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Le casse légal à 100 millions d’euros d’Ohm Énergie

Écrit par Clément Fayol Illustré par Lucas Burtin
En ligne le 07 mars 2024
Le casse légal à 100 millions d’euros d’Ohm Énergie
Le trader avait un plan secret pour son entreprise de fourniture d’électricité, Ohm Énergie : engranger plusieurs dizaines de millions d’euros, au détriment d’EDF. Pendant dix-huit mois, XXI a investigué, en partenariat avec l'émission Complément d’enquête. Notre travail révèle les failles de l’ouverture à la concurrence du secteur. Et comment des entrepreneurs avisés s’y sont engouffrés.
24 minutes de lecture
Chapitre 1

L’entreprise qui voulait perdre des clients

Août 2022, l’Europe fourbit ses armes pour affronter la plus grave crise énergétique depuis 1945. Le parc nucléaire français est en grande partie indisponible pour cause de maintenance et la guerre en Ukraine fait flamber les prix du gaz et du pétrole. Coupures de courant, recours au charbon, voire aux réserves de gaz naturel, toutes les possibilités sont envisagées pour l’hiver à venir. Le gouvernement français annonce « se préparer aux scénarios du pire ». François Joubert, de son côté, règle les ultimes détails d’un plan qui doit rapporter des millions d’euros à son entreprise.

Après des mois de préparation et d’évaluation des gains, il ne reste plus qu’une étape avant que le patron d’Ohm Énergie réalise le plus gros coup de sa carrière. Depuis son domicile londonien, penché sur son ordinateur, une épaisse mèche grisonnante tombant sur des sourcils sombres, le quinquagénaire laisse ses directeurs entrer un à un en visioconférence pour faire le point sur « le plan ». « Essayons d’être ponctuels. Moi, je m’efforce d’être ponctuel. Donc j’attends que tout le monde le soit aussi, sinon on fait perdre du temps à tout le monde », lance-t-il sèchement à l’une des participantes qui se connecte en retard.

Comment bien « churner »

Sur l’écran, en gros plan, cinq visages concentrés lui font face. La quadragénaire chargée de la communication qui vient de se faire rabrouer dénote. C’est la seule femme. Les autres, en début de trentaine pour la plupart, attendent, micro coupé, leur tour pour parler. La conversation prend rapidement des airs déroutants. Alors qu’une entreprise cherche généralement à gagner de nouveaux clients, ici l’inverse est en train de se passer. Le président fondateur, et actionnaire majoritaire du fournisseur indépendant d’électricité, développe une stratégie de « churn » : il veut réduire le nombre d’abonnés. « On est partis pour encore pas mal d’aléas, mais encore une fois, le plan fonctionne pas mal », lance-t-il. Il se dit même surpris de voir à quel point ses prédictions se réalisent : elles suivent la courbe fixée le mois précédent, sans que ses traits juvéniles n’indiquent s’il joue les faux modestes.

Derrière leur ordinateur, les participants ne posent pas de questions. Mis à part François Joubert, seuls le directeur des opérations et celui des finances connaissent les moindres détails du « plan ». Comme dans un film de braquage de Guy Ritchie, chaque personnage a un rôle bien précis à jouer qui l’empêche d’avoir une vision d’ensemble. Chacun est pourtant un maillon essentiel du casse qui est en train de s’échafauder. Un casse de près de 100 millions d’euros d’argent public. Un casse légal. Le coup du siècle, réalisé au moment où inflation et déficit de la France sont au plus haut pour cause d’augmentation des prix de l’énergie.

François Joubert n’a pas été le seul à s’engouffrer dans la brèche. En quelques années, une trentaine d’opérateurs ont éclos.

Pile il gagne, face il gagne. Et quand il gagne, c’est l’État qui perd. François Joubert connaît le marché de l’énergie comme la poche de son Grand Uniforme de polytechnicien, lui qui a fait ses armes chez EDF à Londres, au département chargé des achats et des ventes sur les marchés. Il y officiait comme trader quand, en 2007, le marché de la fourniture d’électricité et de gaz a été ouvert à la concurrence en France. Sous l’impulsion de l’Union européenne, des réglementations ont été mises en place pour accompagner la fin du monopole d’EDF. Des « tarifs réglementés » et des « accès régulés » ont été instaurés pour cadrer le secteur.

Incompréhensibles pour le grand public, ces dispositifs se sont avérés une formidable opportunité pour ceux qui se sont lancés dans la conquête de parts de marché. Ils leur ont permis d’acheter à un prix fixe des mégawattheures – l’unité mesurant une quantité d’énergie produite ou consommée en une heure –, en fonction des besoins de la clientèle estimés pour l’année, voire les deux années à venir. De nouvelles entreprises ont ainsi vu le jour, pour fournir de l’électricité aux particuliers et aux entreprises.

Et la lumière nomade fut
Récit photo  |  Mars 2024 | Écosystèmes
Mars 2024
Et la lumière nomade fut
Dans des communautés vivant sans électricité, le photographe Rubén Salgado Escudero capte la révolution que représentent les kits solaires.

François Joubert n’a été ni le premier ni le seul à s’engouffrer dans la brèche. En quelques années, une trentaine d’opérateurs ont éclos. Ils n’ont quasi rien apporté en matière de capacités de production d’électricité par rapport à EDF : ils ne la produisent pas, ou très peu, mais peuvent en acheter, puis proposer les offres de leur choix. Et c’est à coups d’opérations de démarchage très agressives qu’ils sont parvenus à grappiller des parts de marché. Les années précédant le choc de 2022 et l’explosion des prix de l’électricité, EDF fournissait deux foyers sur trois en France. La tendance s’est inversée lorsque la crise est arrivée.

Comment bien s’entourer

François Joubert a fait ses classes préparatoires scientifiques au lycée Descartes de Tours, sa ville d’origine. C’est de là qu’il rejoint les bancs de la prestigieuse école d’ingénieurs parisienne, puis l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae) et, enfin, la London School of Economics, pour un master finance. Il reste vingt ans outre-Manche, grimpe les échelons de la division trading d’EDF. Il quitte le groupe en 2015 et crée NextEarth, une société de consultants dans les investissements et le commerce d’énergie.

Lorsqu’il décide trois ans plus tard de lancer une nouvelle entreprise, le trader entend profiter de l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité. Il trouve un nom aux multiples résonances, Ohm Énergie : le terme « ohm », qui désigne l’unité de mesure de résistance électrique, évoque par sa sonorité un célèbre mantra de yoga, mais aussi le mot home (maison, en anglais). François Joubert fait appel dans un premier temps à son ami Emmanuel Gavaudan, un ancien de Goldman Sachs également installé au Royaume-Uni et qui a créé au début des années 2000 un fonds activiste (une société financière cherchant à peser dans les décisions prises par les entreprises dans lesquelles elle investit). Emmanuel Gavaudan devient – « à titre strictement personnel », nous a-t-il précisé – le principal soutien financier, une part du capital étant détenue par d’autres investisseurs étrangers rassemblés dans un collectif. Habile en affaires, François Joubert parvient tout de même à garder le contrôle de deux tiers des actions de la compagnie par son entreprise de conseil, devenue holding du groupe.

Pour attirer des clients, l’entreprise promet une électricité plus verte et moins chère.

Tous les mardis matin, le Tourangeau en costume ajusté fait partie de cette foule de Français s’engouffrant dans le hall de la gare londonienne de Saint-Pancras. Direction Paris où, jusqu’au vendredi après-midi, il se frotte à la trentaine de concurrents qui jouent des coudes. Premier arrivé, dernier parti d’un bureau qu’il quitte rarement, le patron n’est pas du genre à déléguer. Et il vérifie lui-même que le travail de chacun est effectué. Il sort bien parfois, pour des déjeuners d’affaires, au restaurant panoramique de la tour Montparnasse. Le voyage est de courte durée : ses bureaux se trouvent six étages plus bas, au 53e.

Ohm Énergie prend rapidement son envol. Pour attirer des clients, l’entreprise promet une électricité plus verte et moins chère. En 2021, avec une dizaine de salariés seulement, elle atteint un premier palier de 100 000 contrats. L’année suivante, l’entreprise emploie une cinquantaine de personnes et dépasse la barre des 200 000 comptes clients. Le PDG a recruté Julien Maréchal, un ancien fonctionnaire de la Commission de régulation de l’énergie, sorte de gendarme du secteur. Cet ingénieur de formation y travaillait comme « agent enquêteur », au sein de la Direction des affaires financières et de la surveillance des marchés de gros. Son métier : vérifier que les règles du marché de l’énergie étaient bien respectées. Son appui sera crucial pour réaliser le coup, mais surtout en sortir indemne.

Comment déclencher le plan

Le jour de la visioconférence d’août 2022, le patron entend s’assurer, depuis son domicile londonien où est enregistrée la holding de la société, que chacun va remplir son rôle, en prévision de cet hiver de pénurie énergétique. Le moment est venu de mettre en musique le fameux « churn » : cette perte de clients, que la plupart des entreprises s’efforcent de limiter… mais que François Joubert entend bien provoquer. La plupart des directeurs de l’entreprise ne savent pas comment. La formule magique est restée secrète.

Ils n’ont pas eu accès aux fichiers de travail, aux tableaux Excel ni à la comptabilité. Or un document interne que nous nous sommes procuré résume l’inavouable. Il s’agit d’une présentation PowerPoint réalisée fin 2021 pour lever des fonds. Ce business plan n’a été dévoilé qu’en de rares occasions, à une poignée de potentiels investisseurs. On y découvre le rêve de tout trader. Un rêve basé sur le fait que le fournisseur d’énergie achète de l’électricité à tarif fixe pour un ou deux ans : si les prix baissent, il garde précieusement ses clients tout en cherchant à en conquérir de nouveaux ; et si les prix augmentent, il cherche à en faire fuir un maximum pour revendre le surplus de mégawattheures sur les marchés. Reste à prévoir la stratégie pour faire revenir des consommateurs une fois que les millions d’euros espérés auront été encaissés.

Le maillon le plus délicat est entre les mains du trader : il devra revendre les kilowattheures sur les marchés.

Sur l’écran, les sourcils se froncent. Les participants commencent à comprendre, sans que personne n’ose mettre des mots sur ce qui est en train de se tramer. À chacun de jouer sa partition maintenant. Le directeur des relations avec les clients est chargé de l’envoi massif de textos et e-mails conçus pour épouvanter les abonnés. « Ceux-là, on arrive à les faire partir », triomphe le quinquagénaire, bonhomme, en parlant des plus réceptifs. La directrice marketing doit s’occuper des éventuelles répercussions des annonces brutales d’augmentation de prix sur l’image de l’entreprise. Le maillon le plus délicat est entre les mains du trader : c’est lui qui, une fois les clients partis, devra revendre les kilowattheures sur les marchés de l’énergie. Le responsable technique, enfin, mettra en place les options permettant d’organiser, une fois l’hiver passé, une campagne pour faire revenir ces mêmes clients… s’ils sont encore partants. Il propose de planifier dès l’automne l’opération de réabonnement à meilleur tarif, ou de démarcher en hiver mais de n’activer les abonnements qu’au moment opportun.

François Joubert se méfie des téléphones et des ordinateurs. En témoigne le fait qu’il ne laisse aucune trace écrite attestant du « churn ». Pendant des mois, à partir de juillet 2022, l’homme à la mèche frappe à la porte d’Adrien Barral, le directeur financier de l’époque, lorsqu’il veut avoir accès aux courbes annonciatrices des profits – avec les dates en abscisse et le nombre de contrats de clients en ordonnée. Penché sur l’écran du trentenaire au visage émacié, il prend des notes, et se met à rêver de recettes à sept chiffres. Tout dépend de la date qui sera choisie pour arrêter de recruter de nouveaux clients. « C’était l’essentiel de mon temps, raconte Adrien Barral, depuis son appartement au Mexique où notre partenaire Complément d’enquête l’a rencontré. Mon directeur général venait me voir et me demandait tous les jours : “Adrien, est-ce qu’il faut qu’on s’arrête le 14 ou le 15 juillet ?” »

À chaque fois qu’il quitte son jeune directeur financier, François Joubert repart sans rien laisser paraître, s’enferme dans son bureau ou va donner des consignes, pour adapter encore et encore son fameux plan. Que se passe-t-il si 50 000 clients quittent la barque ? Et 100 000 ? Si la pénurie énergétique se poursuit, voire même s’accentue, le patron évalue les gains à près de 100 millions d’euros. Au plus fort de la crise, si tous les clients sont mis dehors, c’est un magot de 300 millions d’euros qui pourrait être amassé. Le trader devenu chef d’entreprise passe des mois le nez dans les chiffres, arrimé à ses navettes d’horloger entre Paris et Londres.

Il ne doute pas, ou en tout cas ne laisse rien paraître. Dès l’été 2022, les prix s’envolent. Le polytechnicien réalise qu’il peut réaliser des bénéfices records en vendant jusqu’à plus de 1 000 euros un mégawattheure qu’il avait acheté entre 100 et 200 euros l’année précédente pour couvrir les besoins anticipés de ses abonnés. Les premières consignes sont données. Les participants à la visioconférence lancent leurs filets.

Chapitre 2

Et pendant ce temps, EDF paie l’addition

Chapitre 2 Et pendant ce temps, EDF paie l’addition

« Ils ont augmenté les prix par deux, donc je ne suis pas resté », se plaint Ludivine sur la page Ohm Énergie d’une plate-forme de comparaison de prix. « Forte augmentation des tarifs quinze jours après la souscription », abonde Didier, visiblement énervé. Entre juillet et octobre 2022, des milliers de clients d’Ohm Énergie reçoivent un e-mail ou un texto intitulé « Augmentation de vos factures d’électricité ». L’ancien tarif et le nouveau y apparaissent en vert fluo. Du simple à plus du double. Le plan « churn » a bien été lancé.

Mais faire partir près de 80 000 abonnés en quelques semaines, sur un total d’environ 200 000, ça se voit. Sur Twitter – devenu X depuis –, la secousse s’amplifie quand les mécontents interpellent des personnalités politiques. Le sénateur communiste Fabien Gay relaie leur colère. « Contrairement à son nom, il n’est pas très sympathique, ce monsieur, blague François Joubert lors d’une réunion avec les managers de l’entreprise. J’ai passé la journée avec les journalistes à éteindre le feu… » Le patron regrette que cette histoire mette sa société « dans le collimateur de tout le monde, de toute la presse », même si la ministre de la Transition énergétique de l’époque leur « a été plutôt favorable ». Agnès Pannier-Runacher a en effet pris la défense d’Ohm Énergie, expliquant que son ministère était « intransigeant » concernant les accès régulés au marché de l’énergie et que « les clients peuvent aussi résilier leur contrat à tout moment ».

Comment engranger des bénéfices records

Malgré cette pression qu’il n’avait pas anticipée, l’ancien trader maintient le cap. Lorsque le médiateur national de l’énergie est saisi à la suite de nombreuses plaintes reçues, Joubert ne panique pas non plus. Il se rend fin août à la convocation de l’institution chargée des litiges avec les consommateurs. Et la semaine suivante, le service client d’Ohm Énergie annonce le recrutement de Leila Marouf, qui officiait jusque-là comme « juriste senior droit de l’énergie » chez ce même médiateur. Interrogée à ce sujet, l’entreprise assure qu’il n’y a « aucun lien de cause à effet entre un RV [rendez-vous] avec le médiateur et l’arrivée d’une nouvelle collaboratrice y ayant travaillé le même jour ».

Tout est bon pour continuer à « churner ». Pendant ce temps, la phase suivante a déjà commencé. Dès septembre 2022, la fonte des contrats en gestion permet de revendre sur les marchés les surplus de mégawattheures. Le butin est à portée de main, enfin. À partir d’octobre, Ohm Énergie, historiquement acheteur, devient très largement vendeur. Comme d’habitude, l’entreprise fait appel à Axpo, son intermédiaire en mégawattheures. Le groupe installé à Baden, près de Zurich, est chargé chaque fin de mois d’en acheter ou d’en vendre sur les marchés. C’est donc Axpo qui effectue, le 21 novembre 2022, un premier virement de 10,9 millions d’euros à Ohm. Suivront des versements similaires les mois suivants.

À la fin de l’hiver, la trésorerie de l’entreprise de François Joubert dépasse les 130 millions d’euros. Le directeur financier, Adrien Barral, s’applique à vérifier que les fonds sont bien virés. Le trentenaire doit se pincer : dire que la société peinait à trouver l’équilibre financier l’année précédente ! « Ohm Énergie n’avait jamais réalisé de bénéfices jusqu’à présent, on avait fait au maximum 700 000 euros. Et encore, c’était en jouant sur les règles comptables pour afficher un bénéfice », confie-t-il à notre partenaire Complément d’enquête.

Dans un contexte de crise inédite de l’énergie, mieux vaut éviter de nouveaux coups de projecteur.

Quand les premiers millions sont encaissés, le directeur, en vieux routier du trading, ne laisse toujours rien transparaître. Aucune euphorie ni discours triomphaliste. Au contraire, la discrétion reste de mise. En interne, les chiffres demeurent son domaine réservé – une nouvelle fois, seuls le directeur des opérations et celui des finances sont mis dans la confidence. Dans un contexte de crise inédite de l’énergie, mieux vaut éviter de nouveaux coups de projecteur. Et ce d’autant qu’un article du Point identifie « le plan secret des fournisseurs pour s’enrichir pendant la crise ». Dans la foulée de cette publication, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) se mobilise. Début septembre 2022, elle mandate un agent enquêteur. Pas de quoi inquiéter François Joubert qui confie au sien, l’ex-haut fonctionnaire de la CRE, Julien Maréchal, la charge de répondre aux accusations.

Pendant des mois, la passe d’armes a lieu sous cape. L’institution chargée de surveiller que les règles sont respectées demande des précisions, envoie des questions et résume ses griefs. En apparence, François Joubert est serein, persuadé qu’il a joué réglo et que la CRE fait du zèle sous la pression du ministère de l’Économie. Par e-mail, il cherche à rassurer les troupes après un article du Parisien annonçant l’ouverture d’une enquête. « Sur la forme, nous sommes bien entendu surpris et déçus de cette décision, Julien et moi-même ayant rencontré la CRE il y a une dizaine de jours sans qu’aucun manquement à nos obligations ne nous soit reproché, écrit-il dans un message à tous ses employés. Sur le fond, nous sommes confiants sur le fait que cette enquête nous permettra d’établir qu’Ohm Énergie n’a pas manqué à ses obligations. »

Comment se délester sur EDF

De son côté, la Commission de régulation de l’énergie est persuadée qu’Ohm a triché. L’agent enquêteur l’accuse dans sa note de « déformation intentionnelle du portefeuille » en été et de « demande excédentaire » d’accès à des tarifs régulés. Comprendre : les clients ont été utilisés pour acheter sur les marchés, puis mis dehors pour revendre beaucoup plus cher lorsque les prix ont augmenté. Le rapport conclut que ces pratiques sont « de nature à porter gravement atteinte au fonctionnement du marché de l’énergie ».

Au total, écrit l’auteur, entre août et octobre 2022, du fait des manipulations d’Ohm, « les autres fournisseurs ont supporté des surcoûts compris entre 11 millions d’euros et 80 millions d’euros, la borne haute étant sans doute la plus proche de la réalité ». Les documents internes auxquels la CRE n’a pas eu accès montrent qu’en réalité il s’agit de près de 100 millions d’euros sur la totalité de la période. Quant aux « autres fournisseurs », il s’agit en fait d’EDF : l’opérateur national, qui n’a pas le droit de refuser de clients, a été contraint d’accepter les transfuges. Pour les approvisionner, il a racheté de l’électricité sur le marché libre au moment même où les prix atteignaient des sommets. En incluant tous les fournisseurs alternatifs, le surcoût dépasse le milliard d’euros pour EDF (contactée, l’entreprise a refusé d’en dire plus).

Ohm Énergie n’est en effet pas le seul fournisseur en cause. À partir de l’été 2022, EDF assure accueillir 100 000 nouveaux clients par mois. Agnès Pannier-Runacher, la ministre de la Transition énergétique, qui a défendu Ohm dans un premier temps, promet maintenant de la fermeté face aux « fournisseurs voyous ». Mais il n’y a rien d’illégal dans le procédé. C’est le système de mise en concurrence qui est cassé. Certes, le consommateur n’est pas perdant – sauf s’il ne change pas de fournisseur à temps –, mais c’est bien le cas d’EDF – et donc du contribuable, puisque l’entreprise est détenue à 100 % par l’État. Au total, l’opérateur public a perdu 1,5 milliard d’euros en achetant de l’énergie d’urgence à cause de ses concurrents.

« Perquisition. Merci de quitter les bureaux », lancent les policiers aux employés présents.

Une quinzaine de policiers avec brassards s’agglutinent devant les portiques de sécurité de la tour Montparnasse en ce matin d’avril 2023. Arrivés à l’étage des bureaux d’Ohm Énergie, ils annoncent la couleur : « Où est François Joubert !? » C’est un mardi, et le chef est encore dans l’Eurostar en provenance de Londres. « Perquisition. Merci de quitter les bureaux », lancent-ils aux employés présents. Plusieurs ordinateurs sont saisis, dont ceux de Julien Maréchal et Leila Marouf, les deux anciens agents publics passés de l’autre côté de la barrière. Les limiers envoyés par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), le gendarme des bonnes pratiques commerciales dépendant du ministère de l’Économie, cherchent à prouver qu’il y avait malice derrière les accordéons de prix signalés par les consommateurs en colère.

Peine perdue. Comme on le saura quelques semaines plus tard, les policiers n’ont pas récupéré de preuves, celles-ci se trouvant uniquement dans des présentations comptables ou discussions internes qui n’ont pas été saisies. Le « plan » est, de toute façon, difficile à prouver sans tous les éléments et documents que nous avons consultés. Les détails ont principalement été partagés lors de réunions, à l’oral.

Et puis, depuis la mise en œuvre du coup, chez Ohm Énergie, la valse des salariés a commencé. Plusieurs ont quitté l’entreprise, écœurés par son ambiance de travail et ses pratiques commerciales. La directrice marketing est partie, tout comme le directeur financier, Adrien Barral. Depuis Mexico où il s’est installé, le jeune homme commente les chiffres, dégoûté par le fonctionnement du secteur : « Dans un certain nombre de cas de figure, et notamment en utilisant au mieux les failles de la régulation, la seule façon pour un fournisseur d’électricité de faire de l’argent, c’est de nuire à l’intérêt général, déplore celui qui a rejoint l’entreprise sans rien connaître du secteur de l’énergie et qui en dénonce aujourd’hui les travers. Aucune entreprise n’a un discours honnête, ce n’est pas qu’Ohm» Fin 2023, il quitte l’entreprise, décidé à changer de vie, s’inscrivant en fac de philosophie. Recruté dès le départ du trentenaire, son successeur reste en poste quelques semaines seulement.

Comment esquiver la presse

François Joubert, lui, continue ses allers-retours en Eurostar. Durant les derniers mois de notre enquête, il a refusé de nous rencontrer pour répondre à nos questions. Une agence de communication a justifié ce refus par e-mail : « Nous ne sommes pas habilités à commenter une enquête de la CRE qui n’est pas encore close. » Et d’ajouter : « Nous avons, de notre côté, la conviction, quelles que soient les péripéties, d’offrir une énergie plus verte et moins chère. » Interrogée ensuite par écrit, l’entreprise s’est bornée à nier catégoriquement avoir voulu faire fuir ses clients : « Nous avons augmenté nos prix comme les boulangers ou les transporteurs parce que nous ne pouvions pas faire autrement. Aurions-nous dû vendre à perte et faire faillite comme tant de nos compétiteurs ? » Quant aux profits records réalisés, Ohm Énergie n’a pas répondu dans le détail. L’agence de communication a lourdement insisté sur les résultats de la filiale trading d’EDF, l’ancien employeur de François Joubert, oubliant les pertes colossales du groupe causées par la transhumance de clients fuyant les fournisseurs alternatifs.

La CRE et la DGCCRF ont refusé de nous parler. Julien Maréchal et Leila Marouf n’ont pas donné suite, et l’entreprise a répondu à leur place : « Concernant les collaborateurs d’Ohm Énergie : ceux-ci ont rejoint la société après avoir répondu à une annonce, passé un processus de sélection et respecté un préavis usuel de trois mois chez leur employeur précédent. »

Ohm se garde bien de publier ses comptes 2022-2023, enfreignant ses obligations légales.

Malgré tout, Ohm Énergie continue aujourd’hui à vendre de l’énergie, en promettant un prix inférieur à celui du tarif réglementé, ainsi que des offres « vertes » et « sans nucléaire », voire des tarifs préférentiels grâce à une supposée intelligence artificielle. Des promesses farfelues pour se distinguer de la concurrence alors que l’entreprise achète, comme les autres, ses électrons sur les marchés. Dans le même temps, Ohm se garde bien de publier ses comptes 2022-2023, enfreignant ses obligations légales. Les enquêtes de la CRE et de la DGCCRF sont toujours ouvertes, mais n’y changeront rien. Même si ces institutions parvenaient à démontrer des abus de tarifs réglementés – ce qui nécessite de prouver des intentions malignes –, la sanction la plus sévère serait une amende proportionnelle au chiffre d’affaires précédent. Quelques millions d’euros. Une somme largement provisionnée par le prévoyant patron.

Entre-temps, les actionnaires, installés au Royaume-Uni, au Liechtenstein, au Luxembourg, en Suisse, à Hongkong ou à Monaco, attendent que les 100 millions de trésorerie accumulés durant la crise énergétique ruissellent. Détenant 65 % des parts de la maison mère londonienne, l’ancien trader a réussi son coup. Sans se ranger pour autant. Le 1er février 2024, quand l’État a annoncé une augmentation des tarifs réglementés de l’énergie de 10 %, Ohm Énergie a lancé une nouvelle campagne de réclame, promettant aux consommateurs des contrats qui permettent « d’effacer les deux dernières augmentations tarifaires ». Il faut attirer le chaland. Pour être gagnant à tous les coups, le trading de mégawattheures sous tarifs réglementés a besoin de clients. Quitte à les faire partir quand la bise est venue.

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