C’est une usine au bout du monde qui n’arrête jamais de tourner. Dans une salle des machines chaude et humide, des milliers de phallus en verre défilent sur des lignes de production de quarante mètres de long. Le serpent d’acier les plonge dans des bassines d’un mélange crémeux et blanc, la tête vers le bas, avant qu’un long four ne les avale pour les faire sécher. Une brosse finit par décoller la fine couche de latex de leur moule. Ainsi naissent les préservatifs.
L’air, saturé d’un violent parfum d’ammoniaque, nécessaire à la mixture de latex, s’échappe péniblement par une porte, au fond de la pièce. Dehors, coiffé d’une casquette de baseball bleue, Frank Sadlo découvre que le laboratoire de fortune où il s’apprête à passer les prochaines semaines se trouve en plein air. En février, le mercure malaisien descend rarement sous les 25 degrés. Qu’importe. Ces dernières années, à force de sillonner l’Asie du Sud-Est, le colosse a pris le réflexe de porter des maillots de sport plutôt que des chemises.
Statues phalliques brevetées
Il extirpe avec précaution de la sacoche qu’il a posée sur l’établi en zinc deux sèche-cheveux, des notes protégées dans un sac congélation, et cinq sculptures hautes de cinquante centimètres, emballées dans du papier bulle. Ces moules en céramique sont ses biens les plus précieux. Les statues phalliques qu’il a brevetées en 2019 doivent permettre de fabriquer un nouveau genre de préservatif : destiné aux femmes, plaisant et simple d’utilisation.
Contrairement aux moules en verre défilant dans la pièce d’à côté, ceux créés par l’Américain sont élargis à leur base, striés de nervure et coiffés d’une petite antenne épaisse. « C’est la prochaine génération de produits, assure Frank Sadlo avec un accent du Kentucky et l’aplomb d’un vendeur de téléachat. La structure en relief sert à stimuler les lèvres de la vulve et la zone clitoridienne ! Côté pénis, les sensations sont assurées grâce à la texture nervurée. »

27 milliards de préservatifs par an
Ça fait des semaines qu’il me le répète au téléphone : « C’est un produit révolutionnaire. » Au point de me convaincre de le rejoindre dans cette usine bordant la petite ville de Kuala Ketil, au milieu de l’humide campagne du nord de la Malaisie. L’inventeur est arrivé il y a deux jours pour transformer son prototype en production industrielle à destination des grandes surfaces du globe.
Le marché du préservatif interne, autrefois appelé « féminin », est une niche. Parmi les 27 milliards de capotes fabriquées dans le monde chaque année, moins de 1 % sont destinées, pour éviter les grossesses et les infections, à être insérées dans le vagin avant le rapport sexuel. Les principaux acheteurs s’appellent Usaid – Agence des États-Unis pour le développement international – ou UNFPA – Fonds des Nations unies pour la population –, quand ce ne sont pas les ministères de la santé des pays qui les distribuent gratuitement depuis leur apparition, en 1993. Sans grand succès, y compris dans les États disposant de programmes de santé publique XXL, comme en Afrique du Sud, où seuls 3,5 % des préservatifs distribués sont internes.
Comme tu peux le voir, ça ressemble un peu à une vulve.
Frank Sadlo, créateur de préservatifs
« Le sac plastique, là ? » Avant de partir, les quelques amies avec qui j’ai évoqué le sujet se sont bidonnées. Pourtant, ces gaines faites de latex ou de polyuréthane sont tout aussi efficaces que leurs homologues externes. Leur prix, en revanche, est bien supérieur, et leur utilisation parfois complexe. Le modèle de référence dans le secteur, vendu par la Female Health Company américaine, est constitué de deux anneaux dont le plus petit se coince au fond du vagin. Plus accessible financièrement, son concurrent indien, Cupid, se cale grâce à une petite éponge circulaire quand le Phoenurse chinois est fourni avec un bâtonnet d’insertion un peu plus long qu’un coton-tige.
Frank Sadlo présente maintenant un bout de caoutchouc rose et nervuré avec fierté : « Comme tu peux le voir, ça ressemble un peu à une vulve. » Sous sa charlotte bleue, Aiman Tengah, petit homme souriant à la peau mate et luisante, écarquille les yeux face au prototype du préservatif Luvli que vient de dégainer l’inventeur. L’extrémité, une partie en latex épaisse comme un dé à coudre, a été pensée pour se déplier sous la pression d’un pénis et se coincer, « comme une ancre », au fond de l’orifice. « Ohh ! », s’exclame l’ingénieur en recherche et développement de l’usine Richter Rubber Technology, visiblement séduit. Avant de lâcher d’un air désolé : « Mais je ne pense pas qu’on puisse faire ça avec nos machines actuelles… » C’est le prochain défi de l’entrepreneur qui, après dix ans de travail, n’a jamais été aussi proche de transformer son prototype en un produit de masse.

Un fils de bonne famille wasp
Qu’est-ce qui motive un homme né à Louisville dans le Kentucky, fils d’une bonne famille wasp, ancien joueur de baseball de haut niveau, à dédier sa vie à la contraception ? L’argent ? La reconnaissance ? Le bien commun ? En venant ici, je voulais comprendre ce qu’il y avait derrière les histoires rocambolesques que raconte Frank Sadlo.
La première fois que je l’ai vu, c’était autour d’un buffet de plats chinois, climatisé, en plein cœur de Georgetown, sur l’île de Penang, au nord de la Malaisie. Il avait laissé son poulet frit refroidir en palabrant sur son œuvre et l’innovation en matière de « barrières prophylactiques ». C’est le nom technique des préservatifs utilisé par l’Organisation internationale de normalisation (ISO), qui établit les normes de qualité à respecter pour pouvoir vendre ces dispositifs médicaux. Chaque année, l’organisme réunit tout le gratin de l’industrie pour une grand-messe de la capote. Frank Sadlo s’y rend presque tous les ans depuis 2004.
« Dimensionné pour vous aller »
À cette époque-là, l’entrepreneur s’y rend pour défendre sa toute première invention, They Fit, « le premier préservatif dimensionné pour vous aller ». Une gamme de 55 tailles différentes, pour s’adapter à tous les pénis. Dans la boutique new-yorkaise de Condomania, ils se vendent alors comme des petits pains. Mais en 2006, la Food and Drug Administration (FDA) américaine, responsable des dispositifs médicaux sur le marché, interrompt leur commercialisation. Une histoire de tests cliniques mal réalisés, et de non-conformité avec les standards en vigueur, à en croire les souvenirs de ses collaborateurs de l’époque.
Pour l’Américain, les torpilles sont venues d’ennemis en haut lieu envieux de sa réussite, dont les noms se sont ajoutés à la galerie des « personnes sans aucune intégrité » décidées à lui nuire. Sadlo plie régulièrement son mètre quatre-vingt-dix pour se pencher vers moi et me glisser quelques-uns de ses slogans, une main devant la bouche, l’air de confier un secret : « Tu sais, pour innover, il faut être audacieux et non conformiste. » Ou : « Tu vois, la plupart des nouveautés de ces dernières années dans l’industrie sont totalement gadget. »
Fluorescents ou goût banane
Il n’a pas tort : fluorescents, noir chic, ultrafins ou au goût banane… Au XXIe siècle, les innovations marketing se sont multipliées pour vendre des produits quasiment identiques. En 2013 déjà, la Fondation Bill-et-Melinda-Gates attestait : « Les préservatifs sont utilisés depuis quatre cents ans, et pourtant, ils n’ont connu que très peu d’améliorations technologiques dans les cinquante dernières années. »
Le constat formait le point de départ d’un défi lancé aux inventeurs du monde entier : 100 000 dollars, puis un potentiel million supplémentaire, pour soutenir l’invention d’un nouveau produit qui « préserverait ou améliorerait significativement le plaisir, afin de favoriser [son] recours et usage régulier ». L’objectif est d’éviter les plus de 120 millions de grossesses non désirées chaque année et les presque 400 millions de cas d’infections sexuellement transmissibles – dont plus d’un million de VIH. Et lutter contre la baisse significative du nombre d’adolescents européens déclarant avoir utilisé un préservatif lors de leur dernier rapport sexuel ces dernières années – moins 9 % en dix ans selon des données de l’ONU.
Titiller les mastodontes
L’appel à projets emballe Frank Sadlo, qui vit alors à Las Vegas de missions de « consultant indépendant en marketing ». Il reprend contact avec une vieille connaissance à l’autre bout du pays : la professeure et chercheuse à l’Indiana University, Debby Herbenick. Cette spécialiste très médiatique de la santé reproductive conduit à cette époque un sondage annuel sur les comportements et la santé sexuelle auprès de 6 000 Américains.
C’est dans un restaurant de Bloomington, à quelques pâtés de maisons de l’université, que le Female Pleasure Condom naît, en 2014. L’ambitieux tandem espère voir son produit titiller les mastodontes du marché de la contraception mondiale : Reckitt Benckiser, Church & Dwight, Karex, Okamoto et LifeStyles Healthcare. À elles seules, les cinq multinationales pharmaceutiques derrière les marques Durex, Trojan, MyOne, 0.03 et Skyn se partagent plus de deux tiers du marché.
Quelques mois plus tard, le prototype devient l’un des 22 lauréats de la bourse de la fondation Gates aux côtés, entre autres, du « préservatif dynamique low cost à la taille universelle » et d’un autre, censé « augmenter le plaisir et renforcer l’érection ». La faculté de Debby Herbenick touche 100 000 dollars pour le développement. Frank Sadlo dit avoir été surpris de voir la somme lui échapper. Du côté de l’Indiana University, la version est tout autre : 15 000 dollars auraient été dépensés pour embaucher l’entrepreneur comme consultant, sans que « sa partie du travail [soit] achevée ». Ce dernier aurait ensuite disparu et le reste de la subvention a été allouée, avec l’accord de la Fondation Gates, à la recherche en santé publique menée par la faculté.
J’ai empêché plus d’avortements que les manifestants pro-life de ma communauté.
Frank Sadlo, créateur de préservatifs
« Ma carrière ressemble à un combat de boxe. Or, quand tu veux juste protéger la vie des gens et leur santé, tu ne t’attends pas à subir des attaques. » Quelques jours plus tard, il se confie après une nouvelle journée passée à l’usine. « Je n’ai pas signé pour ça. Et pourtant, les agressions sont permanentes, car ce milieu est rempli de gens malhonnêtes. » Il me joue ce refrain depuis notre rencontre.
À l’entendre avec ses airs enfantins, sa paire de baskets, son jogging Adidas et ses maillots taille 3XL, le premier assaut serait venu des siens. De ceux qui, dans le coin de la Bible Belt où il a grandi, ont condamné son choix de travailler à améliorer la contraception mondiale. « Statistiquement, avec les préservatifs They Fit, j’ai empêché beaucoup plus d’avortements que les panneaux des manifestants pro-life de ma communauté… Tu sais, j’ai un seul principe : WWJD – “What would Jesus do ?” Je crois que, s’il avait pu faire quelque chose en ce sens pour réduire la douleur, la souffrance, la mortalité infantile à cause de la faim, il n’aurait pas hésité. »
Églises et baseball
Dans le quartier résidentiel de Louisville où il a poussé dans les années 1960, le dimanche était jour de messe pour lui et ses cinq frères et sœurs. L’Amérique « des écoles, des églises et des parcs de sport », où les voisins veillent et les gens ne se mélangent pas. Il joue au baseball, excelle à l’école, écoute du John Denver. À 20 ans, il décroche un diplôme de sciences politiques, à l’université de la ville. À 30 ans, un master d’éducation. Entre les deux, mystère.
Frank Sadlo reste nébuleux sur ces dix ans, qu’il dit avoir passés à jouer en ligue semi-professionnelle de baseball à Phoenix, et à travailler comme assistant dans un cabinet d’avocat. Ce que je sais pour sûr, c’est que, dans les années 1990, il sert des ribs chez Applebee’s en cumulant les remplacements de professeur dans des lycées.
L’avocat de Mohamed Ali
La première fois que j’ai contacté Frank Sadlo, il pensait que c’était à propos de Mohamed Ali. J’ignorais alors que l’inventeur avait fréquenté la légende de la boxe une fois retraitée, frappée par la maladie de Parkinson. Son père, Henry Sadlo, avait entraîné un gamin talentueux de Louisville du nom de Cassius Clay Junior lorsqu’il était à la tête de la commission de la boxe du Kentucky dans les années 1950. Avant de devenir le premier avocat de la famille Clay quelques années plus tard, dans une Amérique pourtant encore largement ségréguée.
Si Mohamed Ali est désigné comme athlète pour allumer d’une main tremblante la vasque géante lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’Atlanta de 1996, c’est en partie grâce à l’acharnement de Frank Sadlo pour convaincre le comité d’organisation et le maire de la ville que sa carrière devait être honorée.
Le Kentucky boy est dans une chambre d’hôtel en Thaïlande quand il apprend la mort d’Ali, en 2016. Après l’épisode trouble avec la Fondation Gates, il alterne entre le désert sec du Nevada et les quartiers humides du port de Bangkok. Là-bas, dans une usine de fabrication de gants en latex, il tente de donner vie à son produit révolutionnaire.
Persiflages d’un vieux couple
Neuf ans plus tard, nous voilà à l’arrière du SUV de ses partenaires, sur une route malaisienne noire et brûlante. Fabian Knauthe, le directeur général de Richter Rubber Technology est au volant. Chaque matin, ce jeune Allemand élancé et avenant passe chercher son patron, Klaus Richter, au pied de sa résidence, dans le centre de George Town.
Le septuagénaire vit dans l’un de ces condominiums avec piscine, typiques des grandes villes du pays, qui accueillent des hommes d’affaires du monde entier. « Oui, “si le covid-19 n’avait pas existé… bla bla”, on sait. C’est du passé ! » Klaus Richter bougonne en entendant les rengaines de Frank Sadlo sur l’histoire maudite du projet Luvli, dont le développement initial, en Thaïlande, a été interrompu par la pandémie mondiale de 2020. La plupart du temps, l’Américain use d’une pirouette pour éteindre les persiflages de son interlocuteur. Le vieux couple donne l’impression d’avoir beaucoup tiré sur la corde.
Une dose de miséricorde
Le début de leur idylle remonte au début des années 2000, quand Frank Sadlo avait convaincu Klaus Richter de produire sa première invention, le préservatif multitailles They Fit, avant son abandon forcé. À l’époque, les milliers de moules achetés pour son usine malaisienne ont dévoré la trésorerie. Pour les mettre à profit, l’Allemand s’inspire alors de ce projet pour concevoir et fabriquer My Size, un préservatif vendu en sept tailles différentes dans toute l’Europe.
Quant à They Fit, la marque initiale de Sadlo, elle a été rachetée quand elle ne valait plus rien, avant d’être à nouveau approuvée par la FDA et vendue 1,3 million de dollars à Karex, le mastodonte malaisien de la contraception, qui propose aujourd’hui 52 formats dans le monde entier. Abattu, Frank Sadlo regarde le petit monde de la capote récolter les fruits de son travail.
Il faut une dose de miséricorde pour pardonner à un ancien partenaire qui s’est enrichi sur votre idée. En fait, Frank Sadlo n’a pas vraiment eu le choix. Il a bien démarché d’autres fabricants allemands pour les convaincre d’usiner Luvli, le préservatif du futur. Mais, dans cette industrie où l’innovation est rare, seul son vieil ami a répondu à l’appel. « Mister Positive Energy » s’est fait une raison et a trouvé un slogan pour s’en accommoder – « Ça passe, ou ça casse ! »

Le latex et l’huile de palme
À vitesse de Volvo hybride, il faut une heure pour s’éloigner de Penang et rejoindre le site de production, au milieu de l’État de Kedah. Les premières usines défilent dès l’arrivée sur le continent. Inokom assemble des Porsche et des Hyundai. Schott façonne des productions en verre envoyées aux quatre coins du globe. Dans les années 1970, la Malaisie, la Thaïlande, l’Indonésie et les Philippines sont devenues une destination de choix pour les multinationales en quête d’une fiscalité avantageuse et d’une main-d’œuvre bon marché. En 1995, quand Klaus Richter a quitté la Basse-Saxe pour ouvrir sa première affaire, les autorités locales l’ont accueilli à bras ouverts.
La campagne malaisienne apparaît, avec ses quelques villages et ses palmiers à perte de vue. « Ici, ce n’étaient que des arbres à caoutchouc. À gauche, il y avait notre premier fournisseur de latex ! Tout a disparu. » Ces dernières décennies, la culture de l’hévéa, destinée à récolter le latex, a drastiquement fondu. Utilisé pour fabriquer des pneus, des élastiques de sport et des préservatifs, ce liquide est extrait de l’écorce grâce à des entailles creusées chaque jour dans les troncs. Un travail bien plus fastidieux et moins rémunérateur que la culture du palmier arrosé aux pesticides et la récolte bimensuelle de ses fruits, sources d’huile de palme. Désormais, le latex de Klaus Richter vient de la Thaïlande voisine, à 300 kilomètres au nord.
Préservatifs nazis saisis par les Russes
« German quality, made in Malaysia », indiquent les t-shirts des employés de l’usine. Ils sont 350 à travailler pour produire entre 1,3 et 2 millions de contraceptifs par jour pour une palanquée de marques. Unilatex, eXs, Einhron, Sportex. De quoi faire de Richter Rubber Techonology un acteur de taille parmi les quinze fabricants qui se trouvent sur le territoire, mais un nain à côté de Karex, le leader mondial aux 5,5 milliards de capotes par an.
La prospérité du groupe est en réalité assurée par les machines de trempage qu’elle élabore et vend dans le monde entier à des producteurs de préservatifs. L’invention vient de son père, Hermann, me raconte Klaus Richter un soir en sirotant une Carlsberg glacée dans un bar de George Town. Le goût de la contraception lui aurait été inculqué par le grand-père, Emil, qui, après s’être illustré comme sympathisant nazi sous le IIIe Reich, avait vu son site de production de préservatifs d’Erfurt saisi par les forces russes en 1946.
C’est liquide, c’est crémeux, c’est ce qu’on veut.
Frank Sadlo, créateur de préservatifs
Sous une chaleur assommante, Frank Sadlo remue une mixture à l’aspect de pâte à crêpe dans un bécher. En mélangeant latex, coagulant et d’autres composés tenus secrets, il tente de reconstituer la formule idéale pour le moulage de son préservatif. Aucune donnée n’est numérisée. Les doses sont notées en grosses lettres sur des feuilles volantes, comme une recette de cuisine. Visiblement surpris par l’approche artisanale, le monsieur R&D, Aiman Tengah, glisse quelques conseils pour parfaire le processus. « Le produit fonctionne parfaitement tel quel, on ne cherche pas à l’améliorer, mais à le reproduire », gronde le géant. Il a l’air en surchauffe. « C’est liquide, c’est crémeux, c’est ce qu’on veut. »
Je me faufile dans la pièce climatisée où turbinent « Mr Klaus » et son futur successeur, « Mr Fabian », comme les désignent les écriteaux sur leur bureau. Dans le coin, une étagère déborde de boîtes multicolores. L’une d’elles indique « Luvli, préservatif interne ». Y croient-ils, au fond, à cette révolution contraceptive ? Le jeune directeur est sceptique. « Honnêtement, je pense que le prototype est beaucoup trop lourd et qu’il y a trop de matériaux. » Klaus Richter, embraye : « En même temps, on se doit d’être ouverts aux innovations. C’est instructif pour nos équipes. Il y a des gens dans l’industrie qui croient en ce produit, et nous, ici, on sait déjà comment l’améliorer. »
Sur une corde raide
Frank Sadlo est plutôt le genre de type possessif à se barricader de brevets pour être certain de ne pas se faire dérober ses inventions. Je ne sais pas s’il apprécierait que ses idées alimentent les créations des équipes de son business partner. « On n’est pas le genre de types à s’embarrasser avec les brevets », sourit Fabian Knauthe, en rappelant que le groupe travaille sur cinq autres projets de préservatifs innovants.
« Je suis sur une corde raide, tu sais. » Au crépuscule, sur le parking de l’usine, Frank se met à marcher sur une ligne jaune, les bras en T, en gigotant pour maintenir son équilibre. La discussion porte sur les nombreuses dépenses que demande l’innovation. Il assure que plus d’un million de dollars ont été engloutis dans Luvli depuis 2014. Avant la pandémie de 2020, un investisseur de Miami aux poches profondes aurait soutenu le projet, avant de se retirer. Le covid-19 a fait exploser la demande mondiale de gants en latex, tiré les prix vers le haut et monopolisé les usines. Ni Frank Sadlo, ni cet investisseur ne veulent en parler.
Tout ce que je sais, c’est que l’entreprise de Klaus Richter a déboursé, en tout et pour tout, 5 000 dollars pour payer l’avion de Sadlo jusqu’en Malaisie et son hôtel. Je lui demande comment il compte s’y prendre pour payer le million supplémentaire – environ – que coûtent un test clinique et les contrôles par les organismes européens ou la FDA, indispensables à la mise sur le marché de tout nouveau dispositif médical. « Tu sais, au baseball, le lanceur ne dévoile jamais son prochain lancer. Il ne dit pas si la balle sera forte, flottante, liftée. » Il marque un temps pour retirer sa casquette. « C’est là que j’en suis. »