Gates lors du panel d’ouverture, elle se lance : « Notre métier, c’est de créer des émotions positives. » Elle remonte à ce jour où Firmenich (8 000 employés, 22 usines, une cinquantaine de sociétés, 23 filiales, un chiffre d’affaires de 3,4 milliards d’euros en 2018) a rencontré le philanthrope. C’était il y a quatre ans. Bill Gates avait eu l’intuition qu’il ne servait à rien d’alimenter les pays en développement de latrines neuves si les populations refusaient de les utiliser à cause de leur puanteur. « Nous menons des recherches sur la suppression des mauvaises odeurs depuis les années 1930. Nous avons donc voulu relever le défi. » C’est ainsi que le groupe suisse, qui fabrique des saveurs pour des soupes chinoises, des chips au fromage, des chewing-gums, des déodorants L’Oréal, du savon Palmolive, de la lessive Ariel et des fragrances fines (Bloom de Gucci, Classique de Jean Paul Gaultier, Daisy de Marc Jacobs, One de Calvin Klein), a passé quatre ans à réinventer l’odeur des excréments pour le milliardaire.

On devrait inventer un nouveau rituel pour que les gens aient envie d’utiliser les toilettes. Les ingénieurs se soucient du fonctionnel. Nous devons penser à l’émotionnel.

Bérangère Magarinos-Ruchat, de la multinationale suisse Firmenich

Il est arrivé à tout le monde de pulvériser dans ses toilettes un désodorisant à la rose musquée ou au citron vert. Malgré tous nos efforts, il en résulte en général une espèce de combinaison peu flatteuse d’odeurs de lavande et de matière fécale. On s’est contenté d’ajouter une odeur chimique à une odeur biologique. La nouvelle technologie de Firmenich, baptisée Deodecode, ajoute une légère odeur de propre (elle se décline en trois fragrances, dont le citron) mais surtout, elle éradique la puanteur initiale. De manière empirique, on pressent un tournant, dont les applications économiques sur le marché croissant de la lutte contre les mauvaises odeurs semblent prometteuses. Bill Gates, resté un geek éperdu d’innovations et des marchés qu’elles ouvrent, l’a bien saisi. Et cette prouesse olfactive peut être testée ici, à Pékin, sur le stand de Firmenich.

Lors des tables rondes suivantes, de nombreuses questions ont émergé. Sur la durée du blocage des récepteurs olfactifs, la dangerosité du procédé pour les cellules nasales ou les problèmes liés à la suppression de la perception d’odeurs qui peuvent avertir d’un danger. Que se passe-t-il si on ne perçoit pas un problème plus profond dans l’installation sanitaire, des canalisations bouchées, par exemple ? Le risque n’est-il pas de moins nettoyer les toilettes et donc de laisser prospérer les germes ?

Ces questions, j’aurais adoré les poser au président du conseil d’administration, Patrick ­Firmenich, au PDG, Gilbert Ghostine, ou aux chercheurs de la firme. Mais après une très longue attente, toutes mes demandes d’entretien ont été déclinées. Plusieurs raisons expliquent sans doute cette décision : la discrétion, la logique de communication, l’idée peut-être que la marque ne souhaite pas être irrémédiablement liée à l’odeur des matières fécales. Par chance, sur le stand de Firmenich, j’ai rencontré un cadre sud-africain en jean slim et chemise de dandy maigre, qui s’apprêtait à commercialiser l’un des premiers produits intégrant la nouvelle technologie de Firmenich. Et il m’a donné sa carte de visite à gaufrage doré.

Un sachet pour tout régler ?

Trois semaines après, quand Rashaad ­Kalla, l’homme de la carte de visite, vient me chercher à l’aube dans un hôtel de la banlieue de Pretoria, en Afrique du Sud, il a déjà fait sa première prière. Il est l’heureux produit d’une famille musulmane, dont l’aïeul, né à ­Porbandar (comme Gandhi), a quitté l’Inde il y a plus de cent ans. Dans les années 1950, son grand-père a fondé la compagnie Amka. Au départ petite échoppe familiale qui manufacturait des soins de beauté, la société exporte aujourd’hui dans 44 pays africains et emploie plus de 1 200 personnes. Le père de Rashaad, Nizam, est un PDG paternaliste qui signe par ailleurs des bouquins de développement personnel teintés de philosophie soufie. Toutes ces informations se trouvent en deux clics sur Internet. Le reste, qui occupe l’essentiel des trois heures de route à destination de l’université de Limpopo, Rashaad me demande de ne pas le publier : « Le moins d’informations personnelles, s’il vous plaît. Plusieurs kidnappings ont visé dans notre région le milieu des affaires, en particulier ceux qui exposaient leur fortune. On préfère rester discrets. »

Rashaad Kalla est en charge de la branche « produits ménagers » d’Amka. « En 2017, la responsable du bureau sud-africain de Firmenich m’a expliqué qu’elle cherchait un partenaire local pour mettre sur le marché des produits tests, sous forme de poudre en sachet. Amka, comme Firmenich, est une entreprise familiale très active dans la recherche et le développement. On s’est tout de suite compris. » La multinationale genevoise fournit déjà des fragrances à la compagnie sud-africaine, notamment pour ses crèmes de beauté et ses produits d’entretien. Ils développent ensemble une présentation pour la Fondation Bill et Melinda Gates qui exige que les produits arrivent rapidement sur le marché. Pour que cette nouvelle gamme puisse être accessible aux familles pauvres, Firmenich s’engage à réduire substantiellement sa marge : « Nous vendrons le sachet pour les latrines à 13 rands, on pourrait même descendre à 10, c’est moins de 1 dollar. »

Si Bill Gates finance ses recherches en Afrique du Sud, c’est que le pays, confronté à une véritable crise des latrines, est un laboratoire idéal. Jusqu’en 1994, l’apartheid a exclu des infra­structures publiques l’écrasante majorité de la population. L’avènement de la démocratie a obligé le gouvernement à développer dans l’urgence des technologies d’assainissement. Le contexte de sécheresse endémique y interdit la surconsommation d’eau et donc l’usage de la chasse. Durban, où un tiers des 3,6 millions d’habitants est encore privé de toilettes, est ainsi devenue une sorte de Silicon Valley des WC où Bill Gates a commencé à expérimenter ceux du futur, principalement dans les bidonvilles.

En Afrique du Sud, il y a tout à faire. Dans un village voisin, l’autre jour, on a encore enterré un enfant qui s’était noyé dans les latrines mal entretenues de son école.

Rashaad Kalla, en charge de la branche « produits ménagers » d’Amka

Quand il a besoin de tester les sachets de poudre financés par Gates, Rashaad Kalla appelle Trevor Mulaudzi, professeur au ­département de l’eau et de l’assainissement à l’université de ­Limpopo, défenseur ardent des sanitaires. Son bureau encombré est décoré d’innombrables trophées, dont une photo encadrée avec ­Mister ­Toilet, Jack Sim. « En Afrique du Sud, il y a tout à faire. Dans un village voisin, l’autre jour, on a encore enterré un enfant qui s’était noyé dans les latrines de son école », une fosse sans barrière de sécurité. Trevor ­Mulaudzi est de ceux qui délivrent leurs secrets au premier venu. « Je suis très patriote. En 1996, j’étais ingénieur des mines. J’ai croisé des enfants qui rentraient dans le bar miteux d’un township parce que les toilettes de leur école étaient dégueulasses. J’ai créé une compagnie de nettoyage pour les écoles et les ­entreprises. J’ai eu jusqu’à 500 employés, mon chiffre ­d’affaires était de 2,4  millions de rands par mois, un peu moins de 150 000 euros. Et puis les syndicats s’en sont pris à moi. Ils ont engagé un type pour me tuer. Il s’est trompé, il a tué un de mes homonymes. Ça m’a terrorisé. Je me suis mis en faillite et ensuite je suis tombé malade. Après une pneumonie mal soignée, je suis resté quatre jours dans le coma. Je suis alors devenu professeur d’ingénierie. »

Le laboratoire des bidonvilles 

à l’extrême nord-est de l’Afrique du Sud, le Limpopo est une province rurale, sèche et pauvre, une espèce de demi-désert où d’énormes rochers rouges semblent plantés dans le vide. Pour le compte de Rashaad Kalla, Trevor Mulaudzi envoie des étudiants jeter de la poudre Amka au fond des cuvettes dans les villages, puis évaluer leur efficacité avec des olfactomètres et des règles laser. La gamme Organico ne se contente pas de réduire l’odeur d’excréments et d’urine mêlés, elle contient des enzymes et des micro-organismes qui attaquent la matière fécale. Dans 45 foyers situés entre trois villages, le professeur Mulaudzi a constaté une réduction de 24 % du volume de selles dans la fosse après trois mois d’utilisation.

Le 4×4 de Rashaad s’arrête sur un petit pont en contrebas de l’université. Trevor Mulaudzi s’essouffle de colère, tout en citant Simon and Garfunkel. « “This is a bridge over troubled water.” C’est un pont au-dessus d’une eau trouble. Vous voyez cette rivière, ce sont les égouts qui s’écoulent de l’université à travers le village. C’est littéralement de la merde. » À deux pas de là, il y a une école. Les installations sanitaires, relativement récentes, ont été construites par la compagnie Enviro Loo, soutenue par le gouvernement. Plusieurs cabines ne disposent pas de portes, la plupart des cuvettes n’ont pas de couvercles. Sur le mur de briques, un écolier a écrit : « Ces toilettes me rendent malade. » À l’extérieur, les réservoirs en plastique remplis d’excréments, censés être scellés, s’ouvrent sans problème ; un enfant pourrait y tomber. Rashaad Kalla verse sa poudre blanche dans le fond des latrines. L’odeur se dissipe. Le danger demeure. Rashaad semble préoccupé.

Il ne s’est rien passé de neuf en matière de toilettes depuis l’invention du papier double.

Bill Gates

D’un village à l’autre, Rashaad Kalla et ­Trevor Mulaudzi, l’entrepreneur et le professeur, mettent le nez dans des fosses quasiment pleines. Les mouches volent. Ils interrompent une dame dans la culture de son potager pour qu’elle aille sentir la minuscule cabane de bois qui lui sert de lieu d’aisance. Elle en sort l’air dégouté et humilié. ­Rashaad Kalla s’avance vers la cuvette et verse un sachet entier d’Organico – grand comme un sachet de raisins secs. La dame est invitée à retourner dans la cabane. Elle en ressort soulagée. Si elle utilise pendant plusieurs mois les sachets que ­Rashaad lui tend, la capacité de sa fosse s’en trouvera accrue, elle n’aura pas besoin de payer quelqu’un pour la vider. La puanteur sera moindre. Pourtant, face à ces toilettes sèches sur le point de s’effondrer, le cache-misère développé par une multinationale suisse de fragrances est presque anecdotique. Rashaad confie ne pas beaucoup croire en la révolution des toilettes. Il pense qu’il faut surtout permettre aux populations sans ressources d’entretenir avec des produits écologiques les installations minimales dont ils disposent déjà.

Son ami Trevor Mulaudzi, lui, se demande s’il n’est pas dangereux de supprimer l’odeur d’excrément : « Dans les écoles, il arrive que les enfants s’évanouissent sur les toilettes à cause du sulfure d’hydrogène que les excréments en décomposition dégagent. Ils tombent alors dans une cuvette trop large, puis se noient dans la fosse. Le sulfure enivre. » Le professeur n’a pas tort. Une forte teneur en sulfure constitue un danger pour la santé. L’odeur est un avertissement pour ne pas rester dans une pièce saturée de ces gaz. La supprimer, truquer les sens comme le fait ­Firmenich, c’est supprimer l’avertissement.

Le soleil se couche sur le Limpopo. Trevor doit partir, il anime tous les jeudis à 19 h 30 une émission sur Capricorn FM où le professeur chante le mérite des latrines bien entretenues. Rashaad aussi est prêt à reprendre la route. Sa boîte de sachets Organico est vide. Malgré ses doutes, l’entrepreneur s’apprête à commercialiser la poudre blanche. Pendant ce temps, les bidonvilles de Durban expérimentent toujours les toilettes du futur. Si elles dépassent un jour le stade de prototype et inondent les pays développés, ce sera grâce aux selles des Sud-Africains les plus pauvres. 

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