Entretien  |  Pouvoirs

« Les acteurs du luxe sont devenus tentaculaires »

Propos recueillis par Elsa Fayner
Les grandes marques ne se contentent plus d’équiper leurs clients. Elles les accompagnent dans une « expérience » globale de vie, analyse Franck Delpal, directeur de master à l’Institut français de la mode.
Article à retrouver dans la revue XXI n°65, Sport & luxe
Entretien autour du récit Mbappé, ballon Dior

À l’image du sport, peut-on dire qu’aujourd’hui tous les secteurs économiques développent leur propre gamme de luxe ?

Effectivement, le luxe est devenu un segment spécifique au sein de chaque industrie : la mode, le voyage, la décoration, l’automobile, l’art… Il correspond à un mode de consommation superflu, dont l’objet peut se fixer sur une grande variété de produits, d’objets, d’expériences, qui sont rares ou se présentent comme telles. On y remarque une dimension hédoniste, mais également sociale : consommer du luxe est une projection de soi dans la société, où l’on affiche un statut, une réussite. 

Pourtant, tout est parti de la mode ?

En tout cas, c’est en France qu’est née la haute couture au XIXe siècle. Durant les siècles précédents, le pouvoir politique a favorisé la montée en gamme de l’artisanat et de l’industrie, notamment en créant des manufactures royales, qui disposaient d’un monopole. Cet écosystème constitué de multiples savoir-faire s’est enraciné et a permis aux premiers couturiers de signer leurs vêtements. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le client venait avec son idée et passait une commande à un artisan exécutant. 

À partir de cette période, l’approche s’est renversée : un créateur a pu signer son œuvre, en fonction de sa vision. C’est ainsi que sont nés les défilés, au cours desquels les tenues sont présentées aux clients. Saint Laurent, en 1962, et Ungaro, en 1965, ont été les derniers couturiers de ce type à s’installer. Depuis, une autre typologie de créateurs a pris le relais, avec l’apparition de la jeunesse comme pouvoir dans la société. Les jeunes trouvaient la haute couture désuète. Le prêt-à-porter, c’était plus moderne. 

Comment est apparue la passion pour les sacs à main siglés, à partir des années 1990 ?

Cette tendance s’est développée avec l’émergence des marchés japonais, et asiatiques en général, où les clients sont attachés à l’aspect statutaire de l’accessoire, en particulier du sac à main. Gucci ou Vuitton, qui viennent de la maroquinerie, ont ainsi repris du poil de la bête. Les grandes marques de mode, comme Chanel ou Saint Laurent, ont également développé leur branche maroquinerie, qui a fini par devenir leur première offre. C’est une activité plus rentable que l’habillement. 

En parallèle, les marques ont repris en main la distribution de leurs produits, avec l’ouverture de leurs propres boutiques. En ne les vendant plus exclusivement chez des revendeurs, elles n’ont plus à partager leurs marges avec un distributeur externe. Cela leur donne les moyens de réinvestir davantage dans de nouveaux produits, dans la communication et le marketing. Ce mouvement s’accompagne d’un accroissement de la taille des leaders du secteur : ceux qui se distinguent prennent vraiment le large par rapport à la concurrence. Louis Vuitton, par exemple, a doublé son chiffre d’affaires depuis dix ans, passant de 10 milliards d’euros à 20 milliards. Parvenir à de tels chiffres est inédit. Les maisons plus petites ou organisées différemment n’engrangent « que » quelques centaines de millions d’euros.

Comment ces marques peuvent-elles continuer à croître, à ouvrir toujours plus de points de vente, tout en conservant une image de rareté ? 

Tout l’enjeu est là : renforcer l’image de marque sans la diluer. Cela passe par des collaborations avec d’autres enseignes, des collections exclusives, des capsules, pour voir s’il y a une appétence de la part des clients. Dernièrement, les marques développent beaucoup les parfums, les produits beauté. La joaillerie et le sport sont également très investis. 

La connexion de la mode avec le streetwear, et en particulier le sportswear, est de plus en plus nette. Cette tendance tient en partie au fait que la croissance des ventes vient de nouveaux marchés asiatiques – Chine, Corée, Singapour… –, où la clientèle luxe est en moyenne plus jeune de vingt ans qu’en Europe. Plus généralement, le streetwear et le casual dominent aujourd’hui le marché de masse. Développer une offre de vêtements décontractés est devenu une nécessité pour les grandes maisons. Les plus anciennes ont dû répondre à cette question : comment concilier la vente de souliers sur mesure et de sneakers ?

Pour d’autres, cela a été plus simple, car leur héritage était moins prégnant. Les débats n’ont pas été simples à trancher pour autant : il s’agit de conserver son image – le service, le savoir-faire – tout en répondant aux nouvelles attentes – le style, l’exclusivité… mais avec une perte d’intérêt pour le savoir-faire. Les directeurs créatifs doivent concevoir des produits qui se différencient, inattendus, dans des champs qui n’étaient pas couverts par la marque. Proposer quelque chose de nouveau est la meilleure façon de faire parler de soi. Si on vend toujours le même produit, même si celui-ci est très beau, les clients finissent par s’ennuyer. Et ils ne parlent plus de vous.

Les acteurs du luxe se vivent aussi de plus en plus comme des acteurs culturels. Ils deviennent programmateurs, curateurs, ils ouvrent des lieux dédiés à l’art contemporain.

Ces entreprises sont devenues tentaculaires. Tout en restant centrées sur l’équipement de la personne, elles vont désormais au-delà, elles accompagnent tout le cycle de vie du client. Et tout le cycle de vie du produit : avec le développement du marché de la seconde main, les maisons ont mis un pied dans la revente de leurs propres créations.

On parle de plus en plus de lifestyle dans le secteur. Si j’apprécie l’esthétique, l’univers, les valeurs d’une marque, je peux aussi me rendre dans des hôtels, boire des vins ou écouter des contenus promus par cette marque. Saint Laurent et LVMH ont aussi des velléités de s’inscrire dans la production cinématographique. Le but : proposer une grande variété de situations qui peuvent couvrir l’ensemble des besoins des clients, un luxe plus expérientiel.

Et comme le niveau d’attente global en matière de services a augmenté dans la société, le luxe doit conserver son avance par rapport au marché de masse. Si une maison ouvre une pâtisserie, elle le fait avec un grand chef. Si elle ouvre un hôtel, le service doit être hyper-personnalisé : on sait ce que vous aimez, et on vous l’installe avant votre arrivée. Il s’agit de rester dans la plus haute catégorie, quelle que soit l’expérience.

Est-ce une manière de justifier le prix des produits ? Ce n’est pas pour ses fonctions qu’un sac à main peut se vendre 10 000 euros.

Il a toujours été très important, pour ces entreprises, de créer des produits mais aussi de les encapsuler dans un storytelling, un supplément d’âme pour être plus désirable et légitimer le prix. Cela suppose un travail de narration et d’affirmation de valeurs, de rattachement à des mythes, d’inscription dans un champ socioculturel. La valeur est celle du désir de l’objet, la question de son prix est secondaire. Et, maintenant que les marques contrôlent bien le circuit de leurs produits, elles souhaitent aussi contrôler cette dimension immatérielle, en devenant productrices de récits.

Elles cherchent aussi à coller à l’air du temps…

Le luxe pratique l’« endorsement », qui est une autre manière de travailler la désirabilité : cette pratique intègre un artiste ou un sportif susceptible d’incarner une forme de réussite ou d’excellence.
Si le recours à des égéries est assez classique, les profils en revanche évoluent : on est passé du cinéma à la musique, au sport et à l’univers de la rue. Ces secteurs parlent à un public plus jeune, et les phénomènes d’amplification et de partage y sont plus simples que dans d’autres domaines. Récemment, le luxe a commencé à investir un autre univers en vogue : celui des jeux vidéo. Il faut aller chercher l’attention là où elle est.

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