Mourad Ghazli a l’habitude des situations bancales. Peut-être même les cultive-t-il. Aussi, lorsque le maire de Thiais (Val-de-Marne) lui demande de démissionner de son poste de conseiller municipal en 2016 pour avoir comparé publiquement « les extrémistes laïcards » à Daech, l’élu décide de rester en place, « simplement pour faire chier ». Et quand, deux ans plus tard, il déclenche un nouveau tollé en appelant les homosexuels à aller se « taper […] un âne », c’est décidé, il quitte la France.
Sur la riviera turque, il s’installe dans sa villa sur les hauteurs d’Alanya, avec sa femme, quatre de ses neuf enfants, et un projet : bâtir des résidences islamiques pour des Français de confession musulmane. En janvier 2020, l’entrepreneur dévoile son rêve immobilier en live sur Facebook. 22 000 personnes regardent la vidéo en direct. La cinquantaine d’appartements sont vendus sur plan en moins de 48 heures. Dans un post, il s’emballe : « Macron, je suis gêné, je dois te donner une commission, plus tu tapes sur les musulmans plus ils s’empressent de m’acheter des appartements pour ne plus voir ta tête et celle de ton équipe d’islamophobe. » Dans un autre : « Vive la république et vive le SÉPARATISME. » (sic)
Quatre ans plus tard, près de 300 familles ont suivi, certaines pour s’établir en Turquie de manière définitive, d’autres simplement pour disposer d’un appartement pendant les vacances. La plupart n’avaient jamais mis un pied dans le pays, n’en maîtrisent ni la langue ni les usages, mais tous accordent à Mourad Ghazli une aura de gourou. « Ma sha Allah qu’Allah le récompense et lui facilite davantage » (sic), remercie un certain LMC sur le groupe Telegram où se bousculent les candidats à l’aventure. « Salam aleykoum, trop déçue qu’il n’y ait plus de trois-pièces. […] En espérant pouvoir faire partie de la team ! », s’impatiente une autre. Un troisième rassure : « Inch’Allah, je pense sincèrement que ce sera juste une question de temps, chacun de nous aura son appartement avec l’aide de Dieu et de Mourad. » Si ce n’est que le vent pourrait bien tourner. Et avec lui, emporter le projet pharaonique de Mourad Ghazli tout entier.
La promesse d’un entre-soi
La nouvelle résidence, sixième colosse à sortir de terre en quatre ans, promet d’être pimpante : vue à 180 degrés sur la mer, neuf étages montés en arc de cercle et, depuis la terrasse, le chant des oiseaux le matin. Le nom même présage quelque chose de prestigieux : Salam, « paix » en arabe, comme une invitation à laisser ses tracas à la porte.
Pour monter ces vastes opérations, Mourad Ghazli a changé par deux fois de promoteurs avant de s’associer à Cebeciler, petite entreprise familiale turque, moins de trente projets immobiliers au compteur. La moitié des résidences présente un concept « islamique » : Salam 1, 2 et 3 disposent d’une piscine réservée aux femmes en plus de la piscine commune, de spas et de salles de sport sur un étage, différenciés en fonction du sexe, et d’une mosquée, construite en face de chaque complexe. Les appartements peuvent être achetés à crédit sans intérêts, comme le prescrit le Coran. La promesse est de se sentir chez soi, ou plutôt entre soi, entouré « de musulmans francophones sur la même longueur d’onde que vous », sans « regard infligeant (sic) ni oppression médiatique », assure le site Internet des résidences.
Les autres immeubles – Viamar, Boutique 15, Boutique 16 – sont plus standard dans leur conception. Officiellement, les candidats doivent répondre à un seul critère – être francophone – mais, de fait, seuls des musulmans postulent. Alanya, 360 000 habitants, tous connaissent : sa longue langue de sable, son eau cristalline et ses quelque 2 600 hôtels « halal friendly », ont fait, depuis le tournant des années 2000, la réputation mondiale de la ville.
Chaque année, près de 10 000 Français musulmans voyagent dans le pays en passant par la plate-forme Halalbooking.
Certains voyageurs y viennent même pour faire leur chahada, la profession de foi musulmane, rapporte dans la presse locale le mufti d’Alanya, Ihsan Ilhan, qui assure avoir converti neuf étrangers en moins de six mois cette année. La Turquie s’affiche désormais comme la destination numéro 1 du tourisme islamique mondial, générant 25 % du chiffre d’affaires du secteur, d’après le site Halalbooking, qui recense les hôtels halal dans le monde.
Près de 10 000 Français musulmans voyagent dans le pays chaque année en passant par la plate-forme. D’où l’idée de Mourad Ghazli d’y bâtir des logements permanents. La tentative est unique : il n’existe pas d’autres résidences islamiques francophones. « Quelques groupes se sont établis en Algérie, au Maroc, ou même à Birmingham, en Angleterre, où des salafistes français se sont installés. Mais jamais dans des résidences comme celles-ci », observe Damien Saverot, doctorant en sociologie politique à l’ENS et spécialiste des questions liées à l’islam.
Confort à la française
Dix mois déjà que Salam 3 aurait dû être livrée et, en ce début d’août 2024, l’immeuble est encore en chantier. Les pieds dans la boue, une dizaine d’ouvriers s’affairent à prendre les mesures de la future piscine, à l’arrière du bâtiment, un gros bloc encore tout gris. Le quartier tout entier semble émerger de terre, avec sa piste cyclable à peine goudronnée, ses jeux pour enfants flambant neufs et ses kiosques à boisson en construction. L’emplacement du terrain a été choisi avec soin.
Une petite rivière coule en face, avec, tout autour, des champs de bananiers et, en contrebas, la mer, d’un bleu qu’on ne peut prêter qu’à la Méditerranée : azur, sans écume. Banques, tribunaux, supermarchés sont accessibles à moins de cinq minutes en voiture. Le confort à la française, mais en Turquie. Si bien que Mourad Ghazli a surnommé l’avenue qui traverse le quartier « les Champs-Élysées ».
Les 67 appartements de Salam 3 ont été vendus sur plan, eux aussi, à des tarifs oscillant entre 90 000 et 190 000 euros, le prix fort étant réservé aux cinq-pièces du dernier étage. 8 % du montant doit être versé à la signature, le reste à intervalle régulier jusqu’à la remise des clefs. Souvent, il y a des retards de paiement. Ça agace Ghazli, mais en même temps, il comprend : débarquent ici des patrons de PME, des ingénieurs informatiques, mais aussi des enseignants et des infirmiers, la plupart quadragénaires, avec de jeunes enfants, qui viennent de toute la France urbaine – Strasbourg, Paris, Lyon ou Marseille – et accèdent à la propriété grâce à de petites économies et à des emprunts, que ce soit à la famille ou aux amis.
Deux décrets ont restreint l’octroi des permis de résidence. Un vent de panique a traversé la petite communauté de Français.
Téléphone en main, Ghazli balaie le chantier avec sa caméra à la recherche des dernières avancées. Sur le fil Telegram qui leur est dédié, les clients – qu’il préfère appeler des « propriétaires » – sont à l’affût : les planètes ont jusqu’ici refusé de s’aligner, et le chantier de Salam 3, démarré en 2022, a été plusieurs fois repoussé. Il y a d’abord eu les pénuries mondiales liées à la reprise des travaux post-Covid. Puis la main-d’œuvre dans le secteur du bâtiment s’est raréfiée – tous les ouvriers ont été réquisitionnés pour rebâtir les villes du sud-est turc, détruites par les séismes de février 2023.
Enfin, deux décrets sont venus restreindre l’octroi des permis de résidence aux étrangers, précieux sésame les autorisant à rester plus de trois mois sur le sol turc. Le premier, publié à l’été 2022, leur interdit de s’installer dans un quartier où les étrangers dépassent 20 % des habitants. Le second, en octobre 2023, impose d’investir un minimum de 200 000 dollars dans un même bien. À l’approche des élections municipales de mars 2024, les autorités tentent d’endiguer la flambée des prix de l’immobilier, alimentée par le déclenchement de la guerre en Ukraine et l’arrivée soudaine de quelque 100 000 Russes et 40 000 Ukrainiens. Un vent de panique a alors traversé la petite communauté de Français. « Ça veut dire que les propriétaires auront plus de mal à vivre en Turquie […] ? », s’inquiète Abdel T. sur le fil Telegram. Ghazli, lui, le répète sans relâche : « C’est une mesure électorale, ça va passer. »
Pour qui souhaite échanger de vive voix, rendez-vous est donné au bureau d’Alanya Expérience, l’entreprise qui s’occupe de la gestion locative des résidences. Ici, on dirige tout en famille : la société, de droit turc, a été fondée par l’un des fils Ghazli et permet de fournir des informations essentielles au père, notamment si un locataire, venu en vacances ou pour un séjour « test », a posé problème – aucun appartement ne lui sera vendu si un jour il postule à l’achat. C’est là également que les heureux propriétaires passent lorsqu’ils ont un problème. Ce coup-ci, c’est Nassim, t-shirt Hugo Boss aussi blanc que ses nouvelles dents : il a oublié ses clés à Paris. À la vue de Mourad Ghazli, les trois fils de Nassim se mettent à tourbillonner. « C’est lui, le monsieur qui fait des vidéos ?! », se récrie le petit dernier. Le père hoche la tête d’un air entendu. Avant d’empoigner la main du businessman en arborant un sourire américain.
« L’actualité au Kärcher »
À Alanya, tous les Français, ou presque, connaissent Mourad Ghazli via les réseaux. Ce n’est pas l’âge – 50 ans – qui l’arrête pour briller dans un exercice d’ordinaire réservé aux plus jeunes : le vlog. Face caméra, plan serré sur le visage, il « décortique l’actualité au Kärcher », comme il l’indique en présentation de sa chaîne YouTube. Plus prosaïquement, il commente les déboires du gouvernement français et vante les réussites de son pays d’accueil, la Turquie, à coups de titres tapageurs : « À LA FIN C’EST TOUJOURS ERDOGAN QUI GAGNE L’OCCIDENT A LE SEUM ET L’ORIENT JUBILE » ; « ERDOGAN AUGMENTE LE SMIC DE 50 % EN TURQUIE ET EN FRANCE ON PROPOSE DE BAISSER LE CHAUFFAGE » ; ou encore « MACRON TU N’ES PLUS JUPITER MAIS UN LOOSER CHERRRRRRRRRR » (sic). Ses vidéos cumulent plus d’un million de vues.
Auprès de cette communauté, sa gouaille devient de l’anti-élitisme, son parcours un exemple de réussite individuelle. Né de deux parents algériens – lui est français – au milieu d’une fratrie de quatre, il a grandi à Aubagne (Bouches-du-Rhône) dans une HLM « de luxe » : la fenêtre de sa chambre offrait une vue directe sur le massif du Garlaban, raconte-t-il dans son livre Ne leur dites pas que je suis français, ils me croient arabe (éd. Presses de la Renaissance, 2006). Son père est ouvrier, sa mère femme au foyer, lui fait valser les métiers : champion international de judo, chroniqueur pour Les Grandes Gueules sur RMC, responsable juridique du Syndicat autonome traction (SAT) à la RATP, marchand de biens, ou encore, candidat malheureux à la primaire de la droite en 2016, sous l’étiquette du Mouvement pour l’équité et le développement.
Il reste flou sur l’origine de ses finances, mais dit avoir possédé quarante appartements dans la région parisienne, qu’il a aujourd’hui vendus. Il loge désormais dans l’une de ses résidences et cultive un look d’adolescent de retour de la plage, un éternel bermuda et des claquettes aux pieds. Accessible, tout à la fois acariâtre et hâbleur, hospitalier et impérieux.
On les croise le plus loin possible du magma de Russes et d’Ukrainiens se trémoussant dans des piscines creusées à même le sable.
À Alanya, il faut s’armer de patience pour approcher la petite communauté d’expatriés. Loin de leur pays d’origine, la méfiance de ces Français à l’égard de la presse s’est accrue. La faute, disent-ils, aux diatribes politico-médiatiques incessantes qui visent les musulmans. On les croise le plus souvent au pied des résidences, ou bien à l’ombre d’un parasol, sur la portion la plus conservatrice de la plage, et le plus loin possible du centre-ville, où un magma compact de Russes et d’Ukrainiens se trémoussent dans des piscines creusées à même le sable, au milieu d’un déferlement de chichas, de bouteilles de vodka et de chants slaves.
Impossible de les rencontrer chez eux sans être accompagné. Les espaces communs, coin barbecue et salon de lecture, où ils se retrouvent pour papoter, sont occupés en ce cœur d’été par des locataires en maillot de bain. Dans les étages passent furtivement des hommes en abaya, tapis de prière sous le bras. Une femme se glisse dans l’ascenseur en jilbeb, une robe tout en drapé tombant jusqu’au sol, et voile qui ne laisse voir que son visage. D’autres vont et viennent en vêtements larges. Certaines ne portent pas le voile.
Près de la piscine, des enfants s’amusent à s’éclabousser avant de dévaler le toboggan en hurlant. Tout à coup, ça râle : l’eau ne se déverse plus dans la glissière. « C’est cassé, c’est la faute des Turcs ! », hurle un petit. Des familles turques ont loué là pour l’été. Le reste de l’année, ces enfants français n’ont pas l’habitude d’en côtoyer : la plupart suivent les cours à distance du Cned. Ici, il n’y a pas d’école française et peu de parents ont pris l’initiative de les inscrire dans un établissement local. « On vit beaucoup entre nous, concède Boubacar, un grand Franco-Malien à barbichette. C’est vrai que, l’autre jour, ma femme a râlé. Elle aimerait bien que notre fille soit un peu plus intégrée à la vie du quartier. »
« Regards de racistes »
Une jeune femme blonde réclame à la cantonade de la graisse à traire – utilisée pour intensifier le bronzage. Des heures qu’elle lézarde en bikini au bord de la piscine des femmes, et sa peau commence à rougir. En France, Inès, 19 ans, n’a pas l’habitude de s’exposer au soleil. Son voile est posé en boule à côté d’elle. Elle était encore en seconde quand elle a commencé à le porter. Ses parents se sont d’abord inquiétés : et si elle se faisait insulter dans la rue ? Inès en a pleuré, ils ont fini par accepter. « Quel bonheur », souffle l’étudiante. Elle s’étire de tout son long sur le sol brûlant. « Chez nous, il n’y a pas d’endroit comme ça, pour les femmes. Tu te rends compte, on ne peut même pas aller à la plage en burkini sans se faire arrêter par la police ! »
Elle est franco-algérienne et vient chaque année passer ses vacances ici, dans l’appartement de ses parents. Elle aussi rêve de s’acheter son trois-pièces et fantasme déjà la vie qu’elle pourrait mener : arpenter les boutiques du centre-ville, faire du quad et du parapente… En France, elle « ne peu(t) plus rien faire » : « En fait, c’est depuis que l’extrême droite est arrivée en tête au premier tour des législatives. Les racistes se cachent plus. Tu remarques leur regard sur toi dans la rue. Pour eux, si t’es musulmane, t’es forcément extrémiste. Donc tu sors plus. Après, ils disent : “si t’es musulmane t’es soumise”. Mais c’est eux aussi, ils nous interdisent tout. Un jour, ça va mal finir, ils vont nous virer, c’est sûr. » Elle s’arrête, plisse ses grands yeux bleus en direction du soleil : « L’indice UV, il est au moins à 11 là, non ? » Sa mère vient l’interrompre. C’est l’heure de l’aider à cuisiner.
Avant de s’installer en Turquie, la majorité des propriétaires rencontrés ont pensé retourner dans le pays de leurs parents – le Maroc, la Tunisie, l’Algérie – retrouver les souvenirs des vacances d’été au pays. Ils ont finalement préféré la terre d’accueil que proposait le président Erdogan. En vingt ans, son gouvernement a su cultiver l’image d’une destination pieuse et développée, jusqu’à se muer en nouveau refuge des « musulmans opprimés ». « Avec (ses) attaques contre les droits des musulmans, le fascisme européen est entré dans une nouvelle phase », déclarait le chef d’État turc lors d’une conférence de presse en 2020, avant d’affirmer que « toute hostilité envers l’Islam » était « une hostilité envers les Turcs ». Aucun chiffre ne permet toutefois de quantifier l’exode européen régulièrement mis en scène dans les médias pro-gouvernementaux.
En France, Ghazli prévenait de sa présence dans une ville, et c’était parti pour une soirée à la gloire de la Turquie et de son président.
Qu’importe à Mourad Ghazli, qui s’est volontiers fait le relais de cette rhétorique. En France, il a organisé, dans les années 2010, des « conférences » qui prenaient plus la forme de réunions informelles entre amis : en ligne, il prévenait de sa présence dans une ville, l’un de ses « followers » réservait un restaurant, et c’était parti pour une soirée à la gloire de la Turquie et de son président. En 2016, il a reçu le prix de la personnalité politique du Cojep (Conseil pour la justice, l’égalité et la paix), association aujourd’hui dissoute qui visait à lutter contre l’islamophobie – et surtout accusée d’être l’un des principaux relais d’influence du parti de Recep Tayyip Erdogan en Europe.
Lorsque l’on évoque ses liens avec l’AKP (Parti de la justice et du développement), Mourad Ghazli se gorge de fierté : « Tu reconnais ? », demande-t-il à la cantonade en exhibant une vidéo de lui, quelques années de moins, la même tenue bermuda-claquettes, entouré par des cadres du parti lors d’un événement de l’AKP à Antalya. « C’est le ministre du Tourisme. T’as vu ce qu’il dit ? : “Il est où, Mourad ?” » Et on le voit, brillant de toute cette attention, enfiler sa casquette d’influenceur pour lancer : « Français, venez en vacances ! En turc, on dit “hoş geldiniz” : bienvenue en Turquie ! »
En ligne, ses fans le remercient de défendre la Turquie ; ses détracteurs l’accusent de rouler pour les services de renseignement du pays. Lui assure que cette publicité lui a permis d’obtenir sa nationalité par décret présidentiel pour « service rendu à la nation » en 2017, lors de son installation. Il copine désormais avec Mevlüt Çavuşoglu, l’ancien ministre des Affaires étrangères d’Erdogan, avec qui il dit être régulièrement en contact.
Gare aux « cafards »
Sous l’enseigne Crepe’s French House, le restaurant de Boubacar, un couple de jeunes Parisiens débarque de son avion, quatre heures de vol depuis Orly, pour engloutir une crêpe pistache-chocolat et découvrir la ville. « C’est comment, la vie à Alanya ? demande la fille, une brune aux yeux surlignés d’un trait noir. Parce qu’aujourd’hui en France ça va, je présente bien. Mais un jour je vais vouloir me voiler et, là, ça va être une autre histoire ! » Globalement, « la vie ici, c’est bien », élude Boubacar, en décapsulant une canette d’eau gazeuse. Certes, il y a eu quelques histoires dans sa résidence, des ventes annulées pour des propriétaires qui auraient agacé Mourad Ghazli. L’intéressé confirme : « les cafards », comme il les appelle, il n’hésite pas à les virer – mais il rend toujours l’acompte. Quant à savoir à quel moment on commence à être « un cafard », Ghazli tient à garder ses critères pour lui.
À y réfléchir, Boubacar a bien connu, en arrivant en 2021, quelques complications pour ouvrir son restaurant. Beaucoup de formalités administratives, un local en mauvais état, et puis la barrière de la langue, qu’il ne maîtrise pas. Comme beaucoup, il a gardé un petit boulot en France, un poste dans une entreprise de livraison de colis dont il gère la partie administrative à distance. Il faut dire que, depuis 2018, la Turquie a enregistré une succession de crises : la valeur de la livre turque a été divisée par plus de quatre en trois ans, et l’inflation, même si elle a connu une légère baisse ces derniers mois, caracolait toujours autour de 50 % en septembre 2024. Difficile, dans ces conditions, de faire fleurir un business… Au moins, Boubacar a-t-il une activité : « Ça permet de faire du lien avec les commerçants d’à-côté », souffle-t-il, dans une brume de chicha, parfum coca-cola. Dans le quartier, avec son associé également franco-malien, ils se font surnommer M’Bappé. À Alanya, on n’a pas l’habitude de croiser des Noirs.
L’intégration est un sujet compliqué. Dans un climat de racisme exacerbé envers les réfugiés venus du Moyen-Orient, il n’est pas rare que les Français d’origine maghrébine soient confondus avec des Irakiens ou des Iraniens. Récemment, dans l’une des résidences Salam, un Turc aurait demandé à l’une des « propriétaires » de partir. Sous son burkini, on l’aurait prise pour une Arabe du Moyen-Orient, raconte Mourad. « Dans la rue, on me dévisage », avoue à son tour Nesrine, en réajustant un voile blanc autour de son cou. Il y a peu, elle est certaine d’avoir entendu « Syrie » sur son passage. Ses deux parents viennent pourtant d’Algérie.
Ces six derniers mois, les ventes de logements aux étrangers ont baissé de près de 43 %.
Nesrine a débarqué en Turquie il y a à peine trois semaines. Elle est euphorique. C’est Boubacar, son « grand frère du quartier », à L’Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne), qui l’a mise sur le filon. Certes, il a fallu que l’infirmière et son mari se serrent la ceinture, cumulent les jobs mais, après quatre années d’économie et, à tout juste 25 ans, les voilà propriétaires. Ne restent plus que quelques formalités administratives. « Et pour les papiers ? Tu sais quand même que c’est compliqué en ce moment ? », s’inquiète une cliente du fond du restaurant, faisant référence aux deux décrets limitant l’installation d’étrangers en Turquie. L’appartement de Nesrine ne coche pas les cases, elle n’aura peut-être pas ses papiers… Elle s’en rend compte, là, le nez dans sa crêpe aux fraises. Elle dit : « Non, non. Je n’avais pas eu vent de tout ça », puis chuchote, le regard tourné vers le ciel : « Que Dieu soit avec nous. »
Des histoires de propriétaires dont la vie a été perturbée par ces décrets, on en a entendu dans les différentes résidences Salam. Il y a ce couple, obligé de faire des allers-retours en France tous les trois mois pour ne pas dépasser le délai autorisé par le visa tourisme. Ou encore Amine : elle a dû laisser son mari pour les vacances, momentanément interdit de territoire pour être resté illégalement sur le sol turc. Ces six derniers mois, les ventes aux étrangers ont baissé de près de 43 %, selon les données de l’Institut turc des statistiques (TUIK). À Alanya, de nombreux promoteurs immobiliers gardent désormais leurs volets fermés.
Le quartier dans lequel Salam 3 se construit ne dépasse pas le quota d’étrangers autorisés. Mais que faire pour tous ces propriétaires à qui les décrets font faire des acrobaties ? « Du cas par cas », assure Mourad Ghazli. Il dit surtout que « ces décrets vont bouger », avant d’enchaîner, sans plus de précision, « j’ai mes sources », pas fâché de cette opacité qui épaissit un peu plus sa légende.
Le businessman ne parle toutefois plus d’une septième résidence, qu’il annonçait encore dans ses vidéos à l’été 2023. Et puis, l’enthousiasme des débuts s’est émoussé. Ghazli préfère, depuis un an, voyager à travers le monde : « C’est fatigant. Toujours des galères à régler, et puis des cons qui viennent foutre le bordel… En fait, je vais te dire, moi : ils sont trop français, voilà ! Marque ça dans ton article : la conclusion, c’est qu’en France, on leur refuse d’être français. Mais arrivés ici, je peux te l’assurer, ils sont chiants comme des Français ! »
Octobre est arrivé, et les appartements de Salam 3 ne sont toujours pas prêts à être habités. Les ouvriers s’affairent à poser les portes, la dernière couche de peinture, et fixer les rambardes le long des escaliers qui serpentent dans ce monstre de béton. La construction de la mosquée, elle, n’a toujours pas été négociée : le terrain appartient à la mairie d’opposition, le Parti républicain du peuple, le CHP, laïc et nationaliste, arrivé en tête au niveau national pour la première fois depuis vingt ans à une élection lors des municipales de mars 2024. Ces élus-là ne soutiennent pas les expatriations religieuses. Autant dire que si la tendance se confirmait au cours des prochains scrutins, et que la couleur politique du pays venait définitivement à virer, les difficultés pourraient continuer de s’accumuler pour la petite communauté de Français.