Les romanciers à succès sont-ils des robots ? Il y a vingt ans, on imaginait une armée de ghostwriters cachée derrière la signature ronflante en couverture, produisant avec une régularité métronomique des best-sellers « sur une idée originale de ». Aujourd’hui, le soupçon a changé de forme : cet écrivain un peu trop productif, un peu trop vendeur, ne serait-il pas en réalité une IA ?
Pour Freida McFadden, « écrivaine Kindle » (c’est-à-dire d’abord uniquement auto-éditée et lue sur la liseuse d’Amazon) devenue autrice d’une trentaine de thrillers psychologiques vendus à 17 millions d’exemplaires (tous formats et toutes langues confondus), les rumeurs ont presque tardé. Elles sont sorties de terre cet automne, d’abord sur TikTok. Et ne semblent plus vouloir disparaître.
En 2013, Freida McFadden n’est qu’une interne en médecine de 33 ans, mère de deux jeunes enfants, installée à Boston. Elle écrit depuis plusieurs années un blog sur lequel elle raconte ses mésaventures de médecin épuisée. En toute logique, elle décide d’en faire un roman. Elle auto-publie alors The Devil Wears Scrubs, qu’on pourrait traduire par « le diable s’habille en blouse jetable », et le vend sur la plateforme de Jeff Bezos. S’écoulent quelques milliers d’exemplaires, à moins d’un dollar pièce. D’autres thrillers suivront. Tous des histoires de femmes soumises à des rebondissements incessants, où les gentils finissent généralement par s’avérer méchants – et inversement.
Dithyrambique
En 2019, après un premier succès en ligne avec The Ex, McFadden écrit La Femme de Ménage – toujours entre deux journées à l’hôpital, selon sa légende personnelle. Il faudra trois ans au roman pour devenir un best-seller. Publié par Bookouture, une maison d’édition numérique britannique fondée par un ancien de Harlequin (ex-titan des romans à l’eau de rose) et rachetée depuis par Hachette, le livre se vend à deux millions d’exemplaires. Ce soudain triomphe doit beaucoup aux critiques dithyrambiques sur #BookTok, le mot-clé où se retrouvent les lectrices sur TikTok. Sur le réseau social chinois, les recommandations de lecture concernent quasi exclusivement de la fantasy, du thriller et de la romance, genres majoritairement lus par des femmes. Édité sur papier pour la première fois en France fin 2023, La Femme de ménage s’installe durablement en tête des classements. Il s’écoule à 1 million d’exemplaires en poche en 2024. À leur sortie, les trois tomes suivants de la série entrent immédiatement dans les Top 10 de vente. Un an plus tard, avec sa dizaine de titres traduits, McFadden dépasse le chiffre hallucinant de 5 millions d’exemplaires vendus rien qu’en France. L’autrice a aujourd’hui vingt-neuf livres à son actif. Une bibliographie étourdissante.
La Fée bleue m’a transformée en vraie personne, après que j’ai sauvé Geppetto de la noyade.
Freida McFadden, en réponse aux questions sur sa réalité.
Si l’écrivaine est très active sur les réseaux sociaux – surtout sur Facebook, où elle dirige un groupe de lecture pour « McFans » qui compte plus de 270 000 personnes – elle entretient aussi une grande discrétion. C’est peu dire qu’elle ne joue pas le jeu de la promo traditionnelle : Le Parisien, seul média français à avoir décroché quelques mots au printemps 2025, a dû se contenter d’un échange de mails. Le New York Times n’a eu droit qu’à un coup de fil en juin 2024, mais a pu envoyer un photographe chez elle. McFadden ne se prête presque jamais à l’exercice du shooting photo et ne fait pas non plus de traditionnels book tour. Elle apparaît rarement en public, et toujours dissimulée sous une perruque, comme une témoin sous protection dans une affaire mafieuse. Évidemment, Freida McFadden est aussi un nom de plume.
Cette discrétion, l’autrice l’impute à sa « timidité », à une légère anxiété sociale et à une volonté de continuer à exercer son métier de médecin un jour par semaine sans être reconnue. Ces justifications n’ont pas suffi aux détectives du web. Sur TikTok et Reddit, les théories se multiplient. Son visage n’affiche-t-il pas toujours la même expression sur les rares photos qui existent ? Est-ce qu’elle ne bouge pas bizarrement lors des quelques interviews qu’elle a accepté de faire en vidéo ? D’ailleurs, sa maison d’édition actuelle, Sourcebooks, autorise « un usage éthique de l’IA ». Même sa date de naissance – le 1er mai 1980, tout en chiffres ronds – n’évoque-t-elle pas un « réglage par défaut » ? Si bien que, sur son site, dans les FAQ de rigueur, une « question fréquente » a été ajoutée : « Êtes-vous réelle ? » Réponse : « Étrangement, on me le demande souvent. La réponse est oui, la Fée bleue m’a transformée en vraie personne il y a environ cinq ans, après que j’ai sauvé Geppetto de la noyade. » Une bonne blague rédigée par une IA ?
La machine plagiaire
Une fois lancés, c’est surtout sur son style que se sont arrêtés les soupçons. Première personne conjuguée au présent, écriture neutre, très accessible, parfois répétitive. Le charme de McFadden ne réside pas dans sa plume, mais dans les intrigues pleines de twists, ces rebondissements à tiroir. Difficile de ne pas y voir l’influence des séries, truffées de cliffhanger, ces fins d’épisode à suspens, qui donnent envie de voir la suite.
Freida McFadden serait surtout trop rapide pour être humaine. En 2025, trois de ses nouveaux livres (environ 300 pages chacun) sont sortis – The Crash en janvier, The Tenant en mai, The Intruder en octobre. Le 27 janvier 2026 sortira en anglais, Dear Debbie. Les lecteurs remarquent aussi des intrigues qui se répètent et, plus inquiétant, qui ressemblent à d’autres, déjà publiées. La Femme de ménage –dont l’adaptation cinématographique arrive en salle juste à temps pour Noël – rappellerait L’autre Mrs Parrish de Liv Constantine (sorti en 2018). La Prof, publié en 2024, évoquerait Ma sombre Vanessa de Kate Elizabeth Russell (2020). Quant aux péripéties de The Wife Upstairs (2020), on les retrouverait, à peu de choses près, dans Verity de Colleen Hoover (paru la même année et qui, déjà, semblait imiter le Gone Girl de Gillian Flynn, publié en français sous le titre Les Apparences en 2012). Échos infinis. Une autre théorie se popularise : McFadden est peut-être une vraie personne – accordons-lui ça –, mais elle se servirait bel et bien d’une IA pour écrire ses romans. Rapides, efficaces, tous un peu les mêmes.
L’autrice, elle, ne prend pas vraiment la peine de se défendre. Mieux, elle retourne le problème, suggérant que les IA, nourries de livres en ligne, ont peut-être fini par adopter son style. La plagiaire serait la machine, pas elle. Malin. Certains suggèrent même que la polémique bénéficierait à l’autrice : rien de mieux qu’une romancière de thriller entourée d’un mystère bien à elle.
En réalité, le phénomène Freida McFadden ne pourrait être que l’aboutissement logique des algorithmes de #BookTok et du panurgisme d’une industrie du livre terrorisée par la prise de risque. Selon une étude universitaire indonésienne sur BookToK et l’uniformisation de la littérature, publiée en mars 2025, 70 % des thèmes des livres discutés sur #BookTok étaient les mêmes que ceux des recommandations les plus populaires de l’année précédente. Autrement dit : tous les livres se ressemblent, car tous les livres veulent ressembler au dernier succès. Au risque de faire passer leurs plumes pour des robots.