Récit  |  Pouvoirs

Macron et l’histoire secrète de sa Marianne

Écrit par Clément Fayol et Philippe Vasset Illustré par Léa Taillefert
En ligne le 19 février 2024
Macron et l’histoire secrète de sa Marianne
Symbole de la présidence Macron, la Marianne street art qui orne le bureau présidentiel n’appartient ni aux collections nationales ni au chef de l’État, mais à un donateur privé qui, en toute discrétion, l’expose depuis sept ans à l’Élysée. « XXI » a reconstitué le parcours tortueux de cette toile, et révèle l’envers du décor.
Article à retrouver dans la revue XXI n°64, Arnaques, crimes et vies de château
21 minutes de lecture
Chapitre 1

Comment le street art est entré à l’Élysée

Sur les murs crème, on ne voit qu’elle. Ses couleurs saturées éclipsent le gris clair des canapés et les couleurs éteintes des deux autres œuvres accrochées dans la pièce, les tapisseries Lavande, de Pierre Alechinsky, et Encre de Chine et Terre de Sienne, de Hans Hartung. Agressivement bleu, blanc et rouge, la Marianne street art – baptisée Liberté, Égalité, Fraternité – aimante les regards. Emmanuel Macron l’a placée face à son bureau, entre les deux fenêtres du salon d’angle qu’il a choisi comme pièce de travail dès juin 2017. C’est sans doute l’œuvre que le chef de l’État aura le plus contemplée depuis son élection. Celle aussi que ses communicants ont le plus activement utilisée.

La République décomplexée

Et pour cause : cette Marianne-là est signée Shepard Fairey, l’artiste américain également connu sous le pseudonyme d’Obey. Celui-là même qui a dessiné le fameux portrait de Barack Obama frappé du slogan « Hope » (Espoir). L’affiche, largement reprise, a porté chance au prétendant démocrate, élu à la Maison Blanche. L’esthétique de la Marianne, urbaine et colorée, tranche avec le décor compassé de l’Élysée, offrant l’image d’un président en prise avec la jeunesse. Conscients de son pouvoir, les services de communication de la présidence française n’ont cessé de la mettre en scène, l’utilisant comme arrière-plan de nombreuses interventions télévisées et photographies officielles.

La toile est un concentré de tous les symboles qu’Emmanuel Macron tente d’incarner depuis sa première élection. Ceux d’une République moderne et décomplexée, à l’aise avec les circuits de la mondialisation et les expressions artistiques les plus contemporaines – appréciées à la fois dans les escaliers des cités et les salles de conseils d’administration. Tellement emblématique qu’il est tentant d’aller y voir de plus près, pour vérifier que le chromo est à la hauteur de la réalité. Mais quand on commence à se pencher sur son histoire, cette Marianne-là révèle aussi certains travers de la présidence Macron : communication à outrance et effacement, parfois, de la frontière entre intérêts publics et privés.

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Car la fameuse toile, dont XXI a entrepris de reconstituer le parcours, ne figure ni à l’inventaire des collections du Centre national des arts plastiques (Cnap) ni à celui de l’Élysée. Elle appartient à un particulier, admirateur et conseiller autoproclamé d’Emmanuel Macron – qui l’expose au sein du palais présidentiel depuis sept ans. Une situation totalement inédite dans l’histoire de la Ve République, et largement occultée par les services de la présidence. Ces derniers, sollicités à de nombreuses reprises, ont prudemment esquivé nos questions. 

L’artiste au chevet d’Obama

L’auteur de la toile, Shepard Fairey, est devenu mondialement célèbre dans les années 1980… grâce à une blague. Pour impressionner ses amis, celui qui n’est alors qu’un jeune skateur confectionne un autocollant reproduisant le visage menaçant d’un célèbre catcheur français, André le Géant, et accompagne ce masque patibulaire du slogan « Obey » (Obéissez). Rapidement, le sticker essaime dans le monde entier. De Los Angeles à Tokyo en passant par Paris, les skateurs l’utilisent pour marquer leur territoire, ou décorer leurs planches. Porté par ce succès inattendu, l’artiste produit d’autres autocollants, puis des affiches, qu’il colle lui-même dans la rue, en toute illégalité. Ne signant rien, par peur des représailles, il n’est alors connu que sous le nom d’Obey.

À mesure que des musiciens reprennent ses créations pour des pochettes de disques, l’artiste sort peu à peu de l’anonymat, et apparaît sous son véritable nom. En parallèle, Shepard Fairey prend ses distances avec les collages illégaux, et intègre doucement les circuits balisés de l’art. L’homme lui-même, athlétique, cheveux courts et toujours vêtu de noir, ressemble plus à un artiste conceptuel qu’à un peintre à la bombe. Sa normalisation rapide est couronnée, en 2008, par le succès planétaire de l’affiche « Hope » représentant Barack Obama.

En novembre 2015, c’est donc une sommité du street art qui réagit, depuis Los Angeles, aux attentats venus ensanglanter la capitale française. Shepard Fairey est d’autant plus touché par le drame qui vient de survenir à Paris qu’il doit, cinq jours plus tard, inaugurer au premier étage de la tour Eiffel une installation : Earth Crisis, un globe peint censé alerter sur l’urgence écologique à la veille de la conférence mondiale COP21 pour le climat.

Pour exprimer sa solidarité avec les Parisiens meurtris, le graphiste décide donc de réutiliser une figure féminine utilisée pour l’une de ses œuvres, Make Art Not War, un poster dénonçant la guerre en Irak. À l’origine, l’artiste avait trouvé le visage de la femme en question sur un vieux programme de musique français datant du début du XXe siècle. Apposé sur un drapeau bleu, blanc, rouge, ce visage aux lourds cheveux ornés de fleurs devient Marianne, accompagnée de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Réalisée en vingt-quatre heures, et proposée en téléchargement libre l’affiche est immédiatement diffusée sur les réseaux sociaux, accompagnée d’un message de condoléances. Forte de la popularité de son créateur, elle devient virale.

En juin 2016, la Marianne de Shepard Fairey se déploie sur six mètres de haut, près de la place d’Italie, à Paris.

Sept mois plus tard, en juin 2016, la Marianne se déploie sur six mètres de haut, sur le flanc d’un immeuble près de la place d’Italie, à Paris. Celui qui lui a fait franchir cette première marche vers l’Élysée est un personnage clé du petit monde du street art, le galeriste Mehdi Ben Cheikh. Grand, le front haut et le cheveu ras, l’homme est le propriétaire d’Itinerrance, l’une des premières galeries françaises dédiées à ce courant. Il représente Shepard Fairey dans l’Hexagone. C’est aussi un fin politique : son frère cadet, Karim Ben Cheikh, a été consul général de France à Beyrouth avant d’être élu, en 2022, député du groupe Écologiste-Nupes de la 9e circonscription des Français de l’étranger, qui couvre l’Afrique de l’Ouest et le Maghreb. Dès l’ouverture de sa galerie dans le XIIIe arrondissement de Paris en 2004, Mehdi Ben Cheikh a développé des liens avec des élus, au premier rang desquels le maire socialiste du quartier, Jérôme Coumet, un amateur déclaré d’art urbain.

Le galeriste, le maire et les mécènes

C’est ainsi que le représentant de Shepard Fairey en France s’est très vite occupé de produire des œuvres in situ sur les murs du sud-est parisien. Il a créé avec la municipalité l’Association de promotion des arts urbains, qui mandate des artistes pour peindre des façades d’immeubles. Le groupement bénéficie du soutien de nombreux mécènes, parmi lesquels Artémis, la holding patrimoniale de la famille Pinault, la Fondation Sisley-d’Ornano des cosmétiques éponymes, et la Compagnie de Phalsbourg du promoteur immobilier Philippe Journo. Les street artists choisis par Mehdi Ben Cheikh pour ces projets démesurés sont souvent représentés par sa propre galerie, et n’oublient jamais de gratifier la mairie de l’arrondissement de l’une de leurs œuvres. Par ce biais, celle-ci est dotée d’une des collections d’art urbain les plus fournies du pays, dont une partie est exposée dans son grand escalier.

Lorsque l’artiste phare d’Itinerrance revient en France en juin 2016, c’est pour ajouter sa troisième fresque au patrimoine local, la Marianne. L’emplacement choisi cette fois-ci est particulièrement bien exposé : le 186 de la rue Nationale est situé au coin du boulevard Vincent-Auriol, l’une des principales artères du quartier, et peut se voir depuis la ligne no 6 du métro aérien. Si l’affiche originale ne faisait que 60 cm sur 45 cm, la peinture murale, elle, s’étale sur plus de six mètres de haut. Ce déploiement décuple la célébrité de la toile du 13-Novembre, et attire l’attention du monde politique, jusqu’alors peu sensible au street art. Voilà une œuvre contemporaine sur laquelle pavoise la devise nationale ! Jérôme Coumet se démène pour faire la promotion de « sa » Marianne, n’hésitant pas à poser pour la presse et les réseaux sociaux sur les nacelles qui ont servi à Sherpard Fairey pour la peindre. Bientôt, le visage monumental capte l’attention d’un proche d’Emmanuel Macron, alors ministre des Finances de François Hollande… mais qui, déjà, ne fait plus mystère de ses ambitions.

En février 2017, Macron est encore perçu comme un homme aux convictions floues.

Six mois plus tard, au début de l’année 2017, la campagne présidentielle bat son plein. Tandis que François Fillon est progressivement débordé par les révélations sur les faveurs qu’il a accordées à sa femme et ses enfants, notamment par le biais de son allocation de député, Emmanuel Macron grimpe dans les sondages. Un homme est aux premières loges : le producteur de spectacles Jean-Marc Dumontet. Promoteur historique de l’imitateur Nicolas Canteloup, il est propriétaire de plusieurs salles parisiennes, dont le théâtre Antoine, le Point-Virgule et Bobino. Avec quelques autres, dont l’ancienne secrétaire générale de la Villa Medicis, Claudia Ferrazzi, il conseille le candidat d’En marche sur les questions culturelles, lui fait rencontrer des artistes et lui ouvre les portes de ses théâtres, où ont lieu plusieurs meetings.

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Jean-Marc Dumontet s’est également découvert une passion pour le street art en 2015. C’est ainsi qu’il s’est mis à fréquenter la galerie Itinerrance, et les ventes Urban Art qu’organise chez Artcurial le commissaire-priseur Arnaud Oliveux, très proche de Mehdi Ben Cheikh. De multiples sérigraphies de Shepard Fairey sont passées sous son marteau, ouvrant l’artiste à un public plus fortuné. La première œuvre d’Obey acquise par le propriétaire de théâtres est une sérigraphie, What is the Cost of Oil, qui dénonce le coût environnemental de l’extraction pétrolière.

Lorsque Jean-Marc Dumontet se rend le 4 février 2017 au rassemblement qu’organise le parti d’Emmanuel Macron au Palais des sports de Lyon, il est donc déjà collectionneur de Shepard Fairey. Ce jour-là, près de 8 000 personnes ont fait le déplacement. Le show est millimétré, et le discours saturé de formules choc. En marche n’a pas encore publié son programme, et nombreux sont ceux qui perçoivent le candidat comme un homme aux convictions floues. Pour combattre cette image, celui qui n’est en lice que depuis trois mois lance à la foule qui l’acclame : « Pensons à trois mots qui seront notre avenir, parce que nous allons leur redonner leur sens : liberté, égalité, fraternité. » Assis au premier rang, aux côtés des académiciens Marc Lambron et Erik Orsenna, Jean-Marc Dumontet fait immédiatement le lien avec la Marianne de Fairey. La réinterprétation des symboles nationaux opérée par le street artist, voilà qui illustrerait parfaitement la position qu’essaie de tenir Emmanuel Macron.

Chapitre 2

Ombres au tableau de la République

Chapitre 2 Ombres au tableau de la République

Les couloirs et les salles de réunion de sa société de production de théâtre, encombrés de toiles, témoignent de sa passion. On reconnaît, pêle-mêle, les tags obsessionnels du graffeur JonOne, les compositions en céramique de Space Invader et les panneaux de signalisation détournés par Clet Abraham. « J’ai commencé par acheter une quinzaine d’œuvres, puis je n’ai plus jamais arrêté », résume Jean-Marc Dumontet, mince, barbe taillée sur profil acéré et costume près du corps, devant un thé Earl Grey dans les bureaux de JMD Production. C’est ainsi que l’homme de théâtre et d’affaires s’est mis à fréquenter la galerie de street art de Mehdi Ben Cheikh et les enchères d’Urban Art. De multiples sérigraphies de Shepard Fairey, aka Obey, y ont été vendues, ouvrant l’artiste à un public plus fortuné.

Dumontet fait partie de ces riches amateurs. Toutefois, comme d’autres collectionneurs, il s’est rapidement mis à regretter que l’Américain ne produise pas de pièces uniques – les affiches sérigraphiées sont tirées à des centaines d’exemplaires. L’artiste, qui réalise une grande partie de ses ventes en France grâce à la galerie Itinerrance, a fini par entendre le message : fin 2016, il exécute une version peinte de sa Marianne, deux fois plus grande que l’originale. Le tableau fait 1,8 m sur 1,3 m, quand l’affiche ne mesurait que 60 cm sur 45 cm. La peinture est mise en vente par Mehdi Ben Cheikh.

Un prêt très secret

De son côté, Emmanuel Macron cherche, dans sa course à la présidence, à prendre du relief, et à se défaire de son image trop lisse. Lors du meeting de février 2017 à Lyon, il a martelé « Liberté, Égalité, Fraternité » à une foule enthousiaste. Dumontet était là. Il fait partie de ses conseillers, en matière culturelle, mais intervient également dans la rédaction de certains discours. Quelques jours après le rassemblement, il s’enquiert auprès de Mehdi Ben Cheikh : la Marianne, que Shepard Fairey vient de peindre, a-t-elle été achetée ? Le galeriste l’a proposée à quelques-uns de ses collectionneurs sans trouver preneur. Dumontet indique qu’il est intéressé. La transaction se fait en quelques jours. Pour 67 000 euros. Le vendeur justifie le prix par la taille du tableau et surtout par le caractère unique de l’œuvre. Le poster sérigraphié se vend, lui, à 3 000 euros.

Désormais propriétaire de la toile, Dumontet apporte sa Marianne à la permanence parisienne d’En marche, un petit local situé rue de l’Abbé-Groult, près de la porte de Versailles, à Paris. Il l’accroche dans l’espace dédié au candidat, une salle de réunion un peu vide, au sixième étage. Emmanuel Macron reste mystérieux sur son origine : seul son entourage immédiat sait à qui elle appartient. Jean-Marc Dumontet, pour sa part, prend soin de ne jamais en revendiquer la propriété publiquement. Quelques semaines plus tard, la journaliste Sophie des Déserts, venue interroger Emmanuel Macron sur son rapport aux femmes pour Vanity Fair, la remarque et en fait mention dans son article. C’est la première association entre le futur président et le tableau.

La valeur de la toile dépasse, de loin, le plafond des dons et cadeaux autorisés pour un candidat, fixé à 7 500 euros.

À mesure que l’élection approche, et qu’Emmanuel Macron monte dans les sondages, Jean-Marc Dumontet blague avec la poignée de personnes qui savent que la toile est à lui : si leur candidat est élu, sa Marianne va à l’Élysée ! Le 7 mai 2017, le candidat d’En marche l’emporte sur Marine Le Pen avec 66,1 % des suffrages exprimés et, une semaine plus tard, il est intronisé. Début juin, la blague devient réalité. Dédaignant les fastes du Salon doré, qui a servi de bureau au général de Gaulle, à François Mitterrand et à Nicolas Sarkozy, le nouveau président s’installe à côté, dans le salon dit d’angle, que préférait également Valéry Giscard d’Estaing. C’est sa femme Brigitte qui supervise l’ameublement. Rien que du très moderne : siège Jouin aux montants tubulaires, bureau de travail en béton conçu par le designer Francesco Passaniti, tapisseries de Pierre Alechinsky et Hans Hartung. Face au nouveau chef de l’exécutif, la Marianne de Shepard Fairey.

Très vite, la question du statut du tableau, jusqu’alors ignorée, se pose. La valeur de la toile dépasse, de loin, le plafond des dons et cadeaux autorisés pour un candidat, fixé à 7 500 euros. Quelques mois plus tôt, l’adversaire malheureux d’Emmanuel Macron, François Fillon, a eu le plus grand mal à justifier les costumes Arnys d’une valeur de 48 500 euros que lui a offerts le lobbyiste Robert Bourgi. La confusion que le candidat des Républicains a longtemps entretenue entre son patrimoine personnel et celui de l’État est présente dans tous les esprits.

Personne n’a envie de commencer le quinquennat avec une affaire du même genre : le symbole de la Marianne, aussi beau soit-il, ne vaut pas un scandale. Fraîchement nommé, le cabinet d’Emmanuel Macron rédige un accord de prêt stipulant que Jean-Marc Dumontet met son tableau à disposition de la présidence, et ce sans rémunération. Un document réalisé a posteriori pour éviter d’éventuelles contestations. Le tableau étant en possession d’Emmanuel Macron depuis sa campagne électorale, il pourrait être considéré comme un don en nature, très strictement encadré par les lois de financement électoral. La convention de prêt du tableau, ainsi que l’identité du propriétaire de la toile, ne restent ainsi connues que du tout premier cercle du chef de l’État.

Devant la toile avec Bono

Dans les premiers mois du quinquennat, la Marianne de Shepard Fairey devient l’incarnation picturale du « en même temps » macronien : tout en cherchant à véhiculer l’image d’un président en prise avec la jeunesse, elle témoigne, en creux, d’un pouvoir à l’exercice restreint, cantonné à une poignée de fidèles. Et plus le véritable détenteur de la toile est occulté, plus cette dernière se retrouve surexposée par les services de communication de la présidence. L’œuvre fait sa première apparition officielle deux mois après l’élection, lors de la visite du chanteur Bono. Sur l’une des photos diffusées par l’Élysée, on voit Emmanuel Macron, stratégiquement placé devant le symbole, discutant avec le leader de U2. Sur les réseaux sociaux, le maire du XIIIe arrondissement, Jérôme Courbet, like le cliché, rappelant que la toile fut, d’abord, une fresque dans sa circonscription.

Pour sa première interview télévisée, le 15 octobre 2017, le président fait installer les journalistes autour d’une table Knoll à plateau de marbre placée… sous le tableau bleu, blanc, rouge. Durant l’entretien, les cameramen multiplient les plans de coupe sur l’image. Et le 31 décembre 2017, c’est encore devant elle que le président prononce ses premiers vœux, suscitant un nouveau flot de commentaires. « Itinerrance fournit l’Élysée », s’enthousiasme le galeriste Mehdi Ben Cheikh. « Comme un petit air de Paris 13 dans le bureau de travail du président », abonde Jérôme Coumet, le maire de cet arrondissement.

Les versions sur l’origine de la toile se multiplient. Chacun a sa théorie, son tuyau 100 % sûr.

La presse commence à s’intéresser à la provenance de l’encombrante toile : Le Parisien rappelle qu’il s’agit d’un hommage aux victimes du 13 novembre 2015, tandis que le magazine lifestyle GQ croit savoir qu’il s’agit d’un cadeau de Shepard Fairey au couple présidentiel. D’autres insinuent qu’il s’agirait de la partie émergée de la collection d’art privée d’Emmanuel Macron. D’un don non déclaré d’un personnage sulfureux. Les versions se multiplient. Chacun a sa théorie, son information exclusive, son tuyau 100 % sûr.

S’il reste silencieux, et ne revendique toujours pas la propriété de l’œuvre, Jean-Marc Dumontet continue à s’activer dans l’entourage présidentiel. Il propose même deux autres pièces de sa collection : un panneau de signalisation détourné par Clet Abraham et le fameux globe Earth Crisis que Fairey était venu exposer au premier étage de la tour Eiffel en 2015, avant les attentats qui lui avaient inspiré sa Marianne. L’Élysée accepte ces nouveaux prêts et, selon un mécanisme désormais éprouvé, signe avec le producteur deux autres conventions. Le globe Earth Crisis sert ainsi d’arrière-plan aux photos immortalisant les rendez-vous écologiques du président, comme sa rencontre, le 12 février 2024, avec l’envoyé spécial américain pour le climat John Kerry.

Capitalisant sur l’intérêt suscité par son tableau lors des vœux de 2017, le producteur de spectacles s’implique dans la préparation du discours de fin d’année 2018. Et, début janvier 2019, lorsque le conseiller en communication de la présidence, Sylvain Fort, quitte son poste, il s’investit dans la recherche d’un successeur, invoquant des instructions présidentielles. Près de trente candidats, dont plusieurs porte-paroles de grands groupes, sont auditionnés dans les bureaux de JMD Productions. Seule une poignée seront emmenés, par Dumontet, à l’Élysée pour rencontrer, sous le regard de l’omniprésente Marianne, Emmanuel Macron, parmi lesquels le publicitaire Clément Léonarduzzi, alors président de Publicis Consultants et le communicant Franck Louvrier, ancien conseiller du président Nicolas Sarkozy. À peine sortis du bureau d’angle, les candidats shortlistés appellent la presse, qui relate l’opération. L’épisode vaut à Dumontet des portraits peu flatteurs dans Le Point et Le Monde. Finalement, l’Élysée désignera le successeur de Sylvain Fort, Joseph Zimet, sept mois plus tard seulement.

Cachez cette Marianne

Pâlissante après le pataquès des conseillers en communication, l’étoile de Dumontet reprend peu à peu des couleurs. Le 22 juin 2019, le producteur amène Shepard Fairey à l’Élysée pour rencontrer Emmanuel Macron. Une première tentative, en 2017, avait échoué : le président n’était pas disponible, et c’est sa femme Brigitte qui avait accueilli l’artiste. Très impressionné, Fairey n’avait osé s’asseoir à la place du président et avait dédicacé la monographie de son œuvre debout. Cette fois-ci, le lendemain du jour de la Fête de la musique, Emmanuel Macron accueille l’auteur de sa Marianne et son galeriste, avant de poser avec eux pour un selfie. Une seule personne reste dans l’ombre : Jean-Marc Dumontet, qui prend la photo.

Depuis, le tableau n’a plus pris la lumière médiatique. Il est certes toujours accroché à l’Élysée, dans le bureau d’angle, mais seuls les proches peuvent encore le voir. Lors de la seconde campagne présidentielle, la toile n’a plus été utilisée par les communicants, qui ont renouvelé leurs symboles. Jean-Marc Dumontet a continué à soutenir le président, mais de manière plus distante. Il monte parfois au front sur des plateaux de télévision, ou distille des commentaires aux journalistes depuis son bureau du VIIIe arrondissement. Le producteur continue en revanche à collectionner du street art, même s’il a ralenti le rythme de ses achats d’œuvres de Shepard Fairey. Il en possède quatre, dont deux, dit-il dans un sourire, « sont exposées à l’Élysée ». Une fierté. Mais pas seulement. La Marianne a considérablement bénéficié de son séjour sous le regard présidentiel. De l’aveu même de l’homme d’affaires, le tableau vaudrait aujourd’hui quatre fois plus que son prix d’achat. Jean-Marc Dumontet assure cependant que sa motivation n’a jamais été financière. « J’ai acheté 67 000 euros ce tableau qui en vaut aujourd’hui 300 000, mais je n’ai jamais acheté une œuvre pour la revendre », jure-t-il.

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