Attention, nos gars ne sont pas des mercenaires en Ukraine. Ils ne se baladent pas avec des mitraillettes et ne participent pas aux combats, je voudrais que les choses soient bien claires. Certains se déplacent en civil, d’autres en gilet pare-balles… Il n’y a pas d’uniforme type. Il faut dire que leurs missions sont très variées. Ils peuvent faire du renseignement pur, mais aussi des évacuations d’urgence, de la sécurisation de sites industriels ou du déminage. L’activité de notre petite entreprise a revêtu bien des formes en Ukraine. Aujourd’hui, elle est presque exclusivement commerciale. Mais, aux débuts d’Eagle Shark, ce n’était pas tout à fait le cas.
La défense ukrainienne a fait appel à nous pour la première fois au lendemain de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Elle a d’abord contacté la défense danoise qui s’est tournée vers nous parce que, bien que Copenhague souhaitât aider Kiev, elle n’osait pas envoyer des officiers d’active – pour ne pas provoquer la Russie. Le ministère nous a bien prévenus : pour ce projet, nous ne devions pas employer de gars ayant des liens officiels avec l’État danois ou l’Otan, même des réservistes, au risque de perdre nos habilitations. Nombre de nos collaborateurs sont habilités au plus haut niveau – « cosmic top secret » selon la terminologie otanienne, qui désigne les informations les plus importantes dont la divulgation serait exceptionnellement dommageable à l’alliance. C’est comme ça que nous avons commencé dans le pays. Les détails de cette opération restent classifiés, disons que nous remplissions des missions de conseil auprès des Ukrainiens.
Avant tout, il me faut préciser quelque chose : ce n’est pas un hasard si le gouvernement ukrainien a sollicité le Danemark. De manière générale, en dépit de sa petite taille, notre pays est militairement très interventionniste, que ce soit dans le cadre de l’Otan, de l’Onu, de missions de maintien de la paix ou d’autres opérations en coopération, notamment, avec notre grand allié américain. Mais en Ukraine, c’est particulier : c’est une question de principe. Le Danemark a une relation contrastée avec la Russie, dont le dernier tsar a épousé notre princesse, Dagmar, en 1866, ce qui a considérablement rapproché les deux États. Mais, pendant la guerre froide, les eaux danoises sont devenues un point de passage maritime stratégique, et la menace nucléaire de l’URSS s’est mise à peser. Les Soviétiques allaient-ils cibler le Danemark pour faire pression sur l’architecture de sécurité occidentale ? Cette période a rendu les Danois assez anti-Russes.
Lors de la chute du mur de Berlin, nous avons pensé qu’une ère d’amitié allait s’ouvrir entre nos deux pays. L’agression de l’Ukraine en 2014 et encore plus celle de 2022 nous ont choqués, annulant tous les espoirs d’échanges économiques et culturels entretenus pendant plus de vingt ans. C’est un comportement que les Danois ne peuvent pas accepter. D’où un engagement aujourd’hui très fort en Ukraine de notre État, de nos entreprises et de nos philanthropes.
Les Danois sont particulièrement doués pour s’implanter dans de nouvelles contrées. Nous sommes un peuple d’expéditions.
Nous ne sommes pas les seuls, évidemment. Beaucoup d’entreprises américaines ou britanniques qui opèrent en Ukraine depuis 2015 sont en fait des façades de leurs services de renseignement – du moins, elles entretiennent des liens étroits avec eux. D’autres, authentiquement commerciales, tentent de s’implanter mais n’ont pas les compétences et finissent par partir. Eagle Shark est l’un des rares prestataires vraiment privé durablement présent là-bas. L’un des rares à parvenir à y gagner de l’argent, pour dire les choses crûment !
Les Danois sont particulièrement doués pour s’implanter dans de nouvelles contrées. Nous sommes un petit pays entouré d’eau, un peuple d’expéditions. Nos diplomates sont très actifs, et nos entrepreneurs souvent les premiers sur un nouveau marché, quel qu’il soit. Du reste, outre l’héritage viking, en remontant très loin, nous avons des racines communes : les peuples nordiques ont participé à la fondation du Rus’ de Kiev – l’État antique à l’origine de l’Ukraine actuelle – entre les IXe et XIe siècles. En forçant un peu le trait, nous sommes des Ukrainiens !
Après, c’est surtout un gros travail de lobbying : quand je suis à Kiev, je passe 24h/24 à rencontrer des ministres, des chefs d’entreprise, des directeurs de fonds d’aide à l’Ukraine. Pas de miracle, que du travail. Souvent à mon retour d’Ukraine, mon corps a besoin de plusieurs jours pour récupérer. J’ai des migraines, je suis très fatigué… Le côté dangereux de mon métier, en revanche, ne me fait pas grand-chose. Je ne vais pas dans les abris lors des alarmes anti-aériennes, je reste au lit. Je me dis qu’au pire je dormirai pour toujours (rire).
Certains clients sont hyper calmes, d’autres totalement affolés.
Quand tout s’est accéléré à partir de février 2022, avec l’invasion par l’armée russe, nous étions déjà sur place. Je n’ai pas été surpris, ça faisait des jours que je disais à mon entourage qu’il y aurait la guerre. Soudain les demandes d’évacuation de la part d’entreprises étrangères – de Citigroup à Pfizer – et d’institutions internationales se sont mises à pleuvoir. Nous avons fait sortir des centaines de collaborateurs ainsi que leurs familles – notamment de Boutcha, par la suite tristement connue pour le massacre qui s’y est produit. C’était juste sur nos talons.
L’évacuation, c’est d’abord du renseignement et de la planification. Comme en amont de n’importe quelle mission militaire, il faut en apprendre autant que possible sur le périmètre, interroger les locaux : les Russes sont-ils passés par là ? Les a-t-on vus poser des mines ? Le site a-t-il été visé par des tirs d’artillerie ?
Nos gars sont expérimentés, ils ne paniquent pas quand des tirs fusent au-dessus de leur tête ou si l’itinéraire prévu est bloqué. Quant aux clients, certains sont hyper calmes, d’autres totalement affolés. Nous possédons des safe houses dans le pays, des points de chutes banalisés où se reposer, se restaurer, se soigner en cas de blessure, s’occuper des enfants, avant de repartir. Et une war room au Danemark pour superviser le tout en temps réel. Je participe parfois aux missions, soit à distance pour la prise de décision, soit, pour l’accompagnement des VIP, en personne avec eux dans la voiture blindée. Dans les moments critiques, mon esprit est totalement clair. Je ne ressens que du calme. L’adrénaline bloque toute émotion.
Changer d’itinéraire, contacter quelqu’un qui peut débloquer une situation… Une évacuation réussie demande d’avoir de bons contacts avec les autorités locales. C’est là que ça compte. Plusieurs fois, nous avons pu utiliser les véhicules blindés des forces armées ukrainiennes pour évacuer nos clients !
Nous avons aussi escorté des délégations : la direction du Comité international olympique venue rencontrer le président Volodymyr Zelensky en juillet 2022 ; l’ex-secrétaire général de l’Otan et ex-premier ministre danois Anders Fogh Rasmussen lors de plusieurs déplacements – et, ce, en collaboration avec nos services de renseignement – ; ou encore des PDG d’entreprises étrangères en visite avec leurs ingénieurs pour voir si leurs usines tenaient encore debout. J’en ai vu faire une sale tête en repartant chez eux. Dans ces cas-là, ils sont persuadés que ça y est, c’est fini, ils ne remettront plus jamais les pieds en Ukraine. Mais je ne pense pas que ce soit le cas. Je m’attends à les recroiser. Parce que, passés le choc et les premiers mois de destruction, on a rapidement commencé à parler de reconstruction. D’ailleurs, nos missions un peu chaudes, près du front, se sont faites de moins en moins nombreuses, et nous avons commencé à proposer nos services de déminage.
Les infrastructures sont bourrées de mines et de munitions qui n’ont pas explosé. C’est là que nous entrons en jeu.
Imaginez une entreprise européenne qui veut poser des panneaux solaires dans le pays après la guerre, ou une société américaine qui vend des turbines. Elles placent déjà leurs pions : aujourd’hui, d’immenses terrains se vendent pour presque rien. Mais c’est justement parce que les infrastructures sont endommagées, et les sites bourrés de mines et de munitions qui n’ont pas explosé. C’est là que nous entrons en jeu. La demande ne risque pas de baisser. Le déminage de l’Ukraine, c’est un secteur qui ne faiblira pas de mon vivant, j’en suis convaincu.
Nous avons de très gros clients : des multinationales dans l’énergie, l’agriculture, les infrastructures, le secteur logistique, l’approvisionnement en eau… Le Pnud (le Programme des Nations unies pour le développement) fait aussi appel à nous. Je mets à leur service une technologie développée par l’un des centres publics-privés de recherche de la DTU, l’université technique du Danemark. Cette technologie repose sur la prise de mesures magnétiques très précises, permettant à l’opérateur de savoir à distance, sans se mettre en danger, s’il y a un explosif enterré et à quelle profondeur il se situe, si on a affaire à une mine, une grenade ou un missile, ou encore si l’objet est détonné et donc inoffensif. Cet appareil est très coûteux. L’État danois en a donné un certain nombre à la défense ukrainienne, c'est un cadeau onéreux pour le contribuable.
C’est via notre ambassade à Kiev, qui est très active, que j’ai pu rencontrer les ministres et les hauts fonctionnaires ukrainiens qui comptent. Je cultive ces relations pour faire davantage de lobbying. Il existe un vrai besoin d’accompagnement, car l’Ukraine est un pays à la bureaucratie très compliquée et à la corruption malheureusement endémique. C’est d’ailleurs pour ça que tant d’entrepreneurs se sont plantés, ils n’ont pas réussi à naviguer dans ce chaos.
C’est fascinant pour moi. On ne peut pas dire que j’étais prédestiné à ce travail. Mes parents étaient des fermiers aisés du sud de la péninsule du Jutland. Très tôt, j’ai eu le goût de la chose militaire car nous avions des officiers dans notre famille. Mon père est mort dans mes bras quand j’avais 17 ans, un bouleversement qui m’a amené à pas mal me chercher en tant que jeune adulte. J’ai d’abord fait mon service militaire au sein de la Garde royale à la fin des années 1980, c’était un régiment élitiste, mais contre toute attente ça ne m’a pas plu. Je pense que j’aurais dû rejoindre les forces spéciales, comme mon petit frère. Ça m’aurait mieux correspondu.
Travailler dans la sécurité privée demande des compétences très rares et de l’entregent dans les milieux de la défense.
Au lieu de cela, j’ai changé plusieurs fois de voie dans les années 1990 et 2000. J’ai voyagé, repris un temps les rênes de la ferme familiale, monté une agence de voyages proposant des destinations extrêmes, du Canada au Groenland en passant par l’Afrique et l’Arctique russe. Je me suis brièvement engagé dans la Brigade internationale danoise, un corps de réserve déployé dans des missions de maintien de la paix à l’étranger. Jusqu’à ce que je rencontre ma première femme, qui m’a ouvert les portes de la jet-set danoise, dont elle faisait partie. J’ai fait fortune dans l’investissement immobilier en Pologne, puis tout perdu pendant la crise de 2008.
Je me suis peu à peu remis sur pied en développant pendant une décennie une activité de conseil. C’est ainsi que j’ai connu Eagle Shark : j’ai été leur consultant externe dès 2015, avant de devenir associé en 2017. Ce qui me motive, c’est ma liberté. J’aime vivre à 200 à l’heure, suivre mes envies à fond la caisse. Même si j’adore mes enfants, je suis un loup solitaire, un aventurier. Sur mon lit de mort, je sais que je ne regretterai rien.
Travailler dans la sécurité privée n’est pas à la portée du premier venu, cela demande des compétences très rares et de l’entregent dans les milieux de la défense – ce dont dispose mon partenaire, Christian Spohr. Moi, j’ai le sens des affaires, je sais démarcher les interlocuteurs adéquats, vendre le produit, entretenir le bouche-à-oreille auprès des gros clients.
Notre petite entreprise a trempé dans toutes les zones de conflit, de l’Amérique du Sud au Yémen.
Nous avons un site Internet. Certes, il ne paie pas de mine, mais ce n’est pas là que nous faisons nos affaires. On pourrait même s’en passer. Je n’en ai pas besoin non plus pour recevoir des CV. Les soldats d’élite issus des forces spéciales et les officiers de renseignement danois se bousculent au portillon pour nous rejoindre. Il faut dire que les deux fondateurs d’Eagle Shark viennent de ce milieu : Christian Spohr est un ex-plongeur de combat du Corps des hommes-grenouilles ; et son associé de l’époque, qui s’est retiré, venait du Corps des chasseurs. C’est comme ça qu’ils ont choisi leur nom, car le requin et l’aigle sont les totems de leurs unités d’élite respectives. Ces deux animaux sont des prédateurs ultimes, chacun dans son élément. Je trouvais ce nom stupide au début. Aujourd’hui, j’en suis fan.
Notre petite entreprise a trempé dans toutes les zones de conflit, de l’Amérique du Sud au Yémen. En ce moment, nous sommes aussi présents au Moyen-Orient. Une petite partie de notre activité se trouve au Danemark, auprès de nos grandes entreprises nationales et multinationales qui ont besoin de services de sécurité – même dans notre paisible contrée.
Plus si paisible, d’ailleurs : à nos missions antiterroristes de nouvelles se sont ajoutées, à mesure que le Danemark est de plus en plus ciblé par la guerre hybride russe – c’est-à-dire une guerre qui ne se mène pas uniquement sur le champ de bataille, mais aussi dans les domaines civil, cyber… Des incidents bizarres, comme des effractions et des incendies sur des sites industriels, se multiplient. Quand on regarde la carte en temps réel des émissions de signaux de brouillage, on voit que le Danemark est fortement visé depuis [l’enclave russe de] Kaliningrad. Le centre pour la cybersécurité, rattaché au service de renseignement militaire danois, a noté la recrudescence d’intrusions et de provocations par des hackers russes et chinois. Pour sa part, le PET – le renseignement intérieur – s’est mobilisé contre les campagnes d’influence, d’ingérence et d’espionnage de Moscou. Eagle Shark a une entité spécialisée dans la cybersécurité, ce qui tombe à pic en ce moment.
Personnellement, ça ne m’inquiète pas, je ne suis pas du genre à creuser un bunker dans mon jardin. Ça m’embêterait de faire peur à mes enfants ! J’ai un fils autiste. Quand j’aurai l’impression d’avoir mené Eagle Shark au bout de son potentiel, je pense rendre mon tablier et monter un foyer pour les jeunes comme lui – ce sera un peu sa safe house à lui. Mais ce n’est pas pour tout de suite.
En juin 2024, le gouvernement danois a lancé un appel inédit à la population : il l’a enjointe de se préparer aux conséquences possibles d’attaques contre le pays – acheter de l’eau, un transistor, des batteries… Pour que les politiques, qui ont tendance à minimiser ce genre de danger, se permettent un ton si alarmiste, il faut que la situation soit préoccupante. Les Danois le ressentent bien. Depuis des mois, le Téléphone des Enfants sonne en permanence. C’est une hotline psychologique dédiées aux gamins angoissés. Leur question récurrente : « Il va y avoir la guerre ? »