























Les tribunaux d’arbitrage, un rêve de banquier au détriment de la démocratie
Tout commence dans les années 1950. Au Moyen-Orient, plusieurs infrastructures stratégiques détenues par des investisseurs français et britanniques sont nationalisées. L’Iran prend la main sur la Société anglo-iranienne du pétrole en 1951, l’Égypte sur le canal de Suez en 1956. Alors que la décolonisation fait sortir de nombreux États du giron occidental, les investisseurs européens craignent que ces opérations se généralisent. D’autres pays en voie de développement pourraient saisir leurs biens, mais aussi leur barrer l’accès aux ressources naturelles et taxer lourdement leurs revenus.
Un banquier allemand conçoit alors une charte visant à protéger les capitaux privés à l’étranger, qu’il présente lors d’une conférence à San Francisco en 1957. Hermann Abs propose la création d’un tribunal qui condamnerait les États agissant de la sorte à de lourdes sanctions pécuniaires. Le magazine américain Time qualifie son texte de « grande charte du capitalisme ». Celle-ci est loin de faire l’unanimité, déjà.
Dominer les pays du Sud
À la même conférence, le gouverneur de la banque centrale des Philippines s’inquiète qu’un tel système permette aux investisseurs de dominer les pays du Sud. Trois ans plus tard, le juriste américain Paul Proehl déclare : « Hermann Abs veut donner à ses rêves de banquier force de loi. » Mais l’idée fait son chemin, à mesure que le libéralisme économique se mondialise. À partir des années 1960, les États se mettent à signer des traités internationaux d’investissement qui stipulent que tout conflit entre investisseurs étrangers et pays hôte devra se régler devant un tribunal privé.
Abdiquer leur souveraineté juridique dans l’espoir d’attirer un maximum d’investissements d’autres pays, voilà le pari que font les États. Pour les multinationales, les tribunaux d’arbitrage sont gages de rapidité, de flexibilité, d’expertise et d’insoumission aux gouvernements, ces derniers pouvant être tentés de faire pression sur les juridictions nationales.
Aujourd’hui, le rêve d’Hermann Abs est devenu réalité. La plupart des États du monde ont signé des traités faisant de ces tribunaux d’exception la norme. De Washington à Paris, des arbitres richement rémunérés tranchent à huis clos des dizaines de dossiers chaque année. La rupture d’un marché public, une hausse de l’impôt sur les sociétés, une réforme du droit du travail… Toutes ces décisions politiques, potentiellement dommageables pour les investisseurs, peuvent être sanctionnées d’une amende. Quitte à remettre en cause l’autonomie des démocraties.