Wikipédia est sous un feu nourri. De l’autre côté de l’Atlantique, le milliardaire Elon Musk accuse la célèbre encyclopédie participative d’être en réalité « Wokipedia », une officine contrôlée par des militants acquis aux idées progressistes, qui diaboliseraient leurs ennemis politiques. En France, le magazine Le Point a lancé une croisade à coup de pétitions et de tribunes, estimant être victime d’une campagne de dénigrement orchestrée par des contributeurs partiaux.
Avant le début de cette controverse, nous recueillions la parole de Lechatperché, un « patrouilleur » bénévole dont la fonction est de traquer les contributions contraires aux principes fondateurs de Wikipédia – à commencer par la neutralité de point de vue. Car chaque internaute peut, sans que soit vérifiée son identité, apporter sa contribution à une page de l’encyclopédie, qui peut ensuite être modifiée par n’importe qui.
La crédibilité de Wikipédia repose donc sur les épaules de volontaires, non rémunérés, protégés des intimidations par leur pseudonyme. Témoignage d’un combattant des guerres d’édition qui se dissimulent sous les pages du septième site web le plus visité au monde.
Je suis chef de projet dans une grande entreprise et, tous les soirs, je passe environ deux heures sur Wikipédia. Je me suis passionné pour ce site quand j’étais étudiant. Je suis resté un lecteur silencieux jusqu’en 2020. J’ai commencé à patrouiller quelques mois après. C’est un statut officieux, tout le monde peut s’y mettre, mais je dirais que nous sommes une trentaine de patrouilleurs actifs et expérimentés sur la partie francophone du site. Je m’appuie beaucoup sur la liste de suivi, un outil de Wikipédia qui m’envoie une notification dès qu’une page qui m’intéresse subit une modification.
C’est un travail qui peut vite devenir fastidieux – j’ai entre 8 000 et 10 000 pages dans ma liste actuellement. Alors nous adaptons notre surveillance selon les circonstances. Les soirs de match de foot, par exemple, il faut faire attention aux biographies des joueurs qui sont vandalisées par des supporters mécontents, à coup d’insultes ou de propos absurdes. En période électorale, nous nous répartissons le suivi de toutes les pages des candidats.
Le robot sonne l’alerte
Pour nous aider, des membres de la communauté ont programmé des petits robots ad hoc. SaleBot, par exemple, repère les comportements suspects. Si quelqu’un qui n’a jamais contribué ajoute soudainement un passage énorme sur une petite page, le robot sonne l’alerte. Il est également possible de placer des filtres pour bloquer certains mots lorsque nous repérons un utilisateur un peu trop obsessionnel.
Ces dernières années, nous avons constaté un accroissement des actes de « caviardage », c’est-à-dire de suppression de mentions défavorables. Ou peut-être avons-nous seulement pris conscience de leur ampleur. Le grand classique est ce que nous appelons l’« abus de faux-nez » : un utilisateur crée de nombreux comptes pour faire croire à un consensus factice. Pour les détecter, je dispose d’un pouvoir un peu spécial puisque je suis l’un des sept vérificateurs d’adresses IP du Wikipédia francophone. Ce sont des données sensibles pour lesquelles j’ai signé un accord de confidentialité.

Pères fouettards
Récemment, deux comptes jouaient à être d’accord sur des modifications à apporter à la page du sénateur UDI Laurent Lafon. J’ai rapidement confirmé que, selon toute probabilité, ils étaient utilisés par la même personne. J’ai aussi mis en lumière une ribambelle de comptes passionnés par l’ancien député Julien Bayou, appartenant à une seule et même personne. Les pages des entreprises, elles, se gonflent de plus en plus de contenus promotionnels, sourcés à coups de communiqués de presse, jusqu’à en devenir indigestes.
L’engagement dans Wikipédia comprend sa part d’aliénation. La liste de suivi par exemple, avec son flot constant de notifications, a une dimension très addictive. Cela devient parfois difficile de prendre de la distance. Là, par exemple, je suis en « wikibreak », une mise en retrait volontaire que la communauté recommande de s’imposer de temps en temps.
Aux yeux de certains, nous serions des pères fouettards qui découragent les nouveaux contributeurs. Car il n’est pas toujours facile de distinguer la malveillance de la simple erreur. L’une des règles de Wikipédia est d’ailleurs de toujours présumer la bonne foi. Mais, face à des communicants payés pour créer du contenu, nous ne devons pas présumer la bonne foi au point de tuer l’encyclopédie.
