Un curriculum vitae explosif en blazer sombre vient de franchir le seuil d’une bruyante brasserie de Clichy. Nulle conversation ne s’interrompt. Aux yeux du grand public, le visage parsemé de taches de rousseur de Julie Martinez est encore inconnu en ce début septembre. « C’est mon premier portrait », démarre la trentenaire avec un enthousiasme qui ne la quittera pas du repas. La nouvelle porte-parole du PS a l’optimisme de ceux qui n’ont encore jamais pris la foudre.
De la petite dizaine d’étoiles montantes à qui les socialistes ont confié le soin de parler en leur nom, elle est la seule à ne pas avoir de mandat électoral. Julie Martinez a un vrai métier, comme on dit : avocate de formation, spécialiste en droit de la tech, juriste dans une grande entreprise internationale. Jusqu’ici, rien de grave. « La politique est pour moi un engagement, pas une carrière », ajoute-t-elle, ce qui fait toujours bon effet.
Sauf que son employeur n’est autre que Palantir Technologies, titan américain des logiciels de traitement de données sensibles. Leur champ d’action va de la recherche de cibles par l’armée américaine en Afghanistan il y a quelques années à la gestion des données de santé des Britanniques. Ou à la très actuelle chasse aux sans-papiers par l’ICE, la police anti-immigration de Donald Trump. Julie Martinez coupe net : « Palantir suscite beaucoup de fantasmes. Notre erreur a été de les laisser courir trop longtemps. »
L’œil de Sauron et la CIA
Fantasmes que Palantir a provoqués dès son baptême. Le nom fait référence au globe de vision magique par lequel Sauron, le méchant ultime de l’univers fantastique du Seigneur des anneaux, pouvait surveiller et corrompre les esprits à distance. Provoc programmatique ? « Vieux délire de geek un peu débile, plaide-t-elle. En interne, on en rit beaucoup. Entre nous, on s’appelle les hobbits. » Les gentils, dans le roman de Tolkien.
Plus sérieusement, Palantir Technologies a été fondé en 2004 par une alliance lunaire, conclue sur les bancs de l’école de droit de Stanford, entre l’investisseur libertarien-réactionnaire Peter Thiel et Alex Karp, docteur en sociologie aux cheveux en bataille, fils de militants des droits civiques, formé dans la tradition freudienne et marxiste de l’École de Francfort.
Se mouvoir dans les flux secrets de l’intelligence de masse, des drones espions aux données biométriques.
Soutenus à leur création par le fonds d’investissement de la CIA, les logiciels d’analyse de données de Palantir sont devenus en deux décennies les techno-auxiliaires de la surveillance étatique occidentale. Version premium. Dans les opérations extérieures de l’armée américaine, au FBI, à la NSA, à la DGSI française ou dans les forces de défense israéliennes, ce sont les lignes de code des ingénieurs de l’entreprise qui permettent aux agents de se mouvoir dans les flux secrets de l’intelligence de masse, des enregistrements vidéo capturés par les drones espions aux données biométriques des cibles à surveiller.
Si les datas aspirées par les services de renseignement étaient des bottes de foin, les sujets dignes d’intérêt seraient des aiguilles. Et Palantir un vendeur de gros aimants algorithmiques en pleine expansion. Au cœur de l’été, la firme a annoncé une hausse de 48 % de son chiffre d’affaires annuel au deuxième trimestre 2025.
Une ninja militante
La nouvelle voix du PS a pénétré il y a trois ans et demi dans les arcanes de ce complexe dévoreur de données. Recrutée comme juriste – « Legal Ninja », dans le patois corporate interne –, Julie Martinez en est désormais DPO (Data Protection Officer, déléguée à la protection des données). Son champ d’application ? « Global », en ligne directe avec Alex Karp, le PDG. Concrètement, Julie Martinez veille à la mise en conformité des activités de l’entreprise avec les réglementations locales et les principes internes en matière de confidentialité des données personnelles. Garde-fou pour éviter le glissement de contrats top secret vers l’extralégal ou simple caution juridique ?
Julie Martinez déploie avec beaucoup d’énergie l’idée selon laquelle Palantir ne serait ni handicap réputationnel, ni job neutre. Mieux : une référence. En alignement avec ses valeurs militantes. « Notre ligne de conduite, c’est la défense des démocraties », tonne-t-elle. En écho à l’engagement de Palantir aux côtés des Ukrainiens. Mais quid de la destruction indiscriminée de Gaza par l’armée israélienne, un sujet auquel elle se dit très sensible ? L’entreprise a signé publiquement un partenariat avec Tsahal en 2024. Et a même perdu un riche actionnaire norvégien à cause de cela, Storebrand, qui ne voulait plus s’y associer.
Et comment justifier, pour une socialiste, de poursuivre l’œuvre de Peter Thiel, influent soutien de Donald Trump et pygmalion de son vice-président J. D. Vance, qui ne fait pas mystère de son mépris pour toute forme de progressisme, au point d’apparaître plus radical encore qu’Elon Musk ? « Thiel n’a aucun rôle opérationnel, évacue-t-elle dans un haussement d’épaules. C’est la vision d’Alex Karp, pro-démocratie, qui prédomine. » On s’aventure à lui demander dans quels autres conflits armés son employeur est actuellement engagé, histoire de vérifier qu’ils sont tous alignés avec la ligne de son parti. « Pas le droit de vous répondre. » Pas pratique, pour une porte-parole.
Aux côtés de l’armée israélienne
Preuve que Julie Martinez ne manque pas d’influence chez Palantir Technologies, les questions posées au cours de ce déjeuner en proche banlieue parisienne remontent jusqu’au cabinet du PDG aux États-Unis. Un gros pavé argumentaire est renvoyé à la revue XXI par un porte-parole au carré, dans un français parfait. Signe que cette entreprise jusqu’alors réputée pour son mutisme est en train de changer de braquet.
Peter Thiel « n’est pas impliqué dans les opérations quotidiennes de Palantir », commence la version officielle, et « ses opinions ou activités politiques n’influencent pas la gestion de l’entreprise ni son orientation commerciale ». Il n’est pas pour autant le vieil oncle encombrant dont on voudrait se débarrasser, puisqu’il « conserve une participation [en actions] significative, reflétant son engagement à long terme ». Et qu’il siège au conseil d’administration en tant que président.
Sur l’implication de Palantir en Israël, le porte-parole de l’entreprise rappelle qu’elle « s’inscrit dans le cadre de [son] engagement mondial envers les alliés américains et les démocraties libérales ». En revanche, impossible de savoir où s’arrêtent les yeux des logiciels maison et le rôle précis qu’ils jouent dans l’écrasement sans merci de la bande de Gaza : « Nous ne sommes pas en mesure de fournir plus de détails sur les montants des contrats ou les zones opérationnelles précises, mais pouvons confirmer que nos contrats sont en cours et s’alignent sur nos valeurs et exigences de conformité. »
Palantir est exemplaire. Je suis fière que l’on ait pu aider à déjouer des attentats terroristes sur le sol français.
Julie Martinez
Retour à la brasserie de Clichy. « En ce qui concerne les données, Palantir est hyper conforme à toutes les exigences internationales, et même exemplaire », affirme la néo-politicienne tout en dégommant son gratin dauphinois. À ses yeux, nulle honte à œuvrer dans une boîte qui vend en France ses services à Airbus ou la Société générale. « Même la DGSI est chez Palantir, alors où est le problème ? Au contraire, je suis fière que l’on ait pu aider à déjouer des attentats terroristes sur le sol français. »
Et la souveraineté française vis-à-vis d’une entreprise étrangère ? Les États-Unis ont une arme juridique, le Cloud Act, qui permet à l’administration fédérale d’exiger la livraison de données personnelles hébergées par les entreprises américaines. Les yeux de la Legal Ninja nous lancent un shuriken. « Nous n’avons jamais reçu de demande du Cloud Act, contrairement à Microsoft. Et pourtant, il y a bien Outlook dans les cabinets ministériels… »
L’adoubement du grand sachem
Père informaticien et mère travaillant auprès d’enfants handicapés, Julie Martinez a accompli un tout schuss méritocratique impeccable, d’une ZEP de Sarcelles dans le Val-d’Oise au très élitiste lycée Louis-le-Grand en prépa. Elle boucle ensuite une triple licence de droit à Assas – « la seule du genre à l'époque » – avant de décrocher une série de bourses pour le King’s College, à Londres.
C’est à peu près à ce moment-là, en 2021, que son petit ami d’alors, l’énarque Clément Tonon, proche d’Édouard Philippe, lui présente Jacques Attali. L’inoxydable sachem du libéralisme rose pâle, de Mitterrand à Macron, lui propose de diriger France Positive, le think tank qu’il met alors sur pied. Depuis, ils phosphorent toutes les semaines, bien que leurs centaines de propositions « transpartisanes » n’aient pas encore affleuré dans le débat public.
Auprès de XXI, l’éternel visiteur du soir de la Ve République loue une jeune femme à la « capacité de travail considérable » et d’une « grande ambition, au sens positif du mot ». Jacques Attali ne voit pas le moindre conflit de valeurs à ce que sa protégée turbine chez Palantir tout en rêvant d’un destin politique. « C’est une entreprise honorable, qui travaille avec la France. Si elle était employée dans une entreprise de tabac ou d’alcool, j’aurais plus de réserves. » Un bémol, néanmoins : « À un moment, il va falloir qu’elle choisisse entre diriger une organisation transpartisane [son think tank] et militer dans un parti politique. »
En même temps
L’intéressée semble croire qu’elle pourra tout réussir à la fois, comme si toutes les forces de ce monde allaient se retenir d’exercer leurs contraintes. Dans son plan de carrière, pas de conflits d’intérêt ni de contradictions, encore moins de sacrifices. C’est la triple licence en une seule fois, rebelote. Faire carrière chez Palantir. Être la directrice générale de la structure d’Attali. Monter les marches du Parti, être élue à l’Assemblée nationale ou, pourquoi pas, à la mairie de Clichy où elle réside et milite.
Dans les guerres de motions socialistes, la porte-parole se dit loin des combats des chefs mais proche de Karim Bouamrane, l’ambitieux maire de Saint-Ouen-sur-Seine, et sur la ligne du patron Olivier Faure. Au rang des références, elle cite Chloé Ridel, de deux ans son aînée, ex-porte-parole du PS et médiatique députée européenne.
« Cela dépasse Orwell ! »
Mais cette trajectoire rêvée est-elle compatible avec son improbable logiciel multitâche ? Prenons l’exemple d’une journée de début mai 2025. Le matin, Julie Martinez a embrassé son enfant et son compagnon, puis est partie au travail dans les bureaux feutrés de Palantir Technologies France. Fêtaient-ils leurs derniers contrats ? Au même moment, la firme enivrait la bourse de New York, en pleine lune de miel avec la nouvelle administration Trump, accro à ses gadgets pour alimenter son arsenal répressif. Au premier trimestre 2025, les contrats gouvernementaux ont rapporté à Palantir 373 millions de dollars, soit 45 % de plus que l’année précédente.
Le soir arrive. Julie Martinez retire son costume de ninja et prend la direction des studios de France TV, où elle est invitée dans l’émission C ce soir. Le plateau du jour porte sur la fuite des scientifiques américains menacés par l’administration Trump. Là, la directrice du think tank France Positive dénonce la tiédeur du « narratif » européen face aux accusations outrageuses du vice-président J. D. Vance envers le Vieux Continent. Déterminée, la socialiste dénonce la censure imposée aux universitaires dans l’Amérique d’aujourd’hui. « Cela dépasse Orwell ! » Le lendemain matin, elle est de retour à son poste de DPO chez Palantir. À veiller, de fait, sur les contrats trumpistes. Le grand écart va devenir difficile à tenir.