« Saint » est en colère. Le jeune homme sous pseudo et de longs cheveux frisés se filme dans sa voiture après s’être « mangé 90 euros d’amende ». Sa faute alors qu’il vient de payer le péage ? Avoir utilisé son téléphone au volant. La vidéo est vue par plus de cinq millions d’internautes sur TikTok. Et suscite des centaines de commentaires en cette fin de mois de janvier.
Quelques heures plus tard, le compte d’Emmanuel Macron reprend l’extrait, puis publie un message de quelques secondes. Le temps de faire une promesse. « Vous avez raison. Je crois qu’en 2025, on doit pouvoir payer au péage avec son téléphone. Donc j’ai passé le dossier au ministre de l’intérieur et on va collectivement régler ça. Merci pour l’alerte ! » Pourquoi Saint plutôt qu’un autre, pourquoi cette histoire de péage quand, à toute heure, des vidéos deviennent tout aussi virales sur la plateforme chinoise particulièrement prisée des 15-25 ans ?
Jeunes en baskets et montre connectée
La réponse est à chercher dans un open space au parquet clair et aux murs blancs. Encombré d’écrans qui chauffent et éclairent les visages d’une quinzaine de jeunes en baskets et montre connectée. La plupart n’ont pas la trentaine. À deux pas du musée du quai Branly, dans l’ombre de la cathédrale orthodoxe russe du 7e arrondissement de Paris, c’est la data room de l’Élysée. On y fait de l’« écoute sociale » – social listening, en bon franglais.
Un procédé tout à fait légal, issu des services marketing de grands groupes, en particulier du luxe. Qui consiste à utiliser toutes les données disponibles, principalement celles des réseaux sociaux ou des plateformes publiques comme X (ex-Twitter), Instagram ou YouTube, pour déchiffrer le comportement des consommateurs tout en surveillant son image de marque.
Adaptée à la politique présidentielle, la pratique permet de prévoir d’éventuelles polémiques pour s’en prémunir, ou de saisir une tendance qui émerge dans l’opinion et trouver le bon tempo pour l’accompagner, le bon élément de langage ou le coup d’éclat de com’ à y associer.
Articles assassins
Avec Saint, c’est raté. Les conseillers du président n’ont pas anticipé le retour de bâton que provoquerait le fait de lui répondre. En effet, la plupart des publications du tiktokeur sont en lien avec sa pratique de l’islam. Il critique notamment de façon acerbe des positions de l’État sur le voile ou l’abaya, défendues par le président lui-même. La publication d’articles de presse assassins sur le personnage est suivie d’une réaction du patron du RN, Jordan Bardella, estimant « effarant » de voir le président « dévaloriser la fonction présidentielle » et « donne[r] du crédit à l’un des dizaines d’influenceurs aux sympathies islamistes que son ministre de l’intérieur tente désespérément de mettre hors d’état de nuire… »
« Ce sont les médias traditionnels qui ont dit que c’était raté. Sur TikTok, ça a été bien reçu et, au-delà de l’émetteur, c’est un vrai sujet qui intéresse vraiment les gens dans leur quotidien », défend Olivier Alexanian, le conseiller opinion d’Emmanuel Macron. « C’est une période géniale de ce point de vue. Parce qu’il n’y a jamais eu autant de personnes qui parlent et s’expriment », estime le trentenaire à la carrure d’un troisième ligne de rugby et aux airs de gendre idéal dans un costume sans cravate. « Mais, nous, on capte bien au-delà des posts. C’est une synthèse de plein d’aspects qui se retrouve ensuite dans la note hebdomadaire destinée au président, au secrétaire général et au cabinet. »
C’est en analysant Leboncoin qu’on a vu en premier la chute des véhicules électriques.
Olivier Alexanian, conseiller opinion d’Emmanuel Macron
Depuis 2023, les services du courrier et du standard téléphonique de la présidence ont été rassemblés avec l’analyse des réseaux sociaux, de la presse et des données en accès libre. Aux 300 courriers et appels hebdomadaires s’ajoutent désormais les thèmes les plus recherchés sur Google, les unes et courriers des lecteurs publiés par la presse quotidienne régionale, les vidéos YouTube les plus regardées, les pétitions en ligne et les pages Wikipédia les plus consultées. « C’est en analysant Leboncoin qu’on a vu en premier la chute des véhicules électriques », explique le conseiller.
Et Olivier Alexanian de lister les décisions politiques ou les annonces publiques qui ont été réalisées grâce à cette veille permanente. On lui devrait la panthéonisation de Joséphine Baker – figure très convoquée sur les réseaux –, le remboursement intégral des fauteuils roulants ou encore l’accès gratuit aux préservatifs pour les moins de 25 ans – et non moins de 18 ans comme annoncé initialement. Mais aussi la prise de parole concernant l’Ukraine, justifiée par « l’augmentation impressionnante de courriers inquiets adressés au président à ce sujet ».
Génération agence de communication
Ancien directeur conseil chez Publicis Consultants, Olivier Alexanian est de cette génération Macron qui a appris en agence de communication. Déjà chargé du social listening pendant la campagne présidentielle de 2022, il estime qu’il s’agit du nec plus ultra des outils de décryptage de l’opinion. « On a deux routes devant nous, soit on fait comme les partis et le monde politico-médiatique, qui s’emballent autour des tractations d’éventuelles personnalités qui se voient présidents dans l’indifférence générale du grand public, soit on se met à sérieusement écouter les préoccupations des gens. »
Sans majorité à l’Assemblée nationale depuis la dissolution de juin 2024, avec un gouvernement qui ne répond plus à ses consignes, le président se place aujourd’hui face aux Français, se plaisent à répéter ses proches. Peu importe si les courbes de popularité sont au plus bas, il reste encore deux ans de mandat.
Le constat est là, le vote Rassemblement national ou France insoumise a colorié la carte électorale de nouvelles cassures. La conquête de l’opinion nécessite de renouer avec le « pays réel », comme l’a déjà désigné Emmanuel Macron en 2020. « Nous n’avons même pas droit au cumul des mandats, qui permettait de saisir les tendances de fond, grâce aux retours de terrain », plaide un conseiller du président. Les générations précédentes au pouvoir, celles de François Hollande et Nicolas Sarkozy, ont observé sans s’en saisir les prémices de cet éloignement. La génération Macron, elle, l’a intégré. Le social listening en serait le remède.
Bavure policière
En France, c’est le mouvement des Gilets jaunes qui a été un déclic. Personne n’avait vu venir les manifestations qui ont essaimé à partir de novembre 2018 à deux pas des grilles présidentielles. Et pourtant tout avait commencé sur des groupes Facebook et des boucles Telegram. Il fallait faire plus que la « cellule Internet » de l’époque Hollande.
Un épisode a achevé de démontrer la nécessité de monter une équipe dédiée : en novembre 2020, Emmanuel Macron a été mis au courant de la bavure policière visant le producteur Michel Zecler par un tweet que lui a montré Gérald Darmanin. Quelques semaines plus tard, Nicolas Vanderbiest, un consultant belge qui brillait dans son analyse des réseaux, est mandaté pour réaliser une étude sur l’Élysée et son rapport à Internet. Ses deux cents slides de PowerPoint aux airs d’« Internet pour les nuls » posent les fondations de la future data room.
Antoine Khaitrine et Adrien Krebs, qui avaient déjà été recrutés pour faire de la veille, en ont été les premiers piliers. Alors dans leur vingtaine et pas vraiment dans les codes de l’administration, ils se mettent à « cruncher de la data », autrement dit à analyser des milliers de posts pour en faire sortir des cartographies. Au départ, il s’agit de surveiller les tendances, de rendre quelques rapports.
Des comptes rendus toutes les deux heures
Aujourd’hui, la veille a pris de l’ampleur. C’est devenu un rapport hebdomadaire, sauf lors d’un déplacement du président ou lorsqu’une crise éclate. Là, les comptes rendus pleuvent toutes les deux heures sur les téléphones des conseillers, voire du secrétaire général ou du président lui-même. Il peut s’agir de la mort de Nahel, de la marche sur Moscou de la milice russe Wagner ou d’une allocution présidentielle.
Durant ces coups de chaud, les réactions en ligne sont suivies en temps réel et les courbes de progression de mots-clés scrutées. Avant et après chaque annonce, les analystes moissonnent des milliers de données pour évaluer la perception de l’action présidentielle tout en écoutant les chaînes d’info en continu, premiers relais des polémiques.
« Il faut faire attention, ce n’est pas le volume qui compte, on s’en fiche de ce qui est dit. Ce qui compte, c’est d’identifier qui s’exprime », alerte Florent Lefebvre, spécialiste de l’analyse des données politiques, consulté par l’Élysée. Les rapports sont construits grâce à des mots-clés, puis les données aspirées permettent de construire des nuages. Des petites bulles de couleurs qui créent une géographie numérique. « Damien Rieu, le militant identitaire soutien de Marion Maréchal, est très suivi sur les réseaux, poursuit Florent Lefebvre. Quand il s’empare d’un sujet, il peut le mettre en tendance. Donc la question qu’on doit se poser, c’est de savoir si le thème dépasse le cercle des fidèles déjà convaincus. »
La première chose qu’il faut dire à un politique, c’est de s’éloigner des réseaux sociaux.
Un spin doctor ministériel
Visibrain est le précurseur du social listening à la française. Boulevard Haussmann, au cœur du petit triangle parisien du tertiaire chic, Nicolas Huguenin, le fondateur de cette société créée au début des années 2010, reçoit dans la grande salle de réunion. « L’utilisation de base, c’est de veiller sur la réputation d’une marque, explique le trentenaire, en t-shirt manches courtes et sneakers. Pour les entreprises, la logique est rationnelle. Elles surveillent ce que les clients disent d’elles sur les réseaux sociaux ou bien elles identifient des personnalités en ligne, des “ambassadeurs”, pour les promouvoir. Ça marche, ça donne des résultats. »
« La première chose qu’il faut dire à un politique, c’est de s’éloigner des réseaux sociaux, conseille également un élégant ingénieur reconverti en spin doctor numérique, dans un café, au pied du ministère où il officie. Sinon c’est comme l’attacher au comptoir d’un bar et lui demander de ne pas répondre aux gens qui l’insultent. » C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Emmanuel Macron et les membres les plus exposés de son cabinet ont été équipés de comptes sous pseudos pour éviter de vivre au rythme des attaques ou apostrophes virtuelles, quand ils souhaitent arpenter les plateformes de discussion.
« Mais ces comptes perso ne sont là que pour satisfaire leur curiosité. Le social listening vise justement à leur faire prendre du recul sur ce qu’ils voient ou ce que leur entourage leur montre », explique une petite main de la data room. Pour ce faire, les données ou rapports établis par les ingénieurs de l’Élysée passent par le tamis des conseillers et du cabinet présidentiel.
Un résumé du bruit numérique
Dans l’aile Madame, la partie est du palais de l’Élysée, se trouve une petite antichambre sombre dotée d’une banquette. En face, le portrait d’Emmanuel Macron fixe le visiteur qui patiente. Enfin s’ouvre la porte qui mène à une grande pièce carrée : le bureau de Jonathan Guémas. L’ancienne plume du président et ex-bras droit de Gérard Collomb, feu maire de Lyon, est le patron de la communication depuis début 2024. Deux autres conseillers viennent s’attabler : Bruno Roger-Petit, ancien journaliste chargé de la mémoire, et Olivier Alexanian, de l’opinion. Derrière eux, en arrière-plan, un petit coin salon avec canapé, table basse et fauteuils étroits sur lesquels se tassent les attachés de presse.
Entre deux déplacements, ils passent prendre les consignes du chef, se recroquevillent sur leur téléphone, qu’ils ne quittent jamais. Eux aussi reçoivent dans des boucles Telegram les briefs de social listening. Ils peuvent, s’ils le souhaitent, être tenus informés des publications des journalistes qu’ils suivent, ou obtenir un résumé du bruit numérique d’un sujet avant d’éventuellement s’en saisir.
Qu’importent les critiques
« En fait, il y a deux utilités au social listening, lance le maître des lieux. D’abord, c’est un thermomètre qui permet de prendre la température de cette partie de l’opinion qui s’exprime sur les réseaux. En ce moment, par exemple, on essaie d’évaluer ce que représentent véritablement les ultralibéraux dans l’opinion publique et ce qu’ils pèsent, explique Jonathan Guémas qui fait, par l’assurance qu’il dégage, plus que ses 36 ans. Sa deuxième fonction, c’est d’être un outil de veille. On cherche des actions face aux problèmes mis en avant par ceux qui s’expriment pour trouver des sujets qui rassemblent. Mais, ça, c’est le plus compliqué parce que les réseaux sociaux sont archipélisés. Chaque communauté utilise ses propres canaux et on peut donc de moins en moins s’adresser à tout le monde en même temps. »
À côté de lui, posant finalement son téléphone, Bruno Roger-Petit abonde, tout en formules pour journalistes : « La société du commun de la télévision, c’est terminé. Maintenant, c’est la tribalisation. Et il faut chercher du commun là-dedans. » De quoi donner envie aux conseillers de l’Élysée de « sortir de [leur] bulle ».
Au moment du sommet parisien sur l’intelligence artificielle, en février 2025, le compte TikTok du président a publié une vidéo compilant des deep fakes de lui qui circulaient en ligne – ces trucages générés par IA intégrant son portrait dans des situations prêtant à rire. Le montage a, là encore, suscité une foule de critiques. Qu’importe. « Nous savons que nous avons touché une grosse audience parce que les chiffres montrent qu’on est largement sortis de notre bulle, savoure Jonathan Guémas. Et c’est ça l’objectif. On dit du président qu’il est déconnecté, eh bien justement, l’idée, c’est qu’il ne le soit pas. »