Il suffirait d’un cyclone

Écrit par Virginie de Rocquigny Illustré par Antoine Maillard
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Il suffirait d’un cyclone
Il suffirait d’un cyclone
Épisode 1
Il suffirait d’un cyclone
C’est la course contre la montre pour sauver le palmier centenaire. Un cyclone trop violent ou une attaque de termites, et c’en est fini !
En cours de lecture
Tous les messies des plantes
Épisode 2
Tous les messies des plantes
Notre journaliste s’est envolée pour l’île Maurice. Dans les allées du jardin botanique de Curepipe, elle traque le palmier solitaire.
Déjà dans les années 1980, « Hyophorbe Amaricaulis » n’avait plus de congénères, impossible pour lui de se reproduire. Depuis, une course contre la montre s’est engagée pour sauver cette plante centenaire. Car le moindre accident climatique ou sanitaire, et c’en est fini de lui !
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La moindre entaille peut tout faire capoter. Catherine Gautier inspire un grand coup, ajuste sa blouse blanche et saisit un scalpel. Sur la paillasse du laboratoire gît une curieuse corne verte d’une trentaine de centimètres, dure comme de la pierre : une inflorescence en formation, la tige qui portera les futures fleurs. La biologiste aux boucles sculptées épluche les couches de feuilles avec précaution. Volontiers volubile, elle maintient pendant l’opération un silence concentré. Un minuscule plumeau pâle, ébauche de floraison, apparaît enfin, intact.

D’un air victorieux, la responsable de la conservation du Conservatoire botanique national de Brest le saisit avec une pince en métal pour le désinfecter, puis le déposer dans un tube à essai, où il sera dopé aux vitamines. Voilà sur quoi repose la dernière chance de reproduire l’unique survivant de l’espèce Hyophorbe amaricaulis. La plante la plus rare au monde, puisque c’est la seule, en l’état des connaissances actuelles, dont il ne reste qu’un exemplaire.

Le rescapé grandeur nature se dresse à 10 000 kilomètres du Finistère et à 550 mètres d’altitude sur le plateau central de l’île Maurice, dans l’océan Indien. C’est là que l’inflorescence a été prélevée sept jours plus tôt, au printemps 2023, avant d’être acheminée en avion. Depuis quatre ans, Catherine Gautier et ses collègues se sont lancés dans ce projet de sauvetage comme dans une course contre la montre : le palmier centenaire, déjà fragile, peut mourir à tout moment. Un cyclone trop violent, une attaque fatale de termites, et c’est fini.

Dossiers, graines et tubes à essai

Endémique de Maurice, l’espèce n’existe nulle part ailleurs. En l’absence de congénères, il ne peut plus produire de graines naturellement, ni donc avoir de descendant. Seules deux solutions pourraient permettre de sauver l’espèce : la culture in vitro d’un embryon immature ou de cellules de l’inflorescence. Le Conservatoire botanique s’est associé à un laboratoire spécialisé dans les biotechnologies végétales, plus habitué à mettre au point des variétés de chou-fleur, d’abricot ou d’asperge qu’à manipuler des plantes en voie de disparition, pour réussir là où des chercheurs du monde entier ont déclaré forfait. Depuis quarante ans, des spécialistes mauriciens, anglais ou irlandais ont tenté d’éviter la disparition du seul Hyophorbe amaricaulis encore sur Terre. Sans succès.

Dans le bureau de Stéphane Buord, directeur scientifique des opérations internationales du Conservatoire, on trouve des dossiers, des graines et des tubes à essai remplis de plantes minuscules qu’il décrit avec tellement d’emphase que rapidement vous les regardez comme des trésors. Depuis 2019, ce biologiste pince-sans-rire pilote avec détermination le projet de sauvetage de l’espèce avec ses partenaires mauriciens. Pourquoi le palmier plus qu’un autre ? Certes la plante n’existe plus qu’en un seul exemplaire, mais elle n’a ni vertus médicinales, ni caractéristiques rares qui la distingueraient des autres. Ni plus ni moins, en tout cas, que le million d’espèces végétales et animales menacées dans le monde et recensées par l’Union internationale pour la conservation de la nature. Et puis, il existe plus de 2 500 espèces de palmiers sur Terre. Alors, une de plus, une de moins…

Le panda des plantes

Pour Stéphane Buord, la question ne se pose pas en ces termes : ce palmier fait partie d’un patrimoine, il incarne l’histoire de milliers d’années d’interactions entre le vivant et l’environnement. C’est bien suffisant pour mériter une débauche d’énergie et de moyens. « On peut comparer la biodiversité à une maison. Chaque espèce est une brique, elle a une vie propre mais ne se développe que dans un contexte, un écosystème. Si on enlève une brique, ce n’est pas si grave. Si on en perd une dizaine, ça tient encore. Mais au bout de cent, la maison menace sérieusement de vous tomber sur la tête », justifie Stéphane Buord.

Au pied de son bureau, dans un vallon en pente vers la mer, le Jardin botanique de Brest abrite depuis 1975 l’une des plus riches collections au monde de plantes menacées d’extinction. L’établissement a déjà sauvé plusieurs espèces. « Qui nous dit qu’un jour on ne découvrira pas que le palmier recèle une molécule capable de guérir une maladie ? », interroge Catherine Gautier, dont l’amour de la flore lui vient d’une grand-mère cueilleuse, et qui veille avec abnégation sur une banque de graines de 2 000 espèces en danger. L’équipe brestoise va plus loin encore. Et si Hyophorbe amaricaulis devenait « le panda des plantes » ? Une icône emblématique et majestueuse capable de donner un élan à la protection des végétaux.

Le directeur des opérations internationales mise sur lui comme porte-étendard, « avec son côté dernier des Mohicans, plus à même de susciter l’empathie qu’une modeste herbacée ». Car, malgré l’urgence, la cause de la flore ne mobilise pas les foules. Deux botanistes américains ont inventé à la fin des années 1990 le terme de « plant blindness » pour désigner cette indifférence à l’égard de la flore, considérée comme un décor, sans qu’on en apprécie les spécificités et l’importance. « Je vous mets au défi de me citer une seule plante disparue ou menacée qui soit populaire », lance Stéphane Buord. Rien à voir avec la compassion suscitée par les ours blancs, les tigres ou les bonobos. Les Mauriciens en savent quelque chose.

Un laboratoire de l’extinction

L’arrivée sur l’île Maurice en avion est spectaculaire : lagons turquoise, longues plages de sable blanc et la silhouette du Morne Brabant, une molaire de 550 mètres d’altitude qui se dresse au cœur d’une vaste plaine. Dès la sortie de l’aéroport, la fierté locale, le dodo, est partout : dans les boutiques de souvenirs et sur les billets de banque. Ce gros pigeon qui ne savait pas voler s’est éteint moins d’un siècle après l’installation des premiers colons. Chassé par les hommes, incapable de se défendre face aux prédateurs débarqués des cales des navires (qui le mangeaient lui, ou ses œufs), il est devenu un symbole de la disparition des espèces animales du fait des activités humaines. « Le dodo est un emblème de ce que nous sommes : un laboratoire de l’extinction. Ici, nous travaillons sur le front, c’est l’un des lieux au monde qui compte le plus d’espèces menacées », se désole Vincent Florens, le bien nommé. Professeur d’écologie à la faculté des sciences de l’île Maurice, il est engagé dans la protection de la faune et de la flore de sa terre natale comme dans « une bataille perdue d’avance », qu’il veut mener malgré tout « pour être du bon côté de l’histoire ».

Les institutions mauriciennes ont noué les premières relations avec le Conservatoire botanique de Brest dans les années 1970. Leur collaboration a notamment permis d’éviter l’extinction de Cylindrocline lorencei, un arbuste de la famille des pâquerettes, aux feuilles duveteuses et aux délicates fleurs mauves. La plante doit sa survie à des graines collectées avant son extermination, et stockées dans des congélateurs bretons. Si les essais de germination naturelle n’ont pas fonctionné, l’équipe du Conservatoire de Brest est parvenue à déceler dans l’embryon des cellules encore viables. Cultivés in vitro, ces tissus ont permis de régénérer des plantes entières. Une prouesse technique. Dans les années 2000, le recours aux biotechnologies pour sauver des végétaux rares se pratiquait encore très peu. Trois clones permettent depuis 2009 de multiplier l’arbuste à grande échelle. En 2020, des jeunes Cylindrocline lorencei ont été rapatriés à Maurice et réintroduits dans la réserve de Pétrin, au cœur du parc naturel des gorges de Rivière Noire.

Un modèle pour le palmier solitaire, que le service des forêts de Maurice surveille depuis les années 1980. La plante n’avait alors déjà plus de congénères. Problème : elle est allogame, c’est-à-dire qu’elle produit ses fleurs mâles et femelles successivement, ce qui empêche l’autofécondation dont sont capables d’autres végétaux. Pour espérer désormais obtenir des fruits, il faut donc polliniser les fleurs à la main. L’opération consiste à récolter le pollen dans un filet puis à le déposer au pinceau sur les fleurs femelles. Si le processus fonctionne, il faut attendre ensuite deux années avant que le fruit donne une graine mature, capable d’engendrer un nouvel individu. Malheureusement, avec ce palmier orphelin, ça n’a pas été aussi simple…

Pour aller plus loin

« Pour préserver la biodiversité, il vaut mieux conserver les habitats »
Bruno Colas est biologiste à l'université de Saclay. Il travaille sur des espèces végétales rares, dont la conservation est en jeu.
La fable du palmier solitaire
Virginie de Rocquigny, autrice de notre récit sur le dernier palmier de l'île Maurice, raconte sa quête, de Brest à Curepipe.
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