Entretien  |  Écosystèmes

« L’hydroélectricité a été perçue comme un progrès »

Écrit par Catherine de Coppet
Si l’exploitation de l’eau a pu susciter des résistances locales, cette source d’énergie n’a jamais connu de véritable remise en cause, analyse le spécialiste en histoire environnementale Julien Marchesi.

En hausse ces dernières années, l’hydroélectricité représente 11 % de la production française d’électricité, la plaçant en seconde position, après le nucléaire. Peut-on parler d’un renouveau ?

On a tendance à surévaluer ce renouveau. Il s’agit plutôt d’un regain d’intérêt assez médiatisé, qui remonte à la loi sur la transition énergétique de 2015, favorisant l’investissement dans les énergies renouvelables, notamment avec des incitations financières. Mais, depuis 2010, moins d’une cinquantaine d’unités de production, des petites centrales, ont été créées. Ce renouveau est forcément modeste, car 90 % du potentiel en France est déjà exploité. Les prévisions du gouvernement indiquent par ailleurs que 60 % des gains de production seront dus à la rénovation d’installations existantes, le reste à des installations sur des cours d’eau non aménagés jusqu’ici. Or, les petites unités hydroélectriques représentent seulement 1 % de l’électricité produite en France, soit l’équivalent de la production d’un réacteur nucléaire.

Les centrales bâties aujourd’hui sont de petite taille, comme au début de la production d’hydroélectricité.

Dans les années 1880, les premières installations étaient très modestes, elles servaient à alimenter un village, une usine… Une dizaine à une centaine d’ampoules ! Il s’agissait de systèmes de conduite forcée : l’eau était canalisée à des endroits où le débit était important. Progressivement, les installations se sont développées dans les Alpes, pour alimenter les usines métallurgiques et chimiques. Dans les Pyrénées, des essais d’électrification du train ont été menés grâce à l’énergie de l’eau. Le développement de l’hydroélectricité s’est poursuivi dans le Massif central et la vallée de la Loire – qui, en raison de sa proximité avec Paris, a commencé à alimenter la capitale. L’hydroélectricité est alors venue concurrencer le gaz pour l’éclairage public.

Comment l’hydroélectricité était-elle perçue à ses débuts ? Est-ce que l’enjeu environnemental existait alors ?

À la fin du XIXe siècle, l’hydraulique est présentée comme une technologie sûre et moderne, en opposition au gaz qui a causé des drames, comme l’incendie de l’Opéra-comique à Paris en 1887. À l’époque, des ingénieurs font le tour de France pour effectuer des démonstrations dans les villages, convaincre les maires d’essayer l’hydroélectricité. L’expression « houille blanche » a d’ailleurs été inventée par un ingénieur de l’époque, Marcel Deprez, pour désigner cette nouvelle source d’énergie.

Certes, ces ingénieurs appartiennent à des compagnies privées, derrière lesquelles se trouvent parfois de gros investisseurs, comme Rothschild. Mais dès le début, des préoccupations environnementales s’expriment. En 1899, dans le Doubs, le projet d’installation d’une conduite forcée sur une chute d’eau remarquable, la source du Lison, fait naître des oppositions. Si à cette époque les gens ne pensent pas à la décarbonation de l’économie, ils ont déjà conscience que l’industrialisation a un impact sur l’environnement, et que celui-ci n’est pas forcément positif. Ces protestations n’ont certes pas le même poids qu’aujourd’hui, mais elles vont amener un député de la région, Charles Beauquier, à proposer une loi de protection du patrimoine paysager, la première du genre. Ce texte a eu un effet mitigé sur la préservation du paysage, mais il a permis que la source du Lison ne soit pas aménagée.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’hydroélectricité se développe avec la construction des grands barrages. Ces projets monumentaux s’accompagnent-ils de résistances, sur le terrain ou dans la sphère politique nationale ? 

Dans la première moitié du XXe siècle, l’électricité produite grâce à l’eau s’additionne à celle produite par le charbon. Cette complémentarité se renforce avec l’interconnexion des réseaux entre les deux guerres – auparavant, chaque réseau alimentait un village, une zone, une ville. À partir de 1946, on assiste à la réalisation de grands aménagements nationaux, pour exploiter tout le potentiel hydroélectrique du pays.

La construction des grands barrages jusqu’à la fin des années 1960 a suscité des contestations locales de deux types. Dans la continuité de ce qu’on observe durant les périodes précédentes, il y a d’abord des mobilisations pour la préservation des paysages, en particulier dans les Pyrénées où le tourisme de montagne est une ressource importante. Ensuite, on assiste à la résistance des populations dont le lieu de vie ou l’activité professionnelle est menacée – des bergers notamment. Dans les Alpes, plusieurs dizaines de hameaux sont engloutis par ces chantiers. À Tignes, la construction du barrage entre 1946 et 1952 est menée sous la protection des CRS, à la suite de la contestation du projet par les habitants.

Mais l’hydroélectricité est globalement perçue comme une nécessité et un progrès, dans un contexte où la France dispose de faibles ressources fossiles, et voit décliner sa ressource en charbon. La priorité est alors d’assurer l’indépendance énergétique du pays et de favoriser son industrie. À côté des stocks de pétrole, la France anticipe de potentielles privations autour du couple charbon-hydroélectricité puis, à partir des années 1970, du duo nucléaire-hydroélectricité. Jusqu’à cette période, on ne peut pas encore parler d’émergence d’une écologie politique.

Un événement charnière va-t-il faire basculer la contestation environnementale des projets énergétiques vers le terrain politique ?

Il s’agit plutôt d’un glissement, à partir des années 1970, qui conduit progressivement à une remise en cause plus radicale de la civilisation industrielle. Une hypothèse est que, jusqu’alors, les militants préoccupés par l’environnement considéraient que les conséquences négatives de l’industrialisation étaient le fait de l’avarice et de l’insensibilité des patrons capitalistes, et donc qu’une industrie respectueuse de l’environnement était possible. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le potentiel hydroélectrique du pays étant presque complètement exploité, l’essentiel de la contestation se porte sur des nouveaux projets, de plus grande envergure : en particulier, les réacteurs nucléaires et le gaz de schiste.

Explorer le thème
Science
« Un Européen utilise chaque jour une cinquantaine de satellites »
Octobre 2024
« Un Européen utilise chaque jour une cinquantaine de satellites »
La philosophe des sciences Stéphanie Ruphy déplore une privatisation et une pollution croissantes de l’espace.
Entretien  |  Octobre 2024 | Écosystèmes
Rachel Zoffness, à la croisée des maux
Octobre 2024
Rachel Zoffness, à la croisée des maux
Psychologue de la douleur, l’Américaine Rachel Zoffness œuvre à sortir du tout-médical pour traiter les souffrances physiques chroniques.
Défricheurs  |  Octobre 2024
SOS d’un palmier en détresse
Mai 2024
SOS d’un palmier en détresse
Le sort du dernier « Hyophorbe amaricaulis », palmier endémique de l’île Maurice, est entre les mains de l’équipe du Conservatoire de Brest.
Reportage  |  Mai 2024 | Écosystèmes
Lune en cinémascope
Mars 2024
Lune en cinémascope
Avec ses montages d’images issues des missions Apollo, le photographe Jef Bonifacino propose un autre récit visuel de l’exploration lunaire.
Récit photo  |  Mars 2024 | Aventures
La mathématicienne servie sur un plateau de cinéma
Juin 2023
La mathématicienne servie sur un plateau de cinéma
Formules et théorèmes : la voilà, la poésie d’Ariane Mézard. Être conseillère sur un film ne faisait pas partie de son équation…
Reportage  |  Juin 2023 | Aventures
La sixième extinction de masse sera la nôtre
Avril 2019
La sixième extinction de masse sera la nôtre
Comment les dinosaures ont-ils disparu ? « XXI » revient sur l’une des plus virulentes controverses de l’histoire des sciences.
Reportage  |  Avril 2019 | Écosystèmes
Comment fabriquer une maladie à partir d’un médicament
Octobre 2008
Comment fabriquer une maladie à partir d’un médicament
La science progresse-t-elle vraiment ? Ou bien sommes-nous victimes d’une vaste entreprise de marketing ?
Enquête  |  Octobre 2008 | Écosystèmes