Estimés par les Nations unies à environ dix millions d’arbres, les oliviers de Cisjordanie sont étroitement liés à l’identité palestinienne : principal produit agricole, ils rythment la vie quotidienne depuis toujours entre cueillette et broyage des olives, extraction, vente et partage de l’huile. Selon un article paru dans The Guardian, en 2015, 100 000 familles dépendaient directement de ces arbres et 50 000 autres personnes travaillaient leurs produits, soit presque un tiers de la population. Ce lien profond avec le peuple palestinien fait d’eux des cibles à éliminer du paysage, au gré du processus de colonisation israélienne.
La juriste et ethnographe Irus Braverman indique que ces arbres représentent ainsi un « déplacement totémique de l’adversaire ». Une étude publiée en 2012 par l’Applied Research Institute – Jerusalem (ARIJ), une ONG palestinienne travaillant sur la gestion des ressources naturelles et l’agriculture dans les territoires palestiniens, a estimé que 800 000 oliviers en Cisjordanie ont été déracinés, brûlés ou détruits par les autorités ou les colons israéliens depuis la guerre des Six Jours en 1967.
Point central de tension entre les peuples
Dans les semaines qui ont suivi le massacre du 7 octobre 2023 perpétré par le Hamas, 113 attaques de colons à l’encontre des Palestiniens travaillant l’olive ont été recensées par l’ONG israélienne Yesh Din : agressions physiques, vols de récolte et de matériel, arbres coupés ou brûlés. Selon Irus Braverman, l’olivier est devenu, plus largement, un point central dans les tensions entre les deux peuples sur la terre, la souveraineté et les droits. L’acte de planter, de cultiver ou de protéger des arbres revient alors à une forme d’expression politique et de résistance.
C’est en 2021 que l’artiste juif sud-africain Adam Broomberg a vu le premier olivier en feu : « J’étais à Hébron chez Issa Amro, un pacifiste activiste des droits humains. On était assis dans sa cour quand on a vu une fumée venir d’un des oliviers. Les colons israéliens illégaux font souvent ça : ils mettent du pétrole dans le centre de l’arbre. Quand tu vois la fumée, c’est déjà trop tard, on ne peut plus sauver l’arbre. »
Arbres millénaires, mutilés et majestueux
Quelques mois après, il revient sur place avec Rafael Gonzales, photographe allemand et espagnol qui vit comme lui à Berlin. En 2022 et 2023, ils photographient des dizaines d’oliviers, du plus ancien – le mythique Al Badawi, pas loin de Bethléem, réputé vieux de 4 500 ans – aux plus jeunes. Isolés dans la campagne ou adossés à une maison, entremêlés, millénaires, mutilés et majestueux.
Tous ces clichés sont pris en noir et blanc, à la chambre photographique. Un choix technique à contre-courant des travaux photojournalistiques classiques : l’appareil demande un long temps de mise en place et d’exposition. « Dans ce monde où le langage est complètement polarisé, nous cherchions une langue plus lente, plus douce », posent les deux artistes.
Il en résulte une série silencieuse, sans bruits ni mots, publiée en livre : Anchor in the Landscape (éditions Mack, avril 2024). Les légendes sont réduites à une simple géolocalisation, pour raconter cette histoire irracontable. Il faut affiner l’ouïe, ou, comme dirait la chercheuse américaine en culture et médias contemporains Tina Campt, s’accorder à la basse fréquence de ces images pour écouter leur voix. Et on l’entendra, alors, très fort, le cri silencieux de ces arbres.








Photos extraites du livre Anchor in the Landscape, d’Adam Broomberg et Rafael Gonzalez, avec la gracieuse autorisation des artistes et des éditions Mack.