Un lugubre bivouac technoïde (les baffles !) dans l’immensité sableuse. Cette image du film phénomène Sirāt, issue du jeu de photographies de plateau mis à disposition par le distributeur, pourrait tenir à elle seule de pitch. Depuis son prix du jury à Cannes 2025, l’âpre long-métrage du franco-espagnol Óliver Laxe, périple à tombeau ouvert d’une bande de teufeurs éclopés à travers un désert sans nom, est un inattendu succès, bien au-delà des cercles art et essai auxquels il semblait destiné.
En France, ce Mad Max auteuriste, quelque part entre l’hédonisme expérimental de Gaspard Noé et les séances de punition moralistes à la Michael Haneke, a déjà largement dépassé le demi-million d’entrées. Mieux, l’Espagne – où le film a rencontré un succès similaire malgré une fréquentation des salles en chute libre – a décidé d’en faire son candidat officiel pour les prochains Oscars.
En terrain miné
Ce cliché est tiré d’une scène pivot du dernier acte. Sans trop dévoiler l’intrigue, disons que ces « déserteurs du désert » seront bientôt rattrapés par la violence de l’époque, évoquée jusque-là à travers les grésillements d’un transistor annonçant une imminente Troisième Guerre mondiale. Un moment où le réel – du moins une forme sublimée – leur explose littéralement au visage.
C’est là que se situe toute l’ambiguïté du film, qui touche, malgré sa volonté d’abstraction, à l’un des conflits les plus enlisés de la planète : la lutte pour le Sahara occidental. Terrain miné, dans tous les sens du terme, dont le nom n’est jamais prononcé dans le film. Et qui soulève, telle une tempête, une polémique qui peut se résumer en une phrase : dans Sirāt, de quel désert parle-t-on, et à qui appartient-il ?
Si l’on en croit son synopsis officiel, le film d’Óliver Laxe se déroule « au cœur des montagnes du sud du Maroc », dans « l’immensité brûlante d’un miroir de sable ». Sans précisions. Concrètement, selon diverses interviews du cinéaste et de ses producteurs, le tournage s’est déroulé dans le massif marocain du Saghro, à l’est de Ouarzazate, et en Aragon, dans le nord de l’Espagne. Mais les spécialistes de la région ont tous reconnu, dans l’évocation d’un désert militarisé et cette vision finale d’un train fendant le désert, le Sahara occidental. « Territoire non autonome » selon les Nations unies, fendu par un mur de dunes de 2 700 kilomètres de long, truffé d’explosifs.
Festival de Cannes du désert
Il y a une histoire entre le Sahara occidental et l’Espagne. A fortiori pour les cinéphiles espagnols. Jusqu’à la mort de Franco, la zone était un protectorat espagnol, que la décolonisation inachevée, après 1976, a plongé dans un trou noir géopolitique. Depuis, le Maroc en revendique la souveraineté (avec, ces dernières années, le soutien de Donald Trump et d’Emmanuel Macron) face aux indépendantistes du Front Polisario, soutenus par l’Algérie.
Il n’y a donc pas de hasard à ce qu’aujourd’hui, les revendications autonomistes des Sahraouis trouvent leur principal foyer de soutiens en Espagne, leur territoire incarnant la mauvaise conscience coloniale du pays. Ces activistes hispaniques organisent même un festival de cinéma dans les camps de réfugiés sahraouis à la frontière algérienne, sous l’égide du Front Polisario. En deux décennies d’existence, le FiSahara, surnommé « le Cannes du désert », a été fréquenté par des figures telles que le réalisateur Pedro Almodóvar et, lors de l’édition 2014, l’acteur Sergi López… qui joue l’antihéros de Sirāt.
Hollywood et répression
Sans surprise, les blogueurs espagnols pro-sahraouis se sont déchaînés contre Sirāt et ses non-dits allégoriques. Ils accusent Óliver Laxe, qui a longtemps vécu au Maroc et a bénéficié d’aides locales, d’invisibiliser les souffrances d’une population prise au piège d’une guerre oubliée, leurs terres transformées en terrain de jeu cinématographique.
Reproche qu’ils avaient formulé de façon plus virulente encore, cet été, à l’encontre d’un nom bien plus ronflant : Christopher Nolan, le roi d’Hollywood (Oppenheimer, la trilogie Batman…). Le Britannique a en effet tourné quelques prises de vue de son futur blockbuster (une adaptation de l’Odyssée d’Homère, rien de moins) mi-juillet, sur la péninsule de Dakhla. Une « ville occupée et militarisée », selon les organisateurs du FiSahara, « soumise à la répression des forces marocaines ». Et si, en faisant du Sahara son bac à sable, le cinéma remettait, malgré lui, le conflit à la une ?
Crédit photo : Pyramide Films