Monsieur Picchetti, le croque-mort de la Corse

Écrit par Ariane Chemin Illustré par Sardon
Édition d'avril 2008
Monsieur Picchetti, le croque-mort de la Corse
En Corse, la mort est une affaire de famille. En 2008, nous avons rencontré le croque-mort de l’île qui a monté, avec les siens, une entreprise florissante. Portrait d’une île vieillissante qui tient la vie pour une « période » et se complaît dans le drame.
Article à retrouver dans la revue XXI n°2, Les nouveaux visages de l'économie
37 minutes de lecture

Comment tient sa tête, sans cou, sur ses épaules massives ? D’où vient ce corps, qui semble taillé d’une seule pièce de bois ? On a le temps d’observer les gens, lors des enterrements, de s’interroger aussi. Monsieur Picchetti y passe sa vie, et ses compatriotes pas mal d’après-midi. Toute la Corse le connaît donc – et l’imite à la perfection. Cette manière bien à lui de baisser le front et de saluer d’un coup de casquette contrit, quand il vous croise dans la rue, comme par déformation professionnelle. Sa gamme d’onomatopées, quand un endeuillé cherche sa main ou son avis, ses subtils dodelinements de tête, ses longs soupirs sous son costume noir qui lui donne des airs de manchot empereur. 

« Allez chez Picchetti… », « Faites affaire avec Picchetti… », « Picchetti, y’a pas mieux… » En dix ans, Bernard Picchetti est devenu le successful croque-mort de la Corse. « On tourne très bien », concède l’intéressé. En Corse-du-Sud, c’est lui le plus demandé, notamment par les grandes familles d’Ajaccio. « La multinationale », dit-on sur le cours Napoléon, le « boulevard » de la ville, où jamais on ne se trouve en retard d’une flacchine, une petite moquerie. Impossible de louper son majestueux funérarium à fausses colonnes doriques, la mieux fléchée des entreprises de la zone industrielle d’Ajaccio. Difficile de ne pas croiser ses spectaculaires cortèges menés par une longue limousine mauve. « Même les morts trouvent le chemin, avec ces pancartes partout », note le loueur de voitures du cours Grandval.  

Comme un rite de retour

Chaque jour, Monsieur Picchetti veille et enterre deux ou trois insulaires – et avec eux un peu de la Corse. A sa manière, qui ne ressemble à aucune autre en France, mais qui rappelle à l’île l’époque où la parentèle accourue des villages veillait trois jours durant les défunts exposés sur la tola (la table du salon), dans les chaussures neuves et les plus beaux habits, où on enterrait u babbu (papa) et u missiavu (grand-père), dans le tombeau bâti au pied de la maison, pour les garder près de soi. Tout cela disparaît peu à peu, avec le monde rural. Mais, avec sa formule « comme avant », Monsieur Picchetti a anticipé l’évolution démographique de son île, modernisé la théâtralisation d’antan, lui donnant à vivre quelque chose qui a le goût de demain, mais raconte encore un peu hier.  

Picchetti n’a pas toujours été une marque. Ce fut aussi un simple nom de famille, celui d’une famille de menuisiers de Sainte-Marie-Sicché, ravissant hameau du Haut-Taravo, à l’écart de la route qui mène d’Ajaccio à Sartène. Le village survit aujourd’hui grâce à son statut de chef-lieu de canton : on y trouve l’école, la poste et la perception, mais aussi une pharmacie, un hôtel-restaurant, un café et un boucher. En contrebas, au hameau de Vico, un petit château rappelle que le village fut celui de Vanina d’Ornano, étranglée au XVIe siècle par son propre mari, le fameux condottiere Sampiero Corso, ennemi de Gênes et héros de l’indépendance corse, « parce qu’elle l’avait fait cocu », rappelle, en s’arrangeant un peu avec l’Histoire, Jean-Jérôme Melicucci, du hameau de Sicché. Les grosses maisons en pierre dans le village, les mausolées majestueux dans le cimetière, témoignent de la splendeur passée de ce lieu élu, un temps, villégiature de vacances pour Ajacciens fortunés. 

L’apprenti est bosseur. « En quarante ans, jamais un jour de congé, jamais un jour de chômage », confesse-t-il.

Bernard Picchetti, fils du coiffeur et de la buraliste du village, y naît voici soixante-deux ans. Orphelin de son père à 11 ans, il quitte l’école à 17 et entre au service d’un menuisier du village. Chambranles, buffets, pétrins… « Pas de la marqueterie, non ! Des meubles à vivre, comme souvent en Corse-du-Sud. Du pratique, du solide. Du fonctionnel rassurant, raconte le journaliste Jacques Renucci, originaire du village de Ciamanacce tout proche. Chaque fois, par exemple, que mon oncle Jean-Jacques, capitaine au long cours, revenait au village, il se faisait faire un meuble chez Picchetti. C’était comme un rite du retour, un fondamental rassurant. » 

L’apprenti est bosseur. « En quarante ans, jamais un jour de congé, jamais un jour de chômage », confesse-t-il. Entre deux portes et trois fenêtres en châtaignier, le jeune homme apprend aussi à fabriquer des cercueils quand un villageois vient à mourir. Un événement : « Les parents et petits parents arrivaient à pied de tout le village et bien au-delà. On rôtissait les agneaux, on servait le vin, la charcuterie et les fromages », se souvient encore Marc Picchetti – le « Fils » de Pichetti et Fils –, petit homme rond, courtois et appliqué dont la calvitie semble démentir les 33 ans. « Les gens ne venaient pas les mains vides. Ils apportaient les beignets, le fromage, les saucissons. » Les voisins prêtaient des chaises, des fauteuils, voire leurs jardins et quelques lits.

La longue plainte du lamentu

On veillait le corps du défunt, parfois trois jours durant. A la nuit, après la visite du prêtre, les femmes prenaient les mains du mort et se mettaient à psalmodier le lamentu, longue plainte de douleur résignée nourrie aux souvenirs passés. « Elles faisaient l’éloge du mort comme dans une chanson de geste, explique Jean-Paul Poletti, le chef du célèbre Chœur d’hommes de Sartène. Heureusement, le clergé catholique qui entendait ces cris avant de bénir le corps a été assez malin pour en noter les paroles. » Notamment celles des voceri qui, lors d’un meurtre ou d’un crime, remplaçaient les lamenti et appelaient à la vengeance – a vindetta. Marc Picchetti n’a que 33 ans, mais s’en souvient encore « avec terreur » : « C’étaient des cris horribles, chantés par des vieilles femmes en noir. »

A Bastia, on plaçait des draperies et des avis de décès sur les portes, comme en Italie. Sur le cours Napoléon ou le cours Grandval, à Ajaccio, on se contentait, il y a quelques dizaines d’années encore, de grands dais noirs à l’entrée des immeubles où quelqu’un venait de trépasser. Dans la maison ou l’appartement, on disposait des linges sur le miroir : pas question que le défunt entraîne des vivants avec lui de l’autre côté, vers le pays des morts. Pas étonnant que ces rites, comme la vendetta, aient inspiré les écrivains romantiques du « continent » et installé « quelques clichés littéraires à la vie dure, comme la Colomba de Mérimée », soupire Poletti, le chef du chœur.

Sur les chapeaux de roue 

Comment devient-on croque-mort – u croquemort, disent les Corses ? Bernard Picchetti n’est pas de cette espèce qui s’allonge sur un divan : « Le bois, c’était mon truc depuis tout petit », lâche-t-il, laconique. L’empirisme semble avoir inspiré l’employé Picchetti : « Les enterrements, je voyais que ça prenait de l’ampleur. » Son patron, fatigué, lui cède l’entreprise. En 1972, il se marie avec une jolie fille de Propriano, et s’achète dans la foulée une fourgonnette 4L d’occasion. « J’ai sorti le siège avant droit, je l’ai transformée. Mon épouse a fait des rideaux, tapissé un coffre avec du capiton », raconte-t-il. Puis, ajoute son fils, « Papa s’est acheté un costume. Ça a commencé comme ça ».

« J’ai fait les cercueils pour le village, puis pour tout le canton, poursuit Bernard Picchetti. On m’a vite appelé jusqu’à Ajaccio. A l’époque, là-bas, Roblot était en situation de monopole, même s’il n’avait qu’un seul fourgon. Ça a tout de suite marché sur les chapeaux de roue. J’avais ouvert un petit dépôt à Aspretto, j’en ai ouvert un autre en 1995 en ville. » Monsieur Picchetti a pignon sur le cours Grandval – un must. Certains se seraient arrêtés là. Pas lui. « Jamais, je ne me serais fait construire une grosse villa en bord de mer », explique ce vrai paysan. 

Dans les annonces de décès de « Corse-matin », Roblot et les Pompes funèbres impériales font triste figure. C’est Picchetti qui annonce chaque semaine le plus grand nombre de levées du corps dans son funérarium.

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